Comment Lorient s’est embarqué dans le mégaport industriel d’Oman (mediapart-15/02/24)

© Photomontage Armel Baudet / Mediapart avec AFP

Avec de l’argent public, le premier port de pêche français a participé à un appel à projets pour développer le port de Duqm à Oman. Mais malgré les promesses, les retombées économiques sont hasardeuses. Et le montage financier, nébuleux. Anticor a saisi la justice.

Par Floriane LOUISON

Tout est écrit noir sur blanc dans une brochure éditée par la communauté d’agglomération de Lorient, Lorient Agglomération, en octobre 2023. Elle nous apprend que le port de Lorient a gagné un appel à projets international extrêmement concurrentiel. Le premier port de pêche français en valeur est désormais membre d’un consortium chargé de concevoir, de construire et de gérer le port de Duqm à Oman, petit État de la péninsule arabique, aux côtés de sociétés d’État omanaises. 

Duqm est le nouveau joyau économique du sultanat, qui compte réduire sa dépendance au pétrole en diversifiant son économie, notamment grâce à la pêche. Il compte y développer un immense port industriel dont l’ambition est de recevoir et de traiter 1 million de tonnes de produits de la mer chaque année. Soit douze fois la capacité de Lorient. 

Si l’agglomération de Lorient prend le temps de vanter ce partenariat, c’est qu’elle a mis la main à la poche. 725 000 euros au total ont été injectés – via des « avances remboursables » – par l’agglomération de Lorient et la région Bretagne. Celles-ci doivent donc rendre des comptes : pourquoi des fonds publics ont-ils été utilisés dans le développement d’un port à l’étranger ? 

Réponse de la plaquette de communication : cela permettra de « sécuriser les approvisionnements en produits de la mer » et d’« accéder à de nouveaux débouchés commerciaux ». Lors du salon Itechmer – un des événements majeurs de la pêche française –, le discours du maire de Lorient et président de l’agglomération Fabrice Loher (UDI) est parfaitement clair : « Pour nous, Lorientais, c’est une opportunité pour l’importation de poisson », déclare-t-il, repris dans un article de Ouest-France.

Avec 18 000 tonnes de pêche fraîche débarquées sur le port en 2022 pour une capacité de traitement de 80 000 tonnes, le port de Lorient a besoin de poissons étrangers pour tourner. Mais pour les écologistes locaux, une ligne rouge a été franchie : « Il s’agit d’importer par avion-cargo du poisson capturé à Oman avec une empreinte carbone dix fois supérieure à celle d’un poisson pêché ici. C’est une recarbonation de la pêche », a calculé Damien Girard, conseiller municipal et communautaire Les Écologistes à Lorient. L’aberration écologique fait rapidement le tour des médias.

Le 12 janvier, l’élu écologiste organise une réunion publique sur le projet et invite l’anthropologue Marie Percot. « 80 % des pêcheurs d’Oman sont des réfugiés climatiques de l’île de Hatiya au Bangladesh, explique la chercheuse, qui a enquêté plusieurs mois sur le terrain dans le cadre d’un programme de l’université Columbia à New York (États-Unis). Ils restent en mer plusieurs mois sur des bateaux rudimentaires, sans toilettes, sans douche, et dorment souvent sur le pont – en plein jour car la pêche a lieu la nuit. Ils sont victimes de violences et d’humiliations. Les salaires sont si bas qu’ils ne leur permettent pas de rembourser le prêt contracté pour venir à Oman, c’est-à-dire que leur travail en lui-même ne paye pas. » 

Il ne s’agit donc pas seulement de faire venir du poisson capturé à plusieurs milliers de kilomètres de la Bretagne, mais aussi de participer à un système quasi esclavagiste. Les pêcheurs, présents dans la salle, sont abasourdis. 

Double discours

Ils dénoncent depuis des années l’importation massive de produits de la mer en France, qui alimente déjà deux tiers de la consommation nationale. « La souveraineté alimentaire, tout le monde en parle, mais quand il s’agit de la concrétiser, il n’y a plus personne. L’Union européenne reste les bras croisés devant les importations des pays tiers », écrit Olivier Le Nézet – président du Comité national des pêches et principal représentant des pêcheurs français – dans une lettre adressée au président de la République en mai dernier. Une charge antieuropéenne qui le place surtout en flagrant délit de double discours. 

