Chroniques de l’exploitation-# Une vie dans l’associatif (PositionsRevue-28/07/25)

Après une L1 réussie de peu, deux L2 ratées en plein confinement, je lâche tout sur un coup de tête et je me lance dans un service civique dans un café associatif. J’y découvre un monde nouveau : le monde de l’associatif et avec, le burn-out.

Je n’ai jamais été très scolaire. Certainement à cause du harcèlement que j’y ai subi, mais aussi peut être car j’ai très probablement un gros « trouble » de l’attention. Les études ? Pourquoi en faire ? Après une L1 réussie de peu, deux L2 ratées en plein confinement, et ce dans trois villes différentes, je me suis bien rendu compte qu’on exigeait de moi des diplômes, alors que moi, au fond, je voulais apprendre des trucs relatifs à mon intérêt spécifique du moment, et surtout aussi, enfin réussir à sociabiliser. Je lâche donc tout sur un coup de tête, parce que je voyais bien que je perdais mon temps là-bas, et je me lance dans un service civique dans un café associatif.

J’y découvre un monde nouveau : le monde de l’associatif. C’est là que je me politise à gauche, que je mets des mots sur mon mal-être à l’école, mon mal-être social aussi, et que je commence lentement, mais sûrement, à me soigner de tout ce que l’école m’avait infligé.

J’y découvre aussi quelque chose que je ne connaissais pas : le burn-out. Je vois constamment des collègues partir en arrêt maladie, démissionner, d’autres arrivent, et la boucle continue à une vitesse phénoménale. Pourtant ce ne sont que des temps partiels. Le Conseil d’administration est plutôt bienveillant, que se passe-t-il ? J’essaie de trouver des idées au niveau de la logistique, mais je suis juste un service civique et mon stade de politisation est encore très embryonnaire à l’époque.

Après mon service civique, je continue de m’impliquer énormément dans ce café. Ma situation est extrêmement précaire car je n’ai pas d’emploi et ne sais même pas comment en trouver un. En tant qu’autiste (je le saurais plus tard), c’est une tâche très complexe.

Lorsque l’un des salarié·es du café tombe en arrêt maladie pour un mois, on m’appelle immédiatement pour le remplacer. C’est mon premier emploi. Je donne tout pour ce taff, en espérant être le prochain salarié, ce qui m’assurerait une situation confortable. Je suis pote avec beaucoup des gens du CA de l’association, donc je ne m’inquiète pas trop sur ça.

Mais les choses changent rapidement dans le monde associatif, et un nouveau CA est élu dont je fais d’ailleurs parti. Je m’implique de plus en plus en attendant que mon heure vienne. Le nouveau CA compte beaucoup d’anciens, mais surtout un nouveau qui réussit à retourner tout le monde contre moi et qui me place dans une position de faiblesse et d’ostracisation qui dure de longs mois. De fait, je ne suis pas pris lorsqu’une place se libère et qu’il faut de nouveau embaucher quelqu’un. On me fait même un procès en plein CA où je me retrouve à être humilié par les autres membres. Après quelques semaines, je le quitte, continuant malgré tout mon implication dans ce café qui reste important pour moi, en évitant au maximum de croiser ces gens-là. C’est une période grise de mon existence que je vis très mal ; je me sens seul et peu soutenu, même par mes ami·es ou les autres bénévoles. Mais ce n’est rien comparé à l’école, alors j’encaisse.

Pendant plus d’un an je survis avec la personne avec qui je vis à l’époque, sans emploi, continuant à aller dans ce café qui est mon seul espace social. Je fais en parallèle un peu de travail au black en tant que graphiste (j’ai appris le graphisme en autodidacte, j’en fais aussi beaucoup bénévolement pour des assos) pour un micro-parti politique. Mais de gros changements arrivent, et je me retrouve à changer de ville à nouveau (pour la ville d’à côté), ce qui me permet de faire enfin une croix sur ce café et sur la morosité et l’aigreur qui avaient éteint peu à peu ma combativité.

