Biodiversité marine: « Nous sommes à l’aube de la sixième extinction mais nous pouvons encore agir »(OF.fr-4/11/22-17h23)

Depuis 2013, Nadia Améziane, professeure au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN), dirige la Station marine de Concarneau.

Dans quel état sera la biodiversité marine en 2050 ? Nadia Améziane, cheffe de la Station marine de Concarneau et Guillaume Massé, le directeur adjoint, dresse un tableau sombre de ce qui s’annonce.

Entretien croisé avec Nadia Améziane, cheffe de la Station marine de Concarneau (Finistère), et Guillaume Massé, directeur adjoint.

Le fer de lance de la Station marine est l’étude et la préservation de la biodiversité marine. Où en sera-t-on, en 2050, dans le Finistère ?

Guillaume Massé. Avant de parler de la biodiversité, il faut parler des changements qui vont intervenir au niveau de l’océan. Si les anciens modèles du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) étaient optimistes, ce n’est plus le cas aujourd’hui. La rapidité des changements fait que cela dépasse les prévisions.

Nadia Améziane. En 2050, les prévisions les plus pessimistes prévoient une montée de la température de l’eau aux alentours de 3 °C. Le pH (qui mesure l’acidité ou la basicité d’une solution) aujourd’hui de 8,1, passerait à 7,9, ce qui veut dire que l’océan, y compris au niveau des côtes finistériennes, sera plus acide. Passer de 8,1 à 7,9 semble peu mais cela va énormément perturber les organismes qui ont un squelette calcifié, comme les coraux, les moules, les huîtres, les échinodermes. Cela entraînera de gros problèmes de reproduction notamment au niveau larvaire. Les populations vont diminuer, ce qui, au final, va éroder la biodiversité.

En 2050, les prévisions les plus pessimistes prévoientune montée de la température de l’eau aux alentours de 3 °C— Nadia Améziane, cheffe de la Station marine de Concarneau

De quel ordre sera la montée des eaux ?

N.A. D’ici 2100, la mer pourrait s’élever dans une fourchette située en 29 cm et 1,10 m selon les prévisions du Giec. En 2050, l’élévation pourrait donc être de plus de 50 cm.

G.M. Cette élévation, comme celle de la température, ne sera pas homogène. Au niveau de la température, si l’augmentation est de 1 °C à Concarneau, elle sera plutôt de l’ordre de 7 °C au pôle Nord. Le niveau de la mer pourrait s’élever à plus d’1,50 m dans certaines régions du monde. À d’autres endroits, cette élévation sera moins importante. Si on se replace dans le contexte du Finistère, on peut imaginer que les étangs de Trévignon, à Trégunc, seront plus en contact avec l’océan, et donc inondés d’eau salée. Ce qui bouleverserait cet écosystème particulier.

On parle aussi de la modification des courants qui pourraient avoir un impact sur la biodiversité marine…

G.M.. On ne sait pas encore modéliser ces changements mais on pressent que l’hydrologie de la région (l’étude scientifique de l’eau) risque de changer. Les équilibres au sein de l’océan, y compris les eaux qui bordent le Finistère, seront bouleversés. La circulation océanique sera impactée or ce sont les courants qui font bouger les larves. Cela aura des impacts positifs sur certaines espèces et négatifs sur d’autres.

« Doit-on nous aussi souffrir pour qu’enfin, nous nous décidions à agir ? » s’interroge Guillaume Massé, directeur adjoint de la Station marine de Concarneau.

Ces changements peuvent-ils modifier les écosystèmes en profondeur ?

G. M. Quand on parle de biodiversité, on parle aussi d’écosystèmes. Ces derniers seront de toute façon perturbés Au niveau des larves en général, cela va impacter leur métamorphose en juvénile.

N.A. Quand on enlève une espèce d’un réseau trophique (ensemble de chaînes alimentaires reliées entre elles au sein d’un écosystème), c’est l’ensemble du réseau qui est modifié. Un exemple très simple. Avec l’élévation de la température des eaux, la composition du plancton va changer. C’est ce que l’on constate déjà. Le copépode, un petit crustacé, est en train de migrer vers le nord. Il est mangé d’une part par les saumons mais surtout par les larves de morues. Comme il n’y a jamais de vide dans un réseau trophique, une autre espèce va prendre sa place. Cette autre espèce qui arrive n’est pas du tout assimilée par les larves de morues. Cela veut dire qu’actuellement, malgré les quotas de pêche, on ne retrouvera pas de morues en grande quantité au large de nos côtes car elles migrent vers le nord à cause de ce copépode. D’où l’importance de chaque espèce dans chaque réseau trophique. Il manque une brique au montage ? Il y a un résultat en cascade.