Car l’homme – qui cumule au moins 24 mandats divers et variés dans le monde de la pêche – n’est pas seulement chargé de défendre les intérêts des pêcheurs, il est aussi à la tête du port de Lorient et au cœur de ce projet polémique. « Avec une casquette, il critique les importations, et avec l’autre, il participe à un projet d’importation », ironise David Le Quintrec, un pêcheur lorientais, leader du mouvement « Pêcheurs en colère ». Ce dernier réclamait au printemps dernier la démission d’Olivier Le Nézet qui, « par le cumul intolérable de mandats, n’est plus crédible aux yeux de la profession ». C’était avant l’affaire des poissons omanais.

Il n’y a aucune logique économique.

Jean Besnard, mareyeur lorientais

Quand Jean Besnard a repris l’entreprise de mareyage (achat de gros et transformation de poissons) de son père, ils étaient 90 à exercer dans le secteur à Lorient. Ces entreprises font le lien entre les criées – où débarque le poisson frais – et les acheteurs potentiels, poissonneries, grossistes, grande distribution, etc. Aujourd’hui, ils sont seize à se creuser la tête pour s’en sortir face aux crises successives qui secouent le monde de la pêche. Si les liens noués avec Oman apportaient une solution, il y réfléchirait à deux fois. « Mais travailler du poisson d’Oman n’a aucune logique économique », assure-t-il.

Selon des données consultées par Mediapart, la majorité des poissons capturés à Oman sont des poissons bleus, et principalement des sardines. « Ces espèces sont présentes en grande quantité sur nos côtes, donc il n’y a pas besoin d’aller en chercher », poursuit le mareyeur. Ce qui est principalement importé, ce sont des crevettes et du saumon pour répondre à une demande des consommatrices et consommateurs français en inadéquation avec la ressource nationale. Or il n’y a ni l’un ni l’autre à Oman. 

« Aujourd’hui, les poissons frais omanais sont intégralement commercialisés dans les Émirats arabes unis à des prix non abordables pour les mareyeurs français et ce, sans inclure les coûts de transport », ajoute Jean-Vincent Chantreau, ex-directeur général d’Oman Fisheries, une société de pêche étatique omanaise. Selon ce connaisseur des affaires de la pêche, il s’agirait donc pour les mareyeurs lorientais de commercialiser trois fois plus cher un poisson dix fois plus carboné et capturé dans des conditions humaines déplorables. 

Les études de marché réalisées en amont du développement du port de Duqm, consultées par Mediapart, recommandent plutôt de se positionner sur les marchés du Moyen-Orient et de l’Asie. Elles préconisent aussi de traiter le poisson sur place. Le port de Duqm développe d’ailleurs d’immenses installations de traitement et de transformation du poisson, dont une imposante conserverie capable de produire 100 millions de conserves par an dès sa mise en service. Soit un tiers de la production française totale annuelle. « Il n’y a pas la queue d’un poisson qui va partir d’Oman », parie Jean-Vincent Chantreau.

Le pari incertain de l’exportation

Quoi qu’il en soit, ce débat n’est plus à l’ordre du jour car l’agglomération de Lorient a finalement rétropédalé en janvier dernier : « Je redis clairement que ce projet ne comporte aucun volet d’importation de produits de la mer », écrit le maire de Lorient, Fabrice Loher, dans un communiqué qui contredit ses propres déclarations. 

Quel autre retour économique est-il alors attendu, justifiant l’utilisation de fonds publics dans cette affaire ? La construction du port de Duqm permettrait d’ouvrir de nouveaux marchés à l’export pour les entreprises lorientaises du secteur de la pêche : 3 000 emplois localement. Il faut « construire des criées et des bâtiments de marée, une nouvelle flottille de pêche, fournir du matériel et des équipements, etc. », cite l’édile. 

Mais le pari est très incertain. Chaque étape de la construction du port de Duqm – déjà largement avancée – fait l’objet d’appels d’offres internationaux. Et, selon la loi omanaise, les entreprises lorientaises ne bénéficient d’aucun privilège particulier. Comme les autres, elles feront face à la concurrence mondiale, notamment celle des sociétés privées et publiques basées à Oman, qui ont peu à envier au savoir-faire lorientais. 

D’ailleurs, l’écosystème breton reste très prudent dans la ruée vers Oman. Plusieurs appels d’offres sont déjà en ligne mais « ces annonces sont très peu relayées au niveau local », précise un acteur du développement économique lorientais qui souhaite rester anonyme. Aucun candidat ne s’est déclaré publiquement. L’agglomération de Lorient – comme tous les autres acteurs impliqués dans ce projet – n’a pas souhaité répondre à nos questions sur d’éventuels postulants ou marchés remportés.