J’ai un nouvel emploi dans une autre asso. Je suis embauché car je suis le seul du département à avoir les capacités pour le faire. Le travail me plait énormément. Malheureusement, c’est un contrat de deux mois, faute de subventions pour le continuer. Nouvelle déception. C’était le job parfait pour moi, une seule tâche à faire, plaisante, en temps partiel, avec des collègues sympas et un bureau agréable. J’espère qu’un jour ils toucheront enfin des sous pour me réembaucher, ne serait-ce que pour moi mais aussi pour le travail qu’il reste encore à faire et qui est inachevé.

Je trouve miraculeusement un nouveau boulot qui démarre juste après le précédent dans une asso que je connaissais depuis des années. Je suis « chargé de communication » en temps partiel. « Chargé de communication » c’est un bien grand mot. En réalité, ce poste est un peu fourre-tout (comme souvent avec les emplois associatifs), et il compte certes de la communication, mais aussi de la gestion de bénévoles et même la réalisation de fiches de paie des deux salarié·es (moi et le·a collègue). Après coup, je ne suis pas certain de la légalité de cette fiche…

Lors de la première semaine, je ne fais quasiment rien. En fait, on ne me donne rien à faire ; j’ai le droit à une brève formation expéditive de la part d’un·e membre du CA, et je dois attendre une semaine pour que le collègue rentre de vacances et m’explique mon boulot. Je me rends compte qu’en fait, tout repose sur cette personne et que les membres du CA ne sont pas très au courant de ce que les salarié·es sont censé·es faire, ni comment ils/elles le font…

Pendant que je regarde le plafond, profitons-en pour décrire un peu le décor et les protagonistes de notre histoire.

On se situe dans une maison louée par la commune dans laquelle cohabitent deux associations : une très grosse, qui comprend de nombreux·ses salarié·es, et la nôtre, qui comprend deux salarié·es désormais (avant mon arrivée, un·e seul·e), quelques services civiques, entre deux ou trois selon la période, et parfois des stagiaires. La maison se situe au bord du périph’ de la ville, un endroit très bruyant, donc. Elle comprend un jardin, avec un potager, mais surtout un ennemi de la classe ouvrière : un putain de gigantesque tilleul posté devant ma fenêtre qui me prive de toute forme de vitamine C, même les jours les plus ensoleillés…

En face de moi, le collègue qui est aussi un ami à la base, est complètement exténué, vidé de son âme après cinq années à être salarié de cette asso, et en cumulant plusieurs boulots à temps partiel. Ayant mieux connaissance de la propension au burn-out dans le milieu associatif, je me fixe des limites : pas de dépassement d’heures, pas de choses relatives à cette asso bénévolement en dehors du travail. Je comprends aussi que le principal problème ici est que le CA s’occupe très peu de ses salarié·es. En tapant du poing sur la table, je réussis à mettre en place des « réunions RH » entre des membres du CA et nous. Chose que le collègue demandait depuis plusieurs années déjà, sans succès parce que « flemme », « on verra plus tard », « trop complexe »…

Ma première grosse mission arrive enfin. Il s’agit d’appliquer et de soutenir un plan de communication massif censé redresser l’association créée par l’un des membres du CA. Deux problèmes se posent : la personne ne sait absolument pas travailler en collectif et l’explication de ce qu’il y a à faire est extrêmement nébuleuse. Après avoir saisis les enjeux, je me rends compte qu’on va dépenser 10 000 € dans une stratégie de communication vouée à l’échec. Pour des raisons humaines, je n’en parle pas directement à la personne que j’ai peur de blesser. En revanche, j’en parle à tous les autres membres du CA, et tout le monde me rétorque que ce plan est excellent, qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Je n’y crois pas une seule seconde et je conçois une stratégie concurrente de mon côté. Malgré tout, je suis forcé d’appliquer la sienne.

Malgré l’échec (prévisible par n’importe qui sauf ce CA) du plan de com, et les 10 000€ partis à la poubelle, le CA reste dans le déni, désigne des causes extérieures, et continue d’essayer d’en appliquer ce qu’il en reste, alors que j’essaie de développer quelque chose d’efficace sur le temps long.

