« Ça aurait pu être nous » : à Clichy-sous-Bois, la génération d’après vit dans l’ombre de Zyed et Bouna (StreetPress-27/10/25)

Pour les vingt ans du décès de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un transformateur EDF, StreetPress est allé à Clichy-sous-Bois pour comprendre comment ce tragique événement a façonné la vie des jeunes du quartier.

Par Romane Lizée et Nnoman Cadoret.

Quartier Chêne Pointu, Clichy-sous-Bois (93), 6 octobre 2025 – « Ça a marqué tout le monde, même ceux qui, comme moi, n’étaient pas nés. » Casquette Gucci enfoncée, Junior, 19 ans, trace en direction de la maternelle pour chercher sa petite sœur. La grille de l’école se trouve dans l’allée Zyed Benna et Bouna Traoré, renommée ainsi en 2015, en hommage aux adolescents électrocutés dans un transformateur EDF lors d’une course poursuite avec la police le 27 octobre 2005. Sur le panneau, deux minuscules étiquettes ont été collées a posteriori pour rappeler leurs dates de naissance : « 1988 » et « 1990 ».

https://backend.streetpress.com/sites/default/files/1_-_stele_commemorative_.jpgDix ans après la disparition de Zyed et Bouna, en 2015, une stèle mémorielle a été installée dans l’allée du collège où ils étaient scolarisés. / Crédits : Nnoman Cadoret

Au bout de l’allée, se trouve le collège Robert Doisneau où les deux jeunes étaient scolarisés. Aujourd’hui, les élèves de l’établissement passent tous les jours devant une stèle mémorielle — installée elle aussi en 2015. Junior a grandi juste à côté, dans une des grandes barres dépouillées du quartier du Chêne Pointu, à côté de la galerie marchande, qui doit bientôt être démolie. Il reprend avec un haussement d’épaules :

« Ça fait partie de l’ADN de la ville. Tout le monde partage le chagrin des proches. »

Vingt ans après la disparition de Zyed et Bouna, il y a toujours chez les habitants du quartier une réserve à l’idée de parler à la place des familles. Parfois les langues se délient, preuve que la mémoire des deux ados façonne la nouvelle génération : leur histoire est tantôt brandie comme un contre-exemple pour apprendre à « éviter les problèmes », tantôt perçue comme une identité embarrassante — celle d’une banlieue « violente » ayant connu les révoltes les plus importantes en France depuis Mai 68. Après leurs morts, s’en étaient suivies trois semaines de heurts, un état d’urgence, 2.921 personnes interpellées et trois morts parmi la population.

https://backend.streetpress.com/sites/default/files/4_-_11zon.jpgSur le panneau, également installé en 2015, deux étiquettes ont été collées a posteriori pour rappeler leurs dates de naissance : « 1988 » et « 1990 ». / Crédits : Nnoman Cadoret

Une image déformée qui continue de leur coller à la peau — en témoigne le film « Les Misérables » (2019) de Ladj Ly, tourné dans le quartier, nommé 11 fois aux Oscars, qui reste « trop cliché » pour certains jeunes locaux. En même temps, chez tous et toutes, la mort tragique de Zyed et Bouna laisse une marque indélébile dans les esprits, symbole d’une injustice qui pousse à vouloir « faire bouger les choses ».

« On en parle très peu à l’école »

« C’était des jeunes comme nous et au lieu de grandir, de faire leurs projets, ils sont morts pour une histoire futile. » Sac sur l’épaule, Nina, 16 ans, rentre du lycée. Elle a grandi à Clichy-sous-Bois, comme sa mère. Elle explique :

« C’est elle qui m’a parlé de ce drame, la peine des proches, la colère exprimée dans les émeutes… La peur aussi que je sorte de chez moi. »

