
Dans son projet de loi de finances 2025, le gouvernement Barnier feint de s’attaquer aux rémunérations des plus fortunés, mais sans s’en donner les moyens. Les milliardaires passeront quoi qu’il arrive entre les mailles du filet.
Par Cyprien BOGANDA.
On aura tout vu. Michel Barnier, pilier de la droite française qui hante les allées du pouvoir depuis Georges Pompidou – il officiait déjà comme chargé de mission ministériel en 1973 –, est en passe de déborder Emmanuel Macron par sa gauche. « Je ne pensais pas voir un jour Barnier jouer les Che Guevara, s’amuse un député centriste. Un libéral de toujours qui milite pour des hausses d’impôts, ce n’est pas banal. »
La référence au révolutionnaire cubain est très excessive : le premier ministre a simplement déclaré sa volonté de faire contribuer les plus riches au budget 2025, dont l’examen a démarré à l’Assemblée nationale le 21 octobre, afin de rendre socialement acceptables les salves d’économies programmées par ailleurs. Cela a suffi à émouvoir les hiérarques macronistes, allergiques par principe à toute hausse d’impôt pour les plus fortunés.
Les plus aisés rassurés
Mais la croisade fiscale manque, pour l’instant, du souffle nécessaire pour faire trembler les murs des hôtels particuliers de Neuilly. « Il y a eu beaucoup d’inquiétudes chez les plus aisés au moment des dernières élections législatives, avec le programme du Nouveau Front populaire (NFP), raconte un familier des gros patrimoines. Cette peur est retombée après la nomination d’un premier ministre non issu du NFP. Pour ce qui est du budget 2025, c’est surtout l’attentisme qui domine, teinté d’une certaine perplexité, bien plus qu’un mouvement de panique : il n’y a pas encore de files d’attente dans les aéroports ! »
Même sérénité affichée par une avocate fiscaliste travaillant pour un grand cabinet parisien : « Je n’ai pas enregistré de pic d’activité ces derniers jours. Mes clients attendent surtout de savoir à quelle sauce ils vont se faire manger et ne manifestent aucune précipitation. Aucun ne souhaite partir à l’étranger. »
Plus on gagne, moins on paye
Pour le comprendre, il faut se pencher sur le dispositif phare du budget 2025 visant à alourdir la fiscalité des plus riches : l’instauration d’une contribution différentielle sur les hauts revenus (CDHR), qui garantit simplement que les foyers déclarant plus de 250 000 euros de revenus annuels pour une personne seule, et 500 000 euros pour un couple, ne pourront pas descendre sous la barre des 20 % de taux d’imposition.
« Pour mémoire, un contribuable gagnant 90 000 euros par an (soit 7 300 euros net par mois) est aujourd’hui imposé à hauteur de 20 %, sans défiscalisation, souligne David Boilet, de Solidaires direction générale des finances publiques (DGFIP). On veut nous faire croire que les plus fortunés vont consentir à un gros effort en étant imposés à ce taux, c’est une vaste blague ! »
Au passage, il est fort possible que le rendement espéré par le gouvernement (2 milliards d’euros par an) soit largement surévalué, dans la mesure où la taxe ne concernerait qu’un peu plus de 20 000 personnes, selon Bercy. En effet, on sait, grâce aux travaux de l’Institut des politiques publiques, qu’en France, le taux d’imposition devient régressif au-delà de 600 000 euros de revenus économiques annuels – plus on gagne, moins on paye –, jusqu’à ne représenter que 2 % du revenu pour les 378 ménages les plus aisés.
Mais il s’agit par définition d’un tout petit nombre d’individus. « Je suis très sceptique quant au rendement annoncé, insiste Vincent Drezet, fiscaliste et membre d’Attac. Selon nos estimations, nous arrivons plutôt à 400 millions d’euros au total, à partir des statistiques publiques disponibles. Je veux bien admettre que Bercy dispose de données que nous n’avons pas. Mais je n’exclus pas l’hypothèse d’une surestimation volontaire par le pouvoir politique, pour donner l’impression qu’on s’attaque vraiment aux plus hauts revenus. »
Les coups de balai du RN
Les chiffres semblaient encore plus farfelus dans la version initiale du texte, car le gouvernement avait discrètement intégré une quinzaine de niches fiscales destinées à réduire le revenu déclaré par les contribuables concernés – pour l’essentiel des abattements accessibles aux chefs d’entreprise et/ou aux actionnaires. Les équipes du député Charles de Courson (Liot) ont cependant levé le lièvre dès l’examen en commission et rédigé un amendement destiné à « réparer » l’assiette du dispositif, amendement voté cette semaine à l’Assemblée.