Le CA est constitué en majorité de personnes à la retraite que je cotoie parfois dans les milieux militants. Ce n’est pas comme avec un patron classique, on est « pote » avec ces gens, ce sont des bénévoles-employeurs. Aux relations inter-personelles, s’ajoutent des relations de travail. Ainsi les potentielles situations de conflits sont tendues pour moi, car elles mettent en jeu trop de choses. Je suis piégé avant même de le savoir.

Des conflits émergent. En effet, notre stagiaire que je me retrouve à tutorer me raconte qu’il fut embauché pour la durée maximale de stage autorisée avant que l’employeur ne doive le payer (je ne me souviens plus du chiffre exact, mais ce doit être à peu près deux mois). Etant dans une situation plutôt précaire, il en avait besoin. Je lui dis alors que j’en parlerai avec un membre du CA. Lors de la manif du premier mai, j’en discute avec un membre du CA après que nous ayons chanté des chants sur le salariat exploité. Il me rétorque qu’après tout, l’asso a été bien gentille de l’embaucher parce qu’il ne foutait pas grand-chose pendant son service civique, qu’il ne répondait pas aux mails, et puis qu’on ne va tout de même pas ruiner l’asso ! (c’est sûr qu’après avoir jeté 10 000 balles à la poubelle…) Je ne sais pas quoi répondre, ne connaissant pas du tout sa situation lors de son service civique et ayant à peine commencé à tutorer son stage. D’autant plus qu’il n’y a rien d’illégal techniquement. C’est certainement l’un de mes plus grands regrets, encore maintenant, de ne pas avoir cherché à aller plus loin que ça.

Le printemps passe, et l’été arrive. Après l’échec de la précédente campagne de com, je continue de m’occuper des tâches courantes et essaye de penser une stratégie au long terme pour l’asso. Le collègue se fait de moins en moins présent préférant le télétravail. Heureusement, je ne suis pas seul, car le stagiaire et le dernier service civique restant sont souvent au bureau avec moi, et l’ambiance est bonne. Les salariés de l’autre asso nous côtoient peu et nous mangeons nos sandwichs dans le bureau, ou dehors si le temps le permet. L’été s’installe avec ses grandes vacances (pas pour moi), et sa morosité aussi assommante que sa chaleur. Le stage se termine ainsi que le contrat de service civique. Je me retrouve alors complètement seul au bureau. Même les mails, et l’activité en général s’évapore. Bientôt, il ne me reste que des spams quotidiens dans ma boite mail et de la pop basque pour me tenir compagnie. Les salariés de l’autre association, des jeunes dynamiques tout droit sortis d’études très sérieuses au concept aussi abstrait qu’incompréhensible, sapés par des normes sociales au millimètre près (mais de gauche !), me considèrent comme un fantôme. Un abîme nous sépare et m’entraine dans la solitude. Mais quitte à être seul, autant l’être bien. Autant l’être avec un minimum de soleil sans avoir à prendre le train et le vélo tous les jours. Ainsi, je demande à faire du télétravail pour l’été, ce qui est accepté.

La solitude, je pensais y être habitué. Après tout, j’avais vécu une quinzaine d’années de harcèlement. Et pourtant, j’en découvre une nouvelle forme, celle sans conflictualité. Celle qui coule lentement sur tes épaules, car ses facteurs, contrairement au harcèlement, sont invisibles, impersonnels. Celle qui t’englue dans la paresse car tu passes tes journées à ne parler à personne, car il y a trop peu de choses à faire au boulot pour avoir la volonté de les faire correctement. À cela on me rétorquera qu’au moins « c’est pas l’usine », et… je ne sais pas quoi y répondre, à part enfouir mon mal-être qui s’installe et me dire que j’ai de la chance. Simplement, peut être que le profond vide qui m’envahit à ce moment-là est peut-être tout autant destructeur que des cadences effrénées.