Son amie Roukia, 16 ans, est arrivée il y a deux ans d’Aubervilliers (93) pour s’installer à Clichy-Montfermeil avec ses parents. Elle raconte avoir découvert, comme d’autres ados interrogés, la disparition de Zyed et Bouna sur TikTok où, chaque année, à l’approche de la commémoration, circulent des vidéos pour rappeler l’affaire :

« En mode, ça pourrait vous arriver. »

« Quand on sort de Clichy-sous-Bois, on nous renvoie toujours à Zyed et Bouna », s’étonne Wassila, 20 ans. Elle a passé son enfance à « la pama », comme on dit ici pour parler du « parc de la mairie » dans le bloc blanc à rayures orange, où habitait la famille de Bouna. Zyed vivait en face dans la tour Rabelais, au Chêne Pointu. « Mais ici, j’ai l’impression qu’on n’en parle qu’au moment de la commémoration », poursuit-elle.

« Le reste de l’année, on en parle très peu entre nous et à l’école, alors qu’il faudrait faire de la prévention par rapport à la police ou aux rixes. »

Sur le chemin de Clichy-Montfermeil, à la cité des Bosquets, la fresque des « Chroniques de Clichy-Montfermeil » s’efface peu à peu, telle une mémoire guère entretenue. Cette œuvre de 36 mètres de long a été réalisée en 2017 par JR, artiste urbain et enfant du quartier, en hommage à Zyed et Bouna. Par petites touches, entre les écailles de papier, quelques visages sont reconnaissables parmi les 750 portraits regroupés.

https://backend.streetpress.com/sites/default/files/9_-_11zon.jpgLongue de 36 mètres, la fresque des « Chroniques de Clichy-Montfermeil », réalisée en 2017 par JR, regroupe 750 portraits. / Crédits : Nnoman Cadoret

« Il y en aura d’autres, encore et encore »

Youssouf, 18 ans, dévale la rue avec son pote Mamadou, ballon sous le bras, direction le gymnase pour un match de foot. En 2024, ils faisaient partie de l’équipe qui a gagné le tournoi annuel organisé en hommage à Zyed et Bouna. « Encore hier soir, on a été contrôlés, c’est un pressing ici », dénonce Mamadou. Il reprend :

« La police nous a menacés d’une amende pour squat de hall… dans le hall du bâtiment où l’on habite ! »

https://backend.streetpress.com/sites/default/files/10_-_jeunes_habitants_du_quartier_11zon.jpgYoussouf (à gauche de l’image), 18 ans, avec son pote Mamadou (en tee-shirt rouge sur l’image) ont participé au tournoi annuel organisé en hommage à Zyed et Bouna en 2024. / Crédits : Nnoman Cadoret

https://backend.streetpress.com/sites/default/files/16_-_2_11zon.jpgChaque année, un tournoi de foot en hommage à Zyed et Bouna est organisé par les familles et les proches. / Crédits : Nnoman Cadoret

Ils ont grandi dans les tours jaunes du quartier Bois du Temple, à Clichy-sous-Bois. Là-bas, au moment des patrouilles, il n’est pas rare que des œufs ou un micro-onde ripent des fenêtres.

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Dans leur esprit, le souvenir de l’affaire reste intact. « On a conscience de ce qu’il s’est passé depuis nos 12 ans, on en parle souvent avec mes frères », retrace Mamadou. « J’ai lu beaucoup d’articles sur le procès, notamment quand les policiers ont été relaxés. » En 2015, le tribunal n’a pas retenu les charges de non-assistance à personne en danger pour lesquelles les deux policiers étaient poursuivis. Une décision confirmée en appel en 2016. Youssouf se dit « dégouté » :

« Vous vous souvenez de la phrase qu’ont dit les policiers quand ils ont sauté dans la décharge ? “Je ne donne pas cher de leur peau.” Ils les ont poussés à la faute. »