Quant à la région Bretagne, elle ne s’aventure même plus à vanter l’intérêt économique du projet. « La région a soutenu l’appel d’offres lancé par le sultanat d’Oman dans le seul but de permettre à ce pays de développer un port de pêche, et ainsi éviter le pillage de ses importantes ressources halieutiques », explique t-elle dans un communiqué.

Exit l’import-export, l’intention serait donc philanthropique. Mais elle colle mal avec la réalité d’un projet industriel qui compte multiplier par cinq sa capacité de pêche à l’aide de chalutiers géants, dont le tout neuf Acila. Avec ses 85 mètres, il peut pêcher jusqu’à 20 000 tonnes de poisson par an. Plusieurs centaines de fois plus qu’un pêcheur artisanal français.

Aréopage d’actionnaires privés

L’importation de poisson omanais, peu crédible, n’est plus à l’ordre du jour, les opportunités d’exportation semblent limitées, alors que reste-t-il ? En tant que cogestionnaire du port de Duqm, le port de Lorient pourrait profiter des revenus générés par l’exploitation des installations portuaires omanaises. Mais, dans cette affaire, il n’est qu’un petit actionnaire.

Le port de Lorient se nomme « Keroman » et est géré par l’agglomération via une société d’économie mixte, SEM Keroman. Pour porter le projet de partenariat avec Oman, une société par actions simplifiée a été créée et son nom était tout trouvé : la SAS Ker-Oman. 

La SEM Keroman – le port de Lorient, donc – est actionnaire minoritaire (20 % des parts) de cette SAS Ker-Oman, elle-même actionnaire minoritaire (30 %) de la holding Marsa Al Duqm Investments Company chargée de gérer le port de Duqm. Cette structure financière confuse donne une première information : ce n’est pas le port de Lorient qui va se tailler la part du lion. Elle révèle surtout une autre histoire que la version officielle d’une collaboration entre deux ports. Car, dans les faits, c’est avant tout une collaboration entre Duqm et un aréopage d’actionnaires privés. 

C’est la SAS Ker-Oman qui a reçu des financements publics. Quand les élus ont donné leur accord pour verser ces aides, cette société était majoritairement détenue par la SEM Keroman, et donc indirectement par l’agglomération de Lorient. Mais une fois les votes passés, le montage a changé pour laisser place à des actionnaires privés.

Dans la SAS Ker-Oman, cinq personnalités du gratin lorientais se partagent les 80 % du gâteau. Maurice Benoish, l’ex-président du port de Lorient – qui n’a pas répondu aux questions de Mediapart –, Louis Le Bourlout, expert-comptable lorientais qui a trouvé sa clientèle dans la pêche, ou encore Freddie Follezou, ancien vice-président de l’agglomération de Lorient, chargé de l’économie. Ce dernier a quitté ses fonctions électives en janvier dernier pour investir sa fortune personnelle dans l’affaire omanaise. Une reconversion qui a fait l’objet d’un signalement d’Anticor au procureur de Lorient pour « prise illégale d’intérêts ».

Dans un communiqué du 15 février (à retrouver en intégralité en annexes), Freddie Follezou explique que la SEM de Keroman a abondé le capital de la SAS Ker’Oman en y investissant 40 000 euros, représentant 80% du capital. Mais que « faute de moyens financiers qui ne lui ont pas permis d’abonder les différentes augmentations de capital (augmentation des coûts énergétiques, post covid et post brexit), elle a été diluée au fil du temps pour ne détenir à ce jour que 20% du capital. »

Les 20 % restants détenus par le port de Lorient risquent en outre de se réduire bientôt comme peau de chagrin. Des levées de fonds sont en cours pour atteindre un capital de 7,2 millions d’euros d’ici à la fin de l’année, selon Le Télégramme. « Le port de Lorient sera dilué, marginalisé, mais on s’en fiche », reconnaît, dans le même article, un actionnaire privé. Anticor a également signalé un « détournement de fonds publics » : « L’argent qui a été investi par plusieurs personnes publiques ou parapubliques est susceptible d’avoir bénéficié principalement à des personnes privées », indique l’association de lutte contre la corruption.