Mon rythme du sommeil s’éclate. Les angoisses augmentent, je n’arrive plus à aller dormir et à m’endormir. « Bonjour – par carte s’il vous plait – bonne journée – aurevoir » sont les seuls mots que je prononce en 24 h, pendant des semaines. Soudain, un jour, je reçois un mail. C’est le syndicat auquel j’avais adhéré qui me répond enfin (après plusieurs mois), sachant que je voulais aussi créer une section locale qui n’existait pas encore dans le département. J’entame donc les procédures pour la créer et on organise la première réunion dans la grande ville à 30 mn en train+vélo de la mienne. Nous sommes peu nombreux·ses, mais cela semble bien parti. On se réparti les tâches, essentiellement de la com pour attirer d’autres salarié·es de l’associatif et entériner sa création.

Mais une semaine après la réunion, je panique. Je panique car les tâches à faire me semblent insurmontables dans l’état dans lequel je suis. J’envoie un mail d’excuses expliquant que je me sens très mal et… plus rien après n’adviendra. Le syndicat finira par être opérationnel plusieurs mois après, trop tard pour moi. Je ne le sais pas encore, mais c’est le « déjà-là burnoutiste » qui s’est installé en moi.

La rentrée arrive enfin avec son lot d’espoirs. Je me sens emporté par cette dynamique. Je reviens au bureau et même si je m’y sens toujours complètement seul, j’essaie de passer par-dessus et d’entretenir l’espoir que la situation s’améliore et que l’on embauche de nouvelles personnes comme services civiques ou comme stagiaires. Des personnes que je vais peut-être réussir à relier aux salarié·es de l’autre asso. C’est ce que j’essaye de faire, et c’est l’une des rares fois où je mange avec ces gens (qui ne me prévenaient jamais). Je pensais naïvement, en tant qu’autiste professionnel, que cela s’était bien passé, mais…

Mais je reçois un mail quelques jours plus tard de la part du CA. Réunion express entre six yeux. Ces deux membres du CA me disent avoir reçu un mail de la part de l’autre asso sur mon « comportement ». On m’y explique que je pose des questions gênantes (je posais des questions sur ce qui se faisait dans l’autre asso car je n’avais toujours rien compris) devant un·e élu·e qui était passé·e visiter – sans que je ne le sache à l’avance. On me dit aussi qu’on me trouve mal habillé, car je porte en été un short et des tongs dans le bureau où personne ne va à part moi, et que ce même bureau occupé quasi uniquement par ma présence serait trop sale selon leurs standards. Ces deux membres du CA m’expliquent ensuite qu’il faudrait que je revoie de toute façon complètement mon style, en portant des habits plus « classes », en étant mieux coiffé, et lorsque je leur demande objectivement ce que ça veut dire, aucune réponse claire ne m’est donnée. Par souci de professionnalisme, je ne peux malheureusement pas alors me déchainer verbalement. Je me contente seulement, une fois seul, d’expulser tout ce que j’avais retenu en des pleurs explosifs.

Quant aux salarié·es de l’autre association, ils ne me parlèrent jamais de ce mail qu’ils n’avaient même pas eu le courage de m’envoyer directement et je ne tentai alors plus jamais de sociabiliser avec eux.

Je prends des coups, j’encaisse, mais je continue avec mon plan de com, la vague de détermination ne s’étant toujours pas estompée. Grâce à de nouvelles activités associatives en parallèle, je redéveloppe mon cercle social auprès de qui je commence à parler de mes soucis au travail. Lors de l’AG de l’asso dans laquelle je travaille, certaines parties de mon plan de com sont adoptées, certes, avec difficulté. Le plan de com parallèle qui avait déjà prouvé son inefficacité, et la routine de com habituelle que je critique de plus en plus du fait qu’elle ne soit pas pensée dans un plan général et qu’elle soit complètement inefficace, me parasitent de plus en plus mon travail et dans ce que j’essaie de développer. Je me heurte de plus en plus à leurs vieilles habitudes, croyances, et à leur foi absolue en le fait qu’en tant que CA, ils et elles savent mieux que moi ce qui est bon pour la com. Je me heurte aussi de plus en plus à des directives souvent confuses et désordonnées ainsi qu’à leur propension à faire les choses dans l’urgence tout en me demandant de faire vérifier et approuver tout ce que je fais. Je voudrais un cadre clair dans lequel je peux me déplacer librement, mais au lieu de ça, je suis enchainé à leur confusion. Mon contrat arrive à sa fin, et la promesse de renouvellement en CDI tient toujours. Je commence à hésiter. Malgré les nombreuses plaintes du fait des conditions de travail peu agréables (la lumière principalement), et de tous les soucis que je décris depuis le début, rien de change, ou si peu. Mais j’ai encore espoir que ça s’améliore.

