« Ce n’est pas un détenu comme les autres » : dans la cellule de Christian Tein, prisonnier politique kanak (H.fr-21/07/24)

Christian Tein est détenu à 17 000 kilomètres de chez lui. © Delphine MAYEUR / AFP

Le 17 juillet, trois parlementaires français usaient de leur droit de visite des lieux de privation de liberté pour rencontrer, à Mulhouse, un des sept militants indépendantistes détenus en métropole. Un homme ciblé par Gérald Darmanin, et devenu le symbole d’une répression judiciaire coloniale.

Par Benjamin KÖNIG.

Mulhouse (Haut-Rhin), envoyé spécial.

Au-dessus de son bureau, le directeur désigne sur la photo aérienne de l’établissement les différents quartiers et secteurs de la prison. Bien entendu, interdiction de filmer ou de prendre une photo du grand octogone flambant neuf inauguré en 2021 par le premier ministre Jean Castex, indique une plaque commémorative accrochée au mur.

« Ici, nous avons tous les publics, et tous les régimes » de l’incarcération, explique Fabrice Bels. Mineurs, femmes, maison d’arrêt, isolement : le centre pénitentiaire de Mulhouse-Lutterbach qui se veut une « prison modèle » comprend un quartier « ouvert », où les détenus volontaires signent un contrat qui leur permet une vie collective en échange d’engagements.

Un établissement qui dispose « d’une animalerie, d’activités menuiserie, de jardins, de dispositifs d’accueil et de réinsertion », énumère le directeur, qui narre l’historique d’un projet « d’un coût de 140 millions d’euros, pour remplacer les vieilles prisons vétustes de Colmar et Mulhouse ». Et déjà plein comme un œuf : « Cent trente pour cent d’occupation, mais c’est inégal selon les quartiers », avec plus de 700 détenus.

Un des sept prisonniers politiques kanak déporté en métropole

Une prison moderne, soit. Où la peinture blanche, orange et grise est presque immaculée. Où les droits de l’homme et du citoyen sont affichés un peu partout. Où les enveloppes du vote récent des détenus s’empilent encore sur le bureau de Fabrice Bels. Mais une prison, une vraie, avec son mur d’enceinte d’un kilomètre de long et ses no man’s land entrecoupés de barbelés de 10 mètres de hauteur.

Et c’est ici, à Mulhouse-Lutterbach, qu’est détenu un prisonnier politique : Christian Tein, dit Bichou, incarcéré à 17 000 kilomètres de chez lui. Comme six autres de ses camarades indépendantistes, le dirigeant de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) est emprisonné en métropole après que le juge a décidé de son transfert. Une « déportation politique », dénonce son parti, l’Union calédonienne (UC), aux relents nauséabonds de justice coloniale comme au temps où la France exilait les chefs autochtones récalcitrants.

Ce 17 juillet, Fabrice Bels prend le temps de faire examiner son établissement aux trois parlementaires usant de leur droit de visite : Jean-Victor Castor, député de Guyane, Fabien Gay, sénateur de Seine-Saint-Denis et directeur de l’Humanité, et Robert Xowie, sénateur indépendantiste de Kanaky – Nouvelle-Calédonie.

On ne visite pas un détenu mais toute la prison, et « la discussion est possible si l’on croise un détenu », précise le directeur. On peut provoquer un peu la rencontre en frappant à la porte blindée de la cellule. Les cinq journalistes, au maximum, qui peuvent accompagner les parlementaires n’ont pas le droit de converser, seulement celui d’observer.

« Ce n’est pas un prisonnier comme les autres »

Christian Tein est l’un des « onze » arrêtés par la gendarmerie le 19 juin, dont deux femmes, dont l’une est Frédérique Muliava, directrice de cabinet du président du Congrès calédonien, Roch Wamytan, une figure indépendantiste historique.

Ils ont tous été dispatchés dans différentes prisons de métropole, que Robert Xowie parcourt pour visiter ses « frères » de combat. Les chefs d’accusation visant ces militants politiques, qui ont toujours appelé à l’apaisement, sont très lourds : des dossiers de criminalité en bande organisée qui pourraient leur valoir des années, voire des décennies derrière les barreaux…

Au cours de la visite, les trois parlementaires prennent le temps d’échanger avec une dizaine de détenus dans leur cellule ou bien au réfectoire du quartier « ouvert ». Un vrai souffle d’air frais. « On a besoin de voir des personnes comme vous, de parler », sourit un détenu qui se doute bien de la raison profonde de la présence de ces visiteurs : « Vous venez voir le Kanak ? » Fabrice Bels est bien conscient d’avoir un prisonnier particulier.

Quand la question lui est posée, il pèse ses mots : « Je dois rester dans ma fonction. Mais, évidemment, on observe que ce n’est pas un prisonnier comme les autres. Il y a beaucoup de visites. Et les détenus sont au courant, ils suivent l’actualité… »

Voici la cellule de Christian Tein, au bout d’un couloir du quartier de l’isolement. La porte s’ouvre sur un espace minuscule. « Voilà mon univers », souffle calmement le dirigeant indépendantiste. Un lit étroit, un petit bureau, une plaque de cuisson, une télévision, des photos de la famille et du pays. Sur l’une d’elles, une manifestation aux couleurs du drapeau kanak avec ce slogan : « Non à la colonisation ». Quelques livres, une image pieuse.