Une société parallèle a été créée en août dernier, la Société financière Ker’Oman Développement – une société financière dont la finalité est de gérer des fonds. Même objet social, mêmes actionnaires que la SAS Ker-Oman, sauf que le port de Lorient n’est plus de la partie. Quel est son but ? Nos questions sont restées lettre morte.

En résumé, les collectivités locales ont injecté de l’argent public dans une affaire entre les mains d’actionnaires privés dont l’intérêt pour le territoire n’est pas étayé. Mais l’histoire peut aussi se raconter autrement. 

L’autre histoire de Ker-Oman

À l’origine, il y a un homme d’affaires, Lionel Rabin. Il dirige une société opaque, Haltiqa. Son équipe est réduite : trois Bretons – dont le maire de Pordic, Joël Batard, lequel n’a pas donné suite aux questions de Mediapart. Sur son site, elle vante différentes activités à Oman mais elle est domiciliée à Dubaï, aux Émirats arabes unis. Les caractéristiques d’une société offshore

C’est lui, Lionel Rabin, qui a insufflé le rêve omanais à Lorient et négocié avec les autorités du sultanat. C’est lui aussi qui fonde, en décembre 2020, la société SAS Ker-Oman aux côtés des deux autres actionnaires privés. Interrogé par Mediapart, il n’a pas répondu à nos questions. À cette époque, le port de Lorient n’apparaît pas encore au sein de la structure financière. 

Quelques mois plus tôt, il a résumé son projet dans un document remis aux gestionnaires du port de Lorient – obtenu par Mediapart. Dans ce document, il sollicite l’aide de la SEM Keroman – le port de Lorient – pour « utiliser son nom et sa notoriété » dans le cadre de l’appel d’offres lancé à Oman en vue de sélectionner les gestionnaires du port de Duqm. Une aide précieuse. « Le modèle lorientais a été déterminant dans l’attribution de ce marché, l’objectif des autorités omanaises étant de reproduire l’organisation du port de Keroman », souligne l’agglomération de Lorient lors d’une délibération. Lionel Rabin sollicite également, outre la réputation de Lorient, une aide financière des collectivités locales. 

© Document Mediapart

Que promet-il en échange ? « Un chiffre d’affaires prévisionnel d’un million d’euros en prestations de services pour les acteurs de Lorient sur la période 2020-2023 et des contrats de prestations futurs. » Loin des échanges commerciaux mirifiques vantés par l’agglomération de Lorient par la suite.

La SAS Ker-Oman aurait en effet porté des études sur la conception du port de Duqm pour un montant d’environ 1 million d’euros, selon une délibération de l’agglomération de Lorient. Cette prestation a d’ailleurs fait l’objet d’un appel d’offres international en 2022 – sans privilège lorientais là non plus. Des acteurs bretons ont-ils été sélectionnés ? Aucune réponse ne nous a été apportée.

Pendant cette période, les collectivités locales ont injecté 725 000 euros dans la SAS Ker-Oman. En résumé, elles auraient donc utilisé 725 000 euros pour qu’un « prestataire de services » – choisi par l’État omanais parmi la concurrence mondiale et dont l’identité n’a jamais été dévoilée – espère en gagner 1 million. Le tout à l’initiative d’un homme d’affaires, Lionel Rabin, qui a disparu des radars lorientais. Mais à Oman, la presse locale le présente désormais comme le chef de projet du port de Duqm.

Au début de l’histoire, il y a une question aberrante : l’argent public doit-il servir à importer du poisson de l’autre bout du monde ? À la fin, il n’est plus question d’importation et l’interrogation est encore plus folle : ce projet, soutenu par les collectivités locales, a-t-il tout simplement le moindre intérêt ?

Source: https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/150224/comment-lorient-s-est-embarque-dans-le-megaport-industriel-d-oman?M_BT=1568890895419

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/comment-lorient-sest-embarque-dans-le-megaport-industriel-doman-mediapart-15-02-24/

Un commentaire

  1. Merci pour cet article détaillé et révélateur. Il est crucial de comprendre les implications économiques et écologiques de ce projet ambitieux mais controversé. L’impact potentiel sur la pêche locale et les conditions de travail des pêcheurs omanais soulève de nombreuses questions éthiques et économiques. Bravo pour cette investigation approfondie qui met en lumière les complexités et les enjeux de ce partenariat international. J’espère que cela incitera à davantage de transparence et de responsabilité dans de tels projets.

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