C’est dans ce contexte-là qu’un weekend stratégique dans une maison en pleine campagne est organisé par l’asso. J’y place énormément d’espoir car c’est l’occasion d’enfin pouvoir rediscuter de la stratégie à adopter, aussi bien au niveau de la com qu’en général. Le week-end est rude. Probablement l’étape la plus dure que j’ai eu à subir de mon « aventure » au sein de cette association. Le CA commence fort : par un rappel à l’ordre de ne pas critiquer de manière « virulente » le projet de com qu’ils me font subir depuis plusieurs mois, sous prétexte que je ferais fuir les gens. Je n’en démords pas et reste sur mes positions – avec le recul, je pense que ce week-end était finalement, sans que cela soit forcément conscient de leur part, une tentative pour me mater.

Nous poursuivons. Comment faire pour adopter collectivement une stratégie ? Des jeux inutiles voire parfois même virant au spiritualisme sont proposés ! Je ne sais plus exactement de quoi il en ressortait, je me souviens vaguement d’un mandala à la con symbolisant quelque chose comme la collaboration, ou un truc du genre, et bien évidemment des « jeux » pour débattre de manière démocratique, ou encore déterminer son « profil militant ». Des choses courantes dans beaucoup de milieux associatifs. À la fin, c’est en discutant normalement que l’on en vient à prendre des décisions

Les discussions sur la com reprennent. On cherche à m’amadouer dans un premier temps. On me concède des choses que je demandais depuis des mois, en transformant ça en « décision collective ». Soit. À côté, on ne retire pas les choses problématiques (et conséquentes), ce qui rend tout ce beau bordel totalement incohérent et me fait un surplus de travail – confus de surcroît. Les réunions s’enveniment peu à peu. J’évoque les cas d’anciens bénévoles qui sont partis du fait de l’entre-soi permanent existant entre les membres du CA, ainsi que leur attitude hermétique aux idées nouvelles. Ils ne comprennent pas. Je m’épuise à répéter des choses sur la com que je leur conseillais, des choses sont adoptées, mais « car c’est une décision collective » et toujours sans projet cohérent. Je me bats. Je me répète, ils ne comprennent rien, ou à moitié. Ils ne voient pas les choses dans la globalité mais retiennent des idées qui leur semblent jolies, sans cohérence, idées données par des gens qui ne travaillent pas sur ça chaque jour. Des gens qui ne travaillent pas dans un bureau sombre. Des gens qui ne se sentent pas seuls. Des gens qui sont tellement bornés qu’ils ne connaissent pas la perte de sens. Des gens intégrés en société. Des gens qui me dépossèdent de mon travail. Je craque.

Shutdown est un terme anglophone inventé par la communauté autiste pour désigner un état dans lequel nous pouvons nous trouver en cas de situation difficile. Comme son nom l’indique, traduisible par quelque chose comme « arrêt », il s’agit de se déconnecter momentanément de la réalité pour gérer le surplus de stimuli (émotions comprises) auxquels nous faisons face. Chaque personne autiste étant différente, personnellement c’est quelque chose qui m’arrive extrêmement rarement, et souvent quand deux conditions sont réunies : 1- j’en ai VRAIMENT marre, je craque quoi, et 2- je craque oui, mais je n’ai aucune échappatoire, aucune solution concrète pour régler mon problème immédiat. Il faut vraiment me pousser à bout pour que je me trouve dans cette situation-là, étant quelqu’un de plutôt résistant.