Depuis quelques jours, plane également dans l’Hémicycle la menace d’un alourdissement du prélèvement forfaitaire unique (PFU ou flat tax), de 30 % à 33 %, voire 37 %. La flat tax, c’est un peu la vache sacrée du macronisme, la conquête sociale des riches : ce forfait s’appliquant aux revenus du capital a considérablement allégé la feuille d’impôts des plus aisés, dont l’essentiel des revenus est composé par définition de titres financiers.
Le centriste Jean-Paul Matteï avait initié une timide hausse du PFU, mais l’amendement adopté en commission des Finances a finalement été balayé cette semaine, avec l’appui bienveillant du Rassemblement national (RN), défense des « petits porteurs et des chefs d’entreprise » oblige. « On a parfois tendance à oublier que, dans « extrême droite », il y a « droite », raille l’insoumis Éric Coquerel, également président de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. Il y a toujours une vieille ligne très libérale au RN, incarnée jadis par Jean-Marie Le Pen et aujourd’hui par Jordan Bardella. »
Optimisation fiscale à tout va
La gauche compte cependant remettre le sujet sur la table lors de la suite des discussions, tout en plaidant carrément pour la suppression du PFU. Un simple relèvement ne dérangerait probablement pas beaucoup les plus riches. « Même à 37 %, vous restez sous la barre des 45 % de la tranche marginale d’imposition sur les revenus, observe Philippe Crevel, économiste spécialiste du patrimoine. Honnêtement, je n’imagine pas un exode fiscal massif pour y échapper. »
Avocat fiscaliste, Thomas Carbonnier juge néanmoins plausible l’hypothèse de départs ciblés. « Si on relève le PFU, certains dirigeants de multinationales enverront certainement leurs enfants prendre la tête d’une filiale dans des pays européens à la taxation plus douce, comme l’Irlande, la Belgique ou le Luxembourg, ironise-t-il. Et puis, le climat irlandais forge le caractère, j’imagine… »
Une chose est sûre, les ultrariches, qui disposent d’un bataillon d’experts en optimisation fiscale, passent toujours entre les gouttes. « Aujourd’hui, ils échappent à l’impôt via des holdings personnelles ou encore des mécanismes de démembrement de leur patrimoine », martèle Nicolas Sansu, député communiste, qui estime ainsi les hausses d’impôts prévues dans le budget largement contournables.
En effet, les milliardaires contrôlent bien souvent leurs entreprises via des holdings patrimoniales, qui encaissent des dividendes non soumis à l’impôt sur les sociétés (IS) grâce à plusieurs niches fiscales. L’une des plus connues est le régime « mère-fille », destiné en principe à empêcher la double imposition (les dividendes sont versés par des filiales qui ont déjà été taxées par l’IS).
Une fois versés, ces dividendes devraient en principe être taxés au titre de l’impôt sur le revenu, mais les plus riches disposent d’une arme imparable pour diminuer leur revenu taxable : il leur suffit de financer leur train de vie par le biais de leurs holdings. « Les ultrariches détiennent directement et indirectement des sociétés qui sont elles-mêmes propriétaires de leurs résidences, yachts et autres jets privés », glisse Vincent Drezet.
Toujours une voie de sortie
Conclusion sans appel de Thomas Carbonnier : « Bernard Arnault sera moins affecté par le PLF que la classe moyenne ! Il peut aisément moduler sa rémunération (salaires et dividendes) et vivre avec « seulement » 100 000 euros par an. »
À la DGFIP, les fonctionnaires chargés de surveiller les contribuables les plus fortunés lâchent un soupir d’agacement quand on leur parle du budget 2025. « Les ultrariches auront toujours les moyens d’échapper aux hausses d’impôts, affirme cette contrôleuse fiscale. Du moins tant qu’ils pourront loger leurs avoirs dans des cascades de sociétés écrans. Et les dissimuler, si besoin, dans des « territoires non coopératifs », comme Dubai ou certains pays asiatiques. »
La contrôleuse signale au passage que la DGFIP a été amputée de 34 000 postes depuis 2009… et que Michel Barnier n’a, pour l’instant, pas prévu de recruter.
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