Au « village des enfants gâtés » : la pétition contre un Carrefour City à Paris, symbole de la sécession des riches ? (H.fr-25/07/25)

L’installation d’un Carrefour City prévue fin août sur une coquette placette située au croisement des rues Vavin et Bréa, à la sortie du jardin du Luxembourg, suscite depuis plusieurs mois l’ire des riches et célèbres riverains.
© Lafargue Raphael/ABACA

Alain Finkielkraut, Alain Souchon, Denis Olivennes… La pétition lancée par des riverains du 6e arrondissement de Paris, rassemblant financiers, avocats et célébrités opposés à l’implantation d’un Carrefour City dans leur quartier, a suscité des remous médiatiques. Un cas symptomatique que nous avons décrypté, entre autres, avec la sociologue Monique Pinçon-Charlot.

Par Hayet KECHIT & Clara GAZEL.

Monique Pinçon-Charlot ne cache pas sa gourmandise face au feuilleton médiatique de l’été : « C’est absolument extraordinaire. Tout est là ! » Il faut dire que ce qu’on appelle désormais le « supérette gate » a de quoi fasciner la sociologue, autrice de l’essai Entre-soi. Le séparatisme des riches1, tant cette affaire – qui a pour intrigue une de ces déroutantes croisades dont les Fortunes parisiennes ont le secret – concentre tous les ingrédients d’un phénomène qu’elle n’a cessé, enquête après enquête, de décortiquer.

Tout commence par la médiatisation dans Le Monde d’une pétition lancée au sein du très huppé 6e arrondissement de Paris. L’installation d’un Carrefour City prévue fin août sur une coquette placette située au croisement des rues Vavin et Bréa, à la sortie du jardin du Luxembourg, suscite depuis plusieurs mois l’ire de riches et célèbres riverains.

Une poignée d’entre eux s’est engagée dans un bras de fer avec Jean-Pierre Lecoq, le maire LR du 6arrondissement, qui défend l’installation de la supérette.

Un florilège des paniques morales de la haute bourgeoisie

Un ancien journaliste économique, Bruno Segré, décide de se faire le porte-voix de cette fronde destinée à empêcher coûte que coûte l’ouverture de l’enseigne, en tentant, au détour d’une brocante ou d’une réunion de copropriétaires, de rallier à son combat quelques illustres noms.

Le quotidien dévoile la liste de ce gratin qui a pignon sur médias. Aux côtés de banquiers et autres avocats d’affaires voisinent des célébrités, dont « l’essayiste Alain Finkielkraut et sa femme », « le chanteur Alain Souchon, son épouse et ses deux fils », « l’avocate Sylvie Topaloff », « l’actrice Catherine Frot », « l’ancien ministre Jacques Toubon et la famille Toubon-Deniau » ou encore « l’homme d’affaires Denis Olivennes », énumère Le Monde.

« La démarche de citer les noms a une certaine puissance. Elle fait écho au travail que nous avons mené, Michel (le sociologue Michel Pinçon, son compagnon décédé en 2022, NDLR) et moi car notre but a toujours été de mettre de la chair et du sang sur le squelette de l’exploitation et de la domination de classe sous le système capitaliste », note Monique Pinçon-Charlot.

Et pour cause, au-delà des noms, les propos recueillis sont, aux yeux de la sociologue, un florilège des paniques morales, qui agitent la haute bourgeoisie dès lors qu’elle sent menacé le huis clos de son univers feutré. Peur des jeunes qui viendraient jouer les prolongations au-delà de 22 heures, leur bière à la main, peur de ceux qui viendraient mendier ou de voir « la racaille débarquer ». Au petit Franprix, situé à quelques pas de là, une serveuse du théâtre le Lucernaire, en face de l’enseigne, nous confie pourtant n’avoir jamais assisté au moindre débordement lié à l’installation de ce supermarché concurrent de Carrefour.

Pour d’autres signataires, cette lutte se justifierait par la défense des commerces de proximité, menacés de voir leur clientèle absorbée par ces mastodontes de la grande distribution qui se livrent une lutte féroce pour arracher leur parcelle parisienne. « Cela m’amuse quand même un peu cet argument. Ces mêmes gens qui ont signé la pétition passent parfois une tête pour me dire à quel point ils trouvent ma boutique pittoresque et formidable, mais ne m’ont jamais rien acheté. Alors, leurs larmes de crocodile… », raille un commerçant à deux pas de la place.