Selon Nadia Améziane : « Malgré les quotas de pêche, on ne retrouvera pas de morues en grande quantité au large de nos côtes car elles migrent vers le nord à cause du copépode », un petit crustacé, dont se nourrissent les larves de morue (ou cabillaud).

Quid des rorquals échoués dans la baie d’Audierne et des nombreux dauphins repérés dans le port de Concarneau ?

N.A. L’érosion de la biodiversité est multifactorielle. Elle est due au dérèglement climatique, aux pollutions, à la fragmentation des habitats, à la surexploitation de la ressource, à la compétition entre les espèces, bref elle est imputable en grande partie à l’action de l’homme. Les rorquals ? Cela peut être lié à des problèmes d’acoustique en mer, à des pollutions, à des maladies. Le réchauffement des eaux amène de nouveaux pathogènes. Lorsqu’il y a des épisodes d’eau chaude, nous avons des mortalités massives d’organismes d’une part parce qu’ils ne peuvent pas réagir à ces hausses de température et d’autre part parce qu’ils ne sont pas adaptés à ces pathogènes.

Lorsqu’il y a des épisodes d’eau chaude,nous avons des mortalités massives d’organismes— Nadia Améziane, professeure au Muséum national d’Histoire naturelle

Les algues sont-elles aussi en danger ?

N.A. D’après les résultats de la Station, la Laminaria digitata, l’algue brune exploitée en Bretagne, est en danger à cause de l’augmentation de température. Elle est en train de migrer vers le nord. Elle est remplacée par une autre algue brune. Le problème est qu’on ne sait pas si les écosystèmes entretenus par la Laminaria digitata vont s’adapter à cette nouvelle espèce.

La Laminaria digitata, l’algue brune exploitée en Bretagne, est en danger à cause de l’augmentation de température.

Avec quelles conséquences ?

N.A. Prenons l’exemple des zostères (herbes marines). Elles sont également en danger or ce sont des zones de frayères pour les poissons et les mollusques. Si elles disparaissent, nous n’aurons plus de juvéniles et donc plus d’adultes. Ou très peu, amenées par les courants mais dont le nombre sera insuffisant pour entretenir une population. Et si la population n’est pas suffisamment importante, à terme, l’espèce disparaît du milieu où elle est.

Le rapport Planète Vivante 2022 du WWF (Fonds mondial pour la nature) dit que près de 70 % de la faune sauvage sur terre a disparu depuis ces cinquante dernières années. Ces chiffres peuvent-ils être appliqués à la faune marine ?

G.M. C’est plus compliqué d’évaluer les pertes au niveau marin car l’océan est moins accessible. Et puis il a une certaine inertie par rapport au milieu terrestre. La hausse des températures, comme cet été, se ressent moins dans l’océan. La température de l’eau a augmenté mais beaucoup moins abruptement que sur terre. Cependant, le Giec, à l’heure actuelle, nous dit qu’en ce qui concerne le climat et la biodiversité, on a passé sept points de rupture sur les neuf qui ont été identifiés. Les points de rupture, c’est comme si on montait en haut d’un escalier et qu’après il n’y a plus rien. On tombe.

La Station marine de Concarneau, créée en 1859 par Victor Coste, professeur au Collège de France et médecin de l’impératrice Eugénie, est la plus ancienne au monde encore en activité. Une cinquantaine de scientifiques y travaillent aujourd’hui.

Quels impacts ont les espèces invasives ?

N.A. C’est une autre cause importante de l’érosion de la biodiversité. L’invasion des espèces biologiques est notamment due au trafic maritime. On estime qu’avec les eaux de ballast, douze millions de tonnes d’eau sont transportées par an dans le monde, et sept mille espèces déplacées. Comme la sargasse, les crépidules ou le crabe vert de nos côtes qui est remplacé par deux autres crabes qui viennent d’Asie.

G.M. La sargasse qu’on trouve sur nos côtes a tendance à remplacer les laminaires. Elle trouve ici un endroit qui lui est favorable. Elle explose en termes de nombre. Comme l’huître japonaise qui a été introduite pour remplacer certaines huîtres que nous n’arrivions plus à cultiver chez nous. Cette huître a tendance à coloniser les rochers de nos côtes. Ce sont des événements abrupts qui bouleversent nos écosystèmes jusqu’à ce que ces derniers retrouvent un certain équilibre. Mais en même temps, plus il y a de bouleversements, plus les écosystèmes sont fragilisés et plus ils ont du mal à retrouver l’équilibre.