A l’issue de cet échange avec le CA, je deviens grosso-modo un zombie silencieux dont toute volonté est perdue quelque part, avec des traits extrêmement paranoïaques. Je commence à croire qu’une certaine personne (influente au sein du CA) veut me virer à cause d’une conversation vaguement écoutée dont je n’ai retenu et entendu que quelques mots. Personne ne semble réellement s’inquiéter de mon état de légume mobile, et on me laisse comme ça.  « Ça va passer » se disent-ils, et certaines personnes me font des réflexions. La nuit arrive et m’endormir est très difficile. Le lendemain, les choses commencent peu à peu à exploser.

Je ne suis plus complètement en shutdown, même si certains effets perdurent. On parle un peu au petit déjeuner. Ironiquement, c’est aussi à ce petit-déjeuner que le collègue signe les derniers papiers pour sa rupture conventionnelle après plusieurs années de bons et loyaux services. La réflexion stratégique reprend après. Les mêmes choses se passent, et je fatigue. J’essaie de leur demander plus d’autonomie dans un cadre clair, je revendique en fait mon droit à avoir un pouvoir plus large de décision sur mon travail (la communication principalement donc). On me rétorque quelque chose que je n’avais pas bien entendu les fois précédentes, que j’avais vaguement ignoré, comme si c’était un acquis, mais dont le sens réel frappe soudainement de plein fouet dans l’état dans lequel je suis : « Mais tu es salarié, tu es donc l’outil de l’association, notre outil ».

Ce qui était pourtant une évidence était enfin dit clairement, et ce fut l’une des plus grandes leçons de marxisme involontaire que je reçus. On me rétorque ensuite qu’après tout, j’ai de la chance d’être là et d’assister aux réunions du CA, mais qu’eux sont les membres du CA, et donc les décideurs dans l’association – ma parole faisant simplement office de conseil. Je n’ai plus la force de me révolter et midi approche ainsi que la fin du séjour. La dernière discussion porte sur un évènement important pour l’asso qui doit avoir lieu et on discute de faire une affiche. Il faut savoir qu’en termes de communication, le domaine où j’excelle le plus est celui de la création de visuels (je suis dessinateur et graphiste amateur, et je fais de nombreuses affiches bénévolement pour plusieurs associations locales). Je faisais jusqu’alors toutes les affiches dans mon travail (qui étaient complimentées). La seule chose que je n’ai pas faite était un logo extrêmement moche (pour les gens extérieurs au CA, pas pour le CA) issue de leur stratégie de com parasitaire, et qui avait été commanditée (et donc payée) à un « graphiste professionnel » extérieur à l’asso. Bref, on discute de faire une affiche et c’est alors que malgré avoir dit que je la ferai, que quelqu’un en qui j’avais pourtant encore un peu confiance s’exclame « Mais si on demandait à un graphiste de la faire ? ». Je pris alors la porte pour éviter de finir dans les faits divers et ne revient qu’à l’heure du dernier repas.

Lors du trajet retour, j’entame la discussion avec un membre du CA en qui j’avais encore un peu confiance (mais moins). Je lui fais part de ma paranoïa sur le fait que l’on va me licencier, et que j’hésite à démissionner ; que j’aimerais changer de bureau, mais il me répond que « c’est pas que toi qui décide, c’est le lieu pour tout le CA » (personne n’y venait en dehors de l’équipe salariée). Je reviens sur les soucis avec la com, mais il m’objecte : « tu nous es subordonné, comme moi dans mon travail, dans la vie il faut avaler des couleuvres, c’est comme ça, et estime toi heureux de travailler ici, c’est pas l’usine non plus, il va falloir par contre que tu te tiennes mieux, ton comportement n’est pas normal ».  En rentrant, je fis le calcul de mes droits au chômage. Si je tenais jusqu’à la fin du contrat, c’était bon. Plus que deux mois à tenir.