Une vie ramassée dans six mètres carrés, où parlementaires et journalistes se pressent pour écouter « Bichou », qui ne se plaint pas d’être à l’isolement. « J’ai besoin d’être posé pour réfléchir à la situation, débute-t-il. Le problème, c’est que je n’ai pas de liens avec l’extérieur… »

Calme et posé, Christian Tein ne ressemble en rien à un criminel issu d’une « organisation mafieuse, violente, qui commet des pillages et des meurtres », comme avait désigné la CCAT Gérald Darmanin. Il déroule la problématique de son pays, terre colonisée, et les récents événements. « On aurait pu se passer de tout ça… Pourquoi Darmanin a-t-il voulu passer en force ? Avec tous ces morts… Rock Victorin Wamytan (jeune Kanak tué par un sniper du GIGN le 10 juillet, de la famille de Christian Tein et Roch Wamytan – NDLR) était mon neveu. Les jeunes ne demandent qu’à vivre mais veulent voir leur pays libre et le construire. On ne peut pas, comme ça, foutre en l’air trente années de paix en deux semaines. »

Les accusations dont il fait l’objet, ses conditions de détention sont à des années-lumière de ses préoccupations et surtout de son combat. « Les avocats font leur travail sur la partie judiciaire, mais sur le fond, c’est un problème politique. Nous ne sommes que de passage sur cette Terre, je n’ai pas demandé à être ici dans quatre mètres par trois. J’aspire, comme tous les citoyens de France ou du monde, à vivre paisiblement chez moi. Il faut reposer des bases sereines et stables, par le dialogue. Jean-Marie (Tjibaou – NDLR) n’a pas sacrifié sa vie pour ça. Sa poignée de main avec Jacques Lafleur (leader de la droite anti-indépendantiste en 1988 – NDLR), c’était pour dire que les Calédoniens allaient vivre ensemble. De cette petite cellule, j’espère que cette hauteur de vue viendra enfin. »

« C’est une question qui ne se réglera pas de façon judiciaire mais politiquement »

Christian Tein veut ainsi répondre à ceux qui accusent les indépendantistes de vouloir exclure des habitants calédoniens, voire les Kanak de se complaire dans un « racisme anti-Blancs », expression utilisée par le député Nicolas Metzdorf et l’extrême droite française pour substituer à la question coloniale une vision ethnique pourtant absente de la pensée kanak.

« On n’a jamais dit que personne ne devrait partir, assure-t-il. Mais il y a une forme de suprémacisme blanc dans certains endroits de Nouméa. » Il réitère le message de paix entre les peuples : « Le peuple français est généreux, je fais toujours la différence entre un peuple et son gouvernement. » Et tient à replacer cette énième crise politique en Kanaky – Nouvelle-Calédonie dans l’histoire du territoire, notamment celle sanglante des années 1980 : « Éloi Machoro, Alphonse Dianou ou bien Rock Pidjot et Maurice Lenormand, tous se sont battus sur la question du corps électoral. »

Comme il y a quarante ans, c’est ce sujet qui a mis le feu aux poudres. C’est pour s’être battu contre son ouverture, décidée de façon unilatérale par l’État français, que Christian Tein, comme de nombreux autres camarades, est en prison. L’un d’entre eux est incarcéré à Nouméa : le fils de Jean-Marie, Joël Tjibaou. Son frère Emmanuel vient d’être élu député à l’Assemblée nationale. Pour le même combat, l’un est en prison, l’autre dans l’Hémicycle. Terrible symbole.

L’heure est venue de prendre congé. Fabien Gay et Jean-Victor Castor témoignent de leur solidarité. « Il faut trouver un chemin de dialogue, c’est une question qui ne se réglera pas de façon judiciaire mais politiquement », appuie le sénateur de Seine-Saint-Denis. Qui conclut par une invitation : « J’espère que bientôt, tu seras libre pour venir à la Fête de l’Humanité. » Robert Xowie n’a pas besoin d’ajouter un mot.

Dans la culture kanak, on peut parler par les regards et les haussements de sourcils. Mais un peu plus loin, dans un couloir, il précise : « Nous, les Kanak, nous savons les raisons pour lesquelles on avance, quel est notre combat commun. C’est un combat de longue haleine. » Contre le colonialisme français, les militants indépendantistes savent que leur lutte peut les mener en prison. Ou au cimetière.

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Source: https://www.humanite.fr/politique/colonialisme/ce-nest-pas-un-detenu-comme-les-autres-dans-la-cellule-de-christian-tein-prisonnier-politique-kanak

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/ce-nest-pas-un-detenu-comme-les-autres-dans-la-cellule-de-christian-tein-prisonnier-politique-kanak-h-fr-21-07-24/

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