Les requins voient leur population diminuer.

D’où la nécessité que les scientifiques soient des sentinelles actives de l’étude et de la protection de la biodiversité…

N.A. Qu’ils soient entendus surtout, mais je ne suis pas sûre qu’ils le soient. D’un certain public oui. Mais pas forcément des décideurs. Nous sommes à l’aube de la sixième extinction. Nous avons des « warnings » qui nous disent qu’on en prend le chemin. Mais nous avons encore la possibilité d’agir. Car l’érosion de la biodiversité se fait avant la disparition des espèces. Elle commence quand il y a des chutes de populations. Comme actuellement pour les mammifères marins, les requins ou les raies. Quand leur population devient trop faible, l’espèce est incapable de survivre. En 2015, 33 % des poissons marins qui ont été exploités l’ont été à des niveaux non durables dans le monde entier. C’est énorme.

G.M. La biodiversité de l’océan est tellement peu explorée que de nombreuses espèces, jamais rencontrées, disparaissent sans que l’on se rende compte. C’est dramatique. On sous-estime ce qui s’en va. Les chiffres de la perte de biodiversité sont sans doute bien pires que ceux qui sont annoncés.

La biodiversité de l’océan est tellement peu explorée que de nombreuses espèces,jamais rencontrées, disparaissent sans que l’on se rende compte.— Guillaume Massé, directeur adjoint de la Station marine de Concarneau

Pourquoi l’humanité tarde-t-elle tant à réagir ?

N.A. L’Homme a juste oublié une chose : c’est un être vivant dans un écosystème, or, souvent, il se considère comme en dehors de cet écosystème. Forcément, quand on ne s’implique pas dans un système, on ne voit pas les conséquences de ses actions et surtout on ne fait pas d’effort pour changer les choses.

G.M. Il faut prendre conscience que les ressources ne sont pas inépuisables. La planète ne peut continuer à supporter une telle pression. Si cette pression continue, le système va changer et ce n’est pas sûr qu’il soit bon pour l’humanité. C’est important que l’homme considère qu’il fait partie de ce tout et qu’il n’est pas au-dessus. Il ne le dompte pas. Il faut retrouver un équilibre qui soit viable. L’homme doit être une espèce parmi les autres espèces et contribuer à la préservation de tous ces équilibres physiques et biologiques.

Quelle visibilité ont les scientifiques sur notre futur ?

N.A. Ce que l’on sait, c’est que ça bouge. Et très vite. C’est la première fois, depuis qu’il y a du vivant sur la terre, que les évènements bougent à cette vitesse. Du coup, nous sommes incapables de modéliser parce que justement nous n’avons aucun référentiel. On ne sait pas ce que va donner. C’est multifactoriel. A priori, cela ne va pas dans le bon sens.

C’est la première fois, depuis qu’il y a du vivant sur la terre,que les évènements bougent à cette vitesse— Nadia Améziane, professeure au Muséum national d’Histoire naturelle

Que faut-il faire ?

N.A. Il faut se donner les moyens de ralentir et de restaurer ce qui peut l’être. Les scientifiques sont des lanceurs d’alerte. On propose un certain nombre de solutions comme imposer plus de quotas, créer des aires marines protégées ou éviter la fragmentation des habitats. Avoir donc une vraie politique territoriale. Une vraie politique des pêches. Mais aller plus loin est au-dessus de nos compétences. Après c’est au politique, au citoyen, de prendre en main son destin. Sans oublier les ONG qui sont là pour faire bouger les lignes.

Êtes-vous inquiets ?

N.A. Nous sommes inquiets pour l’Homme. Si tout s’effondre, il restera des scorpions.

G.M. Le système va être bouleversé mais il va s’adapter. Il y aura peut-être d’autres systèmes qui vont prendre le dessus. Dans les écosystèmes marins, on a l’image du poulpe. Serons-nous dans un monde de poulpes dans le futur ? On en a fait des films. S’achemine-t-on vers ces scénarios-là ? Peut-être. Je n’en sais rien. Mais si on ne prend pas garde, c’est peut-être cela qui risque d’arriver.

Catherine GENTRIC

source: https://www.ouest-france.fr/environnement/finistere-en-2050-nous-sommes-a-l-aube-de-la-sixieme-extinction-mais-nous-pouvons-encore-agir-ca2fc6d6-5b7d-11ed-b6e6-f63b47634c9e

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