« Ça ne va rien changer, il y en aura d’autres, encore et encore », lance Mamadou, 21 ans, le visage sombre. Il parle de Nahel Merzouk, 17 ans, tué par les policiers d’un tir à bout portant en juin 2023 à Nanterre (92), et d’Adama Traoré, 24 ans, décédé après un plaquage ventral des policiers en 2016 à Beaumont-sur-Oise (95). La disparition de Zyed et Bouna a nourri une représentation particulière des forces de l’ordre. « Y a de la haine, forcément », poursuit Mamadou en poussant la porte d’entrée d’un immeuble. Sur la façade, au-dessus des vitres explosées ou, dans le meilleur des cas, rafistolées au scotch, est écrit en espagnol : « Plata o plomo. » « De l’argent ou du plomb », référence aux cartels mafieux. Mamadou ajoute :

« On a tous retenu la leçon : faut pas courir quand y’a la police. »

« Redonner de l’espoir »

« Cette histoire, ça nous rappelle que ça aurait pu être nous, que d’un coup, on pourrait ne plus avoir d’avenir », martèle Assia (1), 21 ans. « Mais les jeunes ne devraient pas s’empêcher de rêver à cause de ce drame. » D’origine marocaine, elle qui a grandi aux Bois du Temple, n’en peut plus des clichés pesant sur son quartier depuis les événements de 2005.

https://backend.streetpress.com/sites/default/files/21_-_chene_pointu_11zon.jpgEn décembre 2024, Clichy-sous-Bois a été classée parmi les dix communes de plus de 20.000 habitants les plus pauvres de l’Hexagone par l’Observatoire des inégalités. / Crédits : Nnoman Cadoret

Elle détaille : les politiciens qui ne viennent qu’en période de campagne, les journalistes qui ne se pointent qu’une fois par an pour remuer le souvenir de Zyed et Bouna, ses copines qui ne finissent jamais leurs études — « la seule qui a eu son BTS, on l’appelle “docteure“ ! » —, les formateurs qui demandent de gommer « Clichy » sur le CV pour lui préférer « Île-de-France », les recruteurs qui se donnent l’air de « faire une fleur » en embauchant des jeunes Clichois…

https://backend.streetpress.com/sites/default/files/23_-_11zon.jpgQuartier du Chêne Pointu, à Clichy-sous-Bois, où vivaient les deux adolescents. / Crédits : Nnoman Cadoret

En décembre 2024, Clichy-sous-Bois a été classée parmi les dix communes de plus de 20.000 habitants les plus pauvres de l’Hexagone par l’Observatoire des inégalités. Assia attend quelques améliorations avec le grand plan de réhabilitation urbaine entamé en 2015, bien qu’elle doute que les problèmes structurels soient complètement résolus :

« Ici, quand on demande aux petits ce qu’ils veulent faire plus tard, ils répondent “éboueurs” ou “facteurs”. Quand je leur demande pourquoi, ils disent : “Parce que c’est plus facile.” Mais faut leur redonner de l’espoir. »

« On nous tape dessus alors qu’on a besoin qu’on nous tende la main », abonde Anna (1), 24 ans. L’étudiante en Arts a fait des études à Clichy-sous-Bois, avant de se frotter aux écoles parisiennes. « C’est là que j’ai commencé à prendre conscience des discriminations qu’on subit nous, jeunes des quartiers populaires. » Elle a rejoint en 2023 le média local et participatif L’Étincelle avec l’envie de tendre le micro à la jeunesse des banlieues :

« Zyed et Bouna, c’est notre histoire à tous. »

(1) Le prénom a été changé.

Cette année, le tournoi de foot en hommage à Zyed et Bouna organisé par les familles et les proches aura lieu le 2 novembre au gymnase Armand Desmet, boulevard Gagarine, à Clichy-sous-Bois.

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Source: https://www.streetpress.com/sujet/1761563844-clichysousbois-generation-peur-discriminations-zyedbenna-bounatraore-iledefrance-mortspolice-police-jeunesse

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