Je fis le strict minimum lors de ces deux derniers mois où j’étais tout simplement exténué. Fort heureusement j’étais moins seul, j’avais de nouveaux amis qui m’ont permis de tenir, et m’ont été précieux en soutien et en conseils. Dans l’asso, on me dit qu’il fallait que des membres du CA revoient avec moi mon contrat point par point pour m’apprendre correctement ce que je devais faire. Mais je n’en n’avais plus rien à faire. Tellement, que je ne fis pas ma fiche de paie du dernier mois. Après tout, le CA était dans l’obligation légale de me payer. Mais j’avais bien relu mon contrat, et en dehors de ça, je me suis scrupuleusement tenu à ce dernier, au minimum syndical, à chaque stricte ligne. J’avais alors beaucoup de temps libre, et ne venais presque plus au bureau. J’avais peu posé de congés, et j’en posai un sur la dernière réunion du CA, puis tout le reste sur les derniers jours de mon CDD, qui tombait un 31 décembre, ce qui me fit gagner une bonne quinzaine de jours en moins.

Mais ce n’était pas encore la fin, il me restait une dernière réunion des salariés à laquelle je ne pouvais pas échapper.

« Nous avons compris que tu ne voulais pas renouveler ton contrat, peut-on savoir pourquoi ?

– Non.

– Pourquoi non ?

– Parce que j’ai pas envie, je n’ai pas besoin d’expliquer plus.

– On veut savoir pour le prochain salarié qu’on embauchera, pour ne pas refaire les mêmes erreurs.

– Ben il ou elle aura intérêt d’être sacrément docile.

– Pourquoi tu dis ça ? Nous, nous pensons plutôt que tout ça s’est mal passé à cause d’une incompatibilité de caractères, car vois-tu… S’ensuivit un discours creux d’une vingtaine de minutes que je n’ai pas écouté.

– Bon, vous savez alors pourquoi ça s’est mal passé, donc j’ai pas besoin d’expliquer ?

– Ah si ! On veut connaitre ton point de vue !

– Je l’ai dit cinquante fois mon point de vue, pendant toute la durée du contrat.

– Réexplique nous, on a peut-être mal compris ?

– Non. »

Ils essayèrent de faire trainer la discussion le plus possible, traînant à leur tour dans la salle, me bloquant pendant encore au moins une demi-heure et me faisant prendre le dernier train… Pendant ce temps d’attente, l’une des deux personnes essaya d’être sympa. Ils adoraient ça, être violent avec moi (certainement sans s’en rendre compte), puis être sympa (ce qui me perturbait énormément, je ne sais jamais comment réagir dans ce genre de situation), et re-violence derrière : « En fait tu sais, je crois que tu devrais aller voir un psy, tu as un problème avec le fait d’abandonner. ». Moi, un problème avec le fait d’abandonner, la bonne blague !

Après cette dernière soirée, je ne les revis plus physiquement. On m’envoya des messages expliquant être « attristé » par mon départ « si soudain », et que peut-être que tout ça n’était pas fait pour moi et que je devais vivre de mes passions. Tout en me demandant si je pouvais peut-être prendre des heures supplémentaires pendant mes congés, pour faire tel truc ayant lieu après mon contrat. Ma réponse fut claire : non.

Finalement, le jour de l’an fut très festif, et je chantais ma liberté retrouvée entouré de mes amis. Peu après, je mis la pression une dernière fois à l’association en les menaçant de contacter l’inspection du travail et les prud’hommes car ils étaient en retard pour me payer mon dernier mois et pour envoyer un papier à France Travail me donnant accès au chômage. Ils eurent six jours de retard, ce n’était rien finalement, mais je pris un malin plaisir à les menacer, recevant leurs lamentations à mes attaques répétées disant que « eh oh, on est en vacances ! ». Puis plus rien, c’était fini.

Ce n’était pas l’usine, j’ai eu de la chance. Je n’étais pas non plus serveur à McDo. C’était certainement moins toxique que de nombreuses situations au travail trop banales. Je me suis enfui à temps, aussi, car pour en avoir avoir discuté avec d’autres salariés dans l’associatif, ces situations, excessivement banales et similaires. Pour certain·es, cela peut durer plusieurs années. Je sais aussi que le taux de burn-out est extrêmement élevé dans ce secteur. Mais, peut-être suis-je « trop sensible ».

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr (envoyer le fichier en .doc).

°°°

Source: https://positions-revue.fr/une-vie-dans-lassociatif/

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/chroniques-de-lexploitation-une-vie-dans-lassociatif-positionsrevue-28-07-25/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *