
Chaque été, le magazine patronal Challenges publie son classement des 500 familles les plus riches de France. Ce numéro est une petite bible de la lutte des classes : car malgré les efforts, de plus en plus pathétiques, qu’ont les journalistes à légitimer le niveau d’enrichissement de la grande bourgeoisie, les mécanismes de sa domination apparaissent de façon de plus en plus criante. Selon l’INSEE, 13% de la population française est en situation de privation matérielle et sociale. Concrètement, cela représente 8,6 millions de personnes qui ne peuvent pas couvrir au moins cinq des treize besoins considérés comme souhaitables, voire nécessaires à un niveau de vie correct (possession de deux paires de chaussures, dépenser une petite somme librement, s’acheter des vêtements neufs, se payer une voiture, avoir un accès Internet à domicile…). C’est le double par rapport à 2015. Pendant ce temps, la fortune cumulée des 500 familles les plus riches de France est passée de 600 à 1 500 milliards d’euros : elle a été multipliée par trois. Et attention, on ne parle que de leur fortune professionnelle, c’est-à-dire la valeur des actions qu’ils détiennent. Pour connaître leur niveau total de richesse, il faudrait ajouter à cela leurs placements financiers hors du marché d’actions, leurs placements immobiliers, leurs voitures, leurs œuvres d’art, etc. C’est un phénomène nouveau à l’échelle de notre histoire sociale : la classe des parasites n’a jamais été aussi puissante. En 1996, leur fortune représentait 6% du Produit Intérieur Brut (PIB, la somme des richesses produites chaque année). En 2024, cette proportion atteint 42%. La fortune des 10 plus riches a été multipliée par 24 durant le même laps de temps. Alors, comment s’y prend Challenges pour ne pas faire de son classement annuel un brûlot anticapitaliste ?
Par Nicolas FRAMONT.
Comment les riches le deviennent-ils ?
Problème numéro un rencontré par Challenges quand il s’agit de parler des 500 familles les plus riches de France : il s’agit en grande partie d’héritiers directs. Cette proportion a même augmenté, passant de 23% en 1996 à 41%, selon le magazine. Et on parle d’héritiers directs du groupe du même nom : parmi les “entrepreneurs” que Challenges définit comme majoritaire dans son classement, il y a essentiellement des gens déjà issus de la bourgeoisie. Et ce que le magazine montre bien c’est que les 10 plus riches sont tous des héritiers, de plusieurs générations, à l’exception de Xavier Niel (Free, 7e du classement) : la famille Hermès, Bernard Arnault (LVMH), les Wertheimer (Chanel), Bettencourt (l’Oréal), Dassault (Aviation, Armes), Saadé (CMA-CGM), Mulliez (Auchan), Pinault (Kering), Besnier (Lactalis) sont des héritiers, ils n’ont pas eux-même bâti le groupe qui les rend riche.
On peut constater que ce qui rend le plus riche, dans notre pays, c’est le luxe, les armes et l’alimentation. Mais cela n’a pas toujours été le cas : Challenges constate que les grandes fortunes de 1996, quand le classement a été publié pour la première fois, étaient davantage constituées de patrons de la grande distribution. Seule la famille Mulliez, qui possède Auchan mais aussi de très nombreuses autres enseignes, est restée au sommet de la pyramide des riches, tandis que les propriétaires de Carrefour, Cora ou Casino ont vu leur fortune professionnelle stagner avec le temps. Les vrais champions de notre époque, se réjouit Challenges, ce sont les héritiers des grands groupes de luxe : ils profitent de l’émergence d’une classe bourgeoise à l’échelle planétaire, qui a besoin de se distinguer de la plèbe de tous les pays par une consommation ostentatoire.
On apprend que nos riches sont les plus riches d’Europe ; leur fortune est 2,5 fois plus élevée que celles de leurs homologues britanniques ou allemands. On se fait piller comme personne d’autre sur le continent. Comment expliquer cela ? Challenges n’a pas peur de donner des explications qui fâchent. Il y a d’abord la mondialisation des échanges et la disparition progressive des barrières douanières qui ont permis aux groupes français, notamment de luxe, de se déverser dans le monde entier. Il y a, de façon beaucoup plus marginale, les “nouvelles technologies” qui ont “créé de nouveaux marchés”. Free en est un bon exemple, et Challenges se garde bien de préciser que ses “innovations” se sont faites au prix de conditions de travail dégradées, de répression syndicale, en France comme au Maroc, et de multiples contentieux avec les associations de consommateurs. Les groupes dont il est question sont de toute façon toujours abordés sans la moindre allusion au travail, uniquement au capital. Ainsi, Challenges ne commente évidemment pas les pratiques d’exploitation mise en place par LVMH, dont on apprend cette semaine qu’elles comportent par exemple, concernant la marque italienne Loro Piana, des conditions “proches de l’esclavage”.
Mais Challenges parle toutefois d’un mécanisme d’enrichissement dont on parle trop peu : “l’adjuvant magique qui a surtout permis à nombre d’ultra riches de s’enrichir a été administré par les banques centrales. À chaque crise, de la Nouvelle économie en 2022, financière en 2008, sanitaire en 2020, elles ont déversé toujours plus de liquidités pour ranimer la croissance”. Merci Challenges de le dire, puisque des blaireaux de plateau TV n’ont cessé de nous répéter que les milliards déversés par les Etats dans ces années-là étaient des mesures “de gauche” ou “socialiste”. Alors qu’il s’agissait bien de subventions directes à la bourgeoisie qui a bénéficié d’argent bon marché pour investir encore davantage et faire gonfler la valorisation de ses entreprises.
La fortune des 500 familles les plus riches de France repose sur quatre grands leviers : l’héritage, pour commencer. L’exploitation du travail des autres, ensuite. Puis une fiscalité dérogatoire et avantageuse. Et enfin des aides publiques directes ou indirectes, qui font de la France non seulement un paradis fiscal pour riches mais également un État providence pour les entreprises et leurs actionnaires.
Challenges concède un autre déterminant à l’explosion de la fortune des riches français : “la France est un paradis fiscal”, nous dit Xavier Niel, cité par le magazine, qui abonde dans son sens : “Une étude de 2023 de l’Institut des politiques publiques a révélé que, en France, si l’ensemble des citoyens paient environ 50% de leurs revenus en prélèvements tout compris, ce chiffre tombe à 27% pour les milliardaires”. Forcément, ça aide.
Challenges omet de parler des immenses subventions directes ou indirectes dont ont bénéficié certains grands groupes au moment de leur création. On rappellera que la fortune des Saadé s’est faite avec le rachat par leur première entreprise, CMA, de l’entreprise publique CGM, qui venait miraculeusement d’être renflouée par le contribuable, à hauteur de 5 milliards de francs. Ou encore que Bernard Arnault a pu se lancer dans le luxe, dans les années 1980, grâce au rachat du groupe Boussac (qui possédait entre autre Dior), alors en difficulté et renfloué par les deniers publics à hauteur d’un milliard de franc, et qu’il n’a pas honoré la promesse de maintien de l’emploi après un rachat très avantageux pour lui. Challenges omet également de parler des 210 milliards d’argent public versé à l’ensemble de ces groupes, chaque année, depuis le début de l’ère Macron, sans effet sur l’emploi, mais avec des effets réels sur les marges et les profits.
Bref, ce numéro d’été de Challenges vient malgré lui nous rappeler que la fortune des 500 familles les plus riches de France repose sur quatre grands leviers : l’héritage, pour commencer. L’exploitation du travail des autres, ensuite. Puis une fiscalité dérogatoire et avantageuse. Et enfin des aides publiques directes ou indirectes, qui font de la France non seulement un paradis fiscal pour riches mais également un État providence pour les entreprises et leurs actionnaires.
Héritiers, exploiteurs mais… si charmants
Le talent des journalistes de Challenges c’est d’arriver, après avoir montré, plus ou moins ouvertement, cette réalité, que ces riches méritent tout de même tous ces avantages et toute cette fortune cumulée. Pour cela, ils dressent de très complaisants portraits qui nous montrent que ces gens sont originaux, complexes et méritants. Attention, c’est du grand art :
“Les Saadé hissent haut leur pavillon à Marseille” : l’article consacré à la famille Saadé, propriétaire du groupe de transport maritime CMA-CGM, s’ouvre comme un épisode de la série Succession “En haut de la gigantesque tour CMA-CGM, sur les docks de Marseille, le bureau de Tanya Saadé, soeur de Rodolphe, le PDG du groupe, surplombe la ville”. L’article est uniquement consacré à la façon dont la famille Saadé arrose la ville : club de l’OM, rénovation de Notre-Dame de la Garde, aide financière au diocèse (car les Saadé sont chrétiens et le font savoir), mais aussi à des écoles… dont on apprend que certains élèves auraient dû recevoir des confiseries estampillées CMA-CGM si la mairie n’était pas intervenue. Cette “générosité” de mécène n’est jamais mise en parallèle avec l’immense niche fiscale dont bénéficie le groupe : une imposition spécifique sur les armateurs, qui plafonne l’imposition à 2% du chiffre d’affaires… contre 25% pour les autres entreprises. La famille Saadé expérimente le rêve de la plupart des riches : ne plus payer d’impôt et être solidaire des autres quand ils veulent, et surtout où ils veulent. D’où les publicités qui rythment le magazine et font appel à la générosité – et l’égocentrisme – des bourgeois : “Chambord a besoin de vous” titre la fondation pour le château dans une publicité en pleine page. “L’aile François Ier nécessite de grands travaux de restauration. Les mécènes verront leur nom gravé dans l’aile royale restaurée”.
Dans son édito, le magazine dénonce “la chasse aux riches” … après avoir démontré par les faits décrits tout au long de ses colonnes que ce sont eux qui nous pillent.
“Axel Dumas, prix d’excellence” : le titre de l’article consacré à l’homme le plus riche de France ne laisse pas place au doute. Pas la moindre critique ne sera formulée contre un homme qui s’est pourtant contenté de naître puisqu’il est membre de la sixième génération de la famille Hermès. “le gérant d’Hermès a multiplié le chiffre d’affaires par quatre et la valorisation par neuf” : tout seul ? Avec ses petites mains ? Le propre du journalisme bourgeois c’est de toujours attribuer au seul dirigeant les résