Carmat et ses cœurs artificiels placés en redressement judiciaire : des salariés dans l’angoisse et des centaines de patients en danger (H.fr-22/07/25)

Carmat produit un cœur artificiel unique au monde qui réplique l’organe humain.
© Ayoub Benkarroum / Réa pour l’Humanité

Placée en redressement judiciaire, la société française produisant un cœur électromécanique, fruit de trente ans de recherche, pourrait disparaître. Inconcevable pour les salariés comme pour les malades ne disposant parfois pas d’alternatives thérapeutiques de court terme.

Par Cécile ROUSSEAU.

« En France, quand on fait quelque chose, ça devient souvent iconique », lance une voix off en anglais avec un fort accent français. Dans cette vidéo de Choose France conçue pour appâter les investisseurs, on croise pêle-mêle le Mont-Saint-Michel, Marie Curie, le Concorde, etc. Et entre deux squelettes radiographiés s’embrassant, un cœur artificiel Aeson de Carmat qui bat la chamade.

Au milieu de ce florilège de patrimoine kitsch et d’innovations, le palpitant électromécanique, destiné aux victimes d’insuffisance cardiaque sévère en attente de greffe, est pourtant à bout de souffle. Depuis le 1er juillet, l’entreprise produisant ce modèle, parfois unique espoir pour sauver temporairement certains malades, est placée en redressement judiciaire.

Le processus d’appel d’offres pour des repreneurs de cette société dont le nom est une contraction de celui du professeur Alain Carpentier, qui a inventé la prothèse, et de Matra Défense, qui a contribué à son développement dans les années 1990, est ouvert jusqu’au 31 juillet.

Alors que des entreprises ou des fonds étrangers pourraient lorgner la pépite en détresse, le soutien du gouvernement n’a pas dépassé le stade du spot promotionnel. « C’est un peu comme la chanson de Dalida : J’attendrai le jour et la nuit, mais aucun signe ne vient » de leur part, constate Stéphane Piat, le directeur général de Carmat. « Emmanuel Macron a pourtant déclaré que la France devait être souveraine et innovante en termes de santé. On veut des champions français mais on ne s’en donne pas les moyens ! »

Quand la BPI saborde son investissement

Pire, le 7 juillet, sur BFMTV, Nicolas Dufourcq, le patron de la Banque publique d’investissement (Bpifrance), n’avait pas hésité à tirer sur l’ambulance. « C’est malheureux, mais Carmat, on n’y a jamais cru, a-t-il lâché, parce que le cœur est trop gros, parce que la taille du marché était complètement surestimée. » De quoi faire bondir son dirigeant et chuter l’action en Bourse de 30 %.

« Ce qu’il a dit est inacceptable, dénonce Stéphane Piat. On n’avait pas besoin de se prendre un coup de rame. La BPI a pourtant investi deux fois ! 33 millions d’euros en 2008 et 17 millions en 2016. Quant à la taille du marché, on estime que 100 000 personnes pourraient être traitées avec ce cœur artificiel et que nous serons profitables au bout de 500 implantations, soit d’ici quatre à cinq ans. »

En attendant, ces difficultés économiques ont des répercussions concrètes pour les patients. Les interventions programmées ont été mises en pause. « En ce moment, des personnes sont en train d’être condamnées », alerte le directeur général.

Avec seulement 400 greffes de cœur en 2024 pour plus de 1 000 malades sur liste d’attente active, Carmat donne un espoir à ces patients sur le fil. Comme le confirme la docteure Anne-Céline Martin, responsable de l’unité médico-chirurgicale d’insuffisance cardiaque sévère (Umics) à l’hôpital européen Georges-Pompidou, où neuf opérations ont été réalisées avec succès.

« Depuis trois semaines, nous avons suspendu les implantations, s’alarme-t-elle. Des patients se dégradent alors que la prothèse aurait pu être une option pour eux. Ce cœur artificiel qui s’autorégule et mime la physiologie cardiaque n’a pas d’équivalent. Je n’arrive pas à croire qu’un problème financier puisse nous priver d’une telle alternative thérapeutique. »

Une série d’erreurs stratégiques

Dès 2010, des erreurs stratégiques, comme l’entrée trop rapide en Bourse de l’entreprise (dont le capital actuel est flottant et composé à 36 % de deux fonds familiaux), avaient mal embarqué le navire. « C’était une mauvaise idée de promettre des bénéfices pour 2016 car totalement impossible », souligne Stéphane Piat arrivé plus tard aux manettes. « J’assume aussi d’avoir fait des erreurs », explique-t-il sans toutefois préciser lesquelles. Malgré 122 patients implantés, une soixantaine d’appareils partis à l’étranger, la rentabilité n’est toujours pas au rendez-vous.

Si 7 millions d’euros de chiffre d’affaires ont été réalisés en 2024, 35 millions d’euros à douze mois auraient été nécessaires pour sortir de l’ornière. Un crowdfunding avait même été lancé pour éviter la cessation de paiements. « 550 millions d’euros ont été levés depuis le début. Rien qu’en deux ans, il y a eu cinq levées de fonds, c’est épuisant. Mais avec l’actualité, comme la guerre en Ukraine, les banques n’investissent plus », constate le directeur général.

Alors que l’Europe n’avait consacré que 2,12 % de son PIB à l’innovation en 2022 contre 3,56 % pour les États-Unis, il déplore « qu’il n’y ait pas de capitaux pour cela en France, encore moins pour une innovation de rupture dans le domaine médical. Nous ne faisons pas d’intelligence artificielle qui capte tous les financements ! » Le temps des expérimentations à budget quasi illimité est révolu. Quand Alain Carpentier parla de son projet à Jean-Luc Lagardère, alors PDG de Matra Défense, ce dernier mit des dizaines d’ingénieurs à sa disposition entre 1996 et 2008, date de création de Carmat, pour concevoir les premiers prototypes.

Un crève-cœur pour les salariés

La cessation de paiements est d’autant plus dure à avaler que les fruits de trente ans de recherche commençaient à être récoltés. Si des décès de patients entre 2013 et 2016 en phase de test avaient assombri le projet, selon la société, le modèle actuel n’a que 2 % de défaillances à un an. Outre une pause en 2021 pour des problèmes de qualité, depuis l’obtention de la norme CE en 2020, l’activité avait connu un bond. L’essai clinique Eficas amorcé en 2022 avait permis d’implanter 55 personnes, plus que ce qui était prévu.

La publication de ces résultats fin 2025 aurait pu permettre le remboursement de la prothèse d’une valeur d’environ 200 000 euros par la Sécurité sociale. Sans attendre, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) avait d’ailleurs donné son accord pour 21 implantations supplémentaires dont seules trois ont eu le temps d’être réalisées. Dans cette épopée transhumaniste, Carmat voulait également tester ce cœur artificiel comme solution permanente dès l’année prochaine. « On pense être prêts pour cette révolution », estime le PDG.

Une déclaration fracassante qui contraste avec l’incertitude à court terme. Dans l’atelier de fabrication, situé à Bois-d’Arcy (Yvelines), l’activité a ralenti. Au sein de la salle blanche (stérile) dont l’air est intégralement renouvelé toutes les 30 minutes et la moindre poussière aspirée, cet après-midi de début juillet, seuls cinq techniciens et chefs d’atelier s’activent.

Sous sa combinaison intégrale, charlotte, gants et doubles surchaussures comprises, Sébastien Aubry, responsable du site de production, n’en revient pas de voir leur élan brisé. « On a toujours eu l’habitude des levées de fonds successives. Là, on est sous le choc. Ici, on sauve des vies, ça a plus de sens que de construire des missiles ou des voitures », lance celui qui a travaillé chez Safran auparavant.

Les 180 employés n’imaginent pas une fin tragique. « On essaie de rester soudés, soupire Wissem Khair, le chef d’atelier. Je ne sais pas si on doit attendre grand-chose du gouvernement. Je préférerais que Carmat reste français plutôt que d’être racheté par les Américains ! Mais, le plus important, c’est que l’aventure continue. » Dans cette zone immaculée, le cœur est quasi intégralement fabriqué à la main. Deux mois sont nécessaires.

Pendant que Marie, une technicienne, maroufle minutieusement un patch à l’intérieur de la structure en polymère, une autre salariée contrôle si celui-ci est bien positionné et nettoie la colle débordante avec un Coton-Tige tout en rapportant chaque étape sur son PC. « J’ai été formée ici, souligne Marie. Je n’ai pas du tout envie de chercher du travail ailleurs. Nous ne sommes pas médecins, mais nous sommes fiers de travailler sur ce projet gratifiant à notre niveau. »

Dans le processus, un seul robot intervient pour coller un péricarde de vache biocompatible sur une membrane. Ensuite remplie d’huile, celle-ci palpite sur un banc d’essai, reproduisant les battements du cœur dans un spectacle fascinant. Un peu plus loin, des prothèses emballées devaient être envoyées aux États-Unis pour des implantations cet été. Elles ne sont toujours pas parties.

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Source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/sante/carmat-et-ses-coeurs-artificiels-places-en-redressement-judiciaire-des-salaries-dans-langoisse-et-des-centaines-de-patients-en-danger

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