« Défense des commerces de proximité »

La députée socialiste de la 11circonscription, Céline Hervieu, qui a également témoigné dans Le Monde parmi les opposants à ce projet, assure pourtant auprès de l’Humanité que le combat est bien celui-là.

Elle atteste que les propos recueillis dans le quotidien ne refléteraient en rien l’esprit de cette mobilisation, attachée avant tout à « la défense de nos commerces de proximité face à ces grands groupes qui prennent déjà beaucoup d’espace dans nos villes » et à la sauvegarde du patrimoine culturel de la capitale car l’enseigne cohabiterait « avec un immeuble remarquable construit par l’architecte Henri Sauvage ».

Des propos d’une tout autre tonalité que ceux relayés par Le Monde, où elle affirmait : « On en a ras le bol d’une forme d’uniformisation. Dans le 6e, on est différent, on a envie de garder nos spécificités, l’aspect culturel de Montparnasse, l’accès au beau, une qualité de vie… Ne pas être dans cette marche forcée », déclenchant une vague de harcèlement, nous confie-t-elle. Elle déplore aujourd’hui de voir ces paroles « sorties de leur contexte » et amalgamées « aux autres verbatims horribles de l’article », qu’elle dit « condamner fermement ».

« Un quartier où le mètre carré est le plus cher de Paris »

Si le combat pour la survie des petits commerces est indispensable, la façon dont il est mené par ces riverains ne s’attaque pas au problème par le bon bout, pointe pour sa part Nicolas Bonnet Oulaldj, adjoint à la maire de Paris, chargé des questions relatives au commerce.

« Il s’agit d’un quartier où le mètre carré est le plus cher de Paris », constate l’élu, selon qui « ces riches riverains devraient plutôt s’interroger sur les raisons à l’origine du fait que les commerces de proximité se cassent la figure dans ces quartiers et ne peuvent s’y maintenir. Sur les raisons pour lesquelles les loyers y sont très chers ».

La question est en réalité rhétorique : « C’est parce qu’en étant prêts à payer plus de 20 000 euros le mètre carré, ces propriétaires participent eux-mêmes à la logique de spéculation immobilière », tranche l’élu. « La première bataille » est donc à ses yeux de continuer « la lutte menée par la municipalité contre l’inflation de cette spéculation immobilière, qu’elle soit sur les bans commerciaux, ou sur les logements ».

« Contrôler leur environnement »

Pas sûr que ce combat-là soit la priorité de la plupart de ces signataires. À commencer par Bruno Segré, à l’origine de la pétition, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, mais qui a présenté l’enjeu dans Le Monde ainsi : « Un sujet de société se joue ici. Notre quartier est en permanence sous la menace de gens qui veulent changer notre écosystème. »

Contacté par l’Humanité, le maire Jean-Pierre Lecoq, au risque de froisser le cœur de son électorat, n’hésite pas à apporter sa propre analyse sur les dessous de cette « croisade médiatique » : « Les habitants du 6e ont l’épiderme sensible. Il arrive quelquefois que les gens qui louent ou achètent cher leur mètre carré – trop cher d’ailleurs – aient quelquefois une tendance à vouloir contrôler leur environnement. »

Et surtout, les gens qui pourraient y pénétrer, selon Monique Pinçon Charlot. À ses yeux, toute l’affaire de ce « village d’enfants gâtés qui croient que tout leur appartient » est résumée par ce cri du cœur lancé par une riveraine anonyme qui a aussi témoigné dans Le Monde. « Les livraisons de Carrefour, à 6 heures du matin, ça va être insupportable. C’est un quartier résidentiel, pas un quartier ouvrier. Il faut tenir compte du biotope, c’est de la sociologie ! »

  1. Entre-soi. Le séparatisme des riches, de Monique Pinçon-Charlot et Gwenn Dubourthoumieu, Pyramyd, 176 pages, 25 euros. ↩︎

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Source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/carrefour/cest-un-village-denfants-gates-la-petition-contre-un-carrefour-city-a-paris-symbole-de-la-secession-des-riches

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/au-village-des-enfants-gates-la-petition-contre-un-carrefour-city-a-paris-symbole-de-la-secession-des-riches-h-fr-25-07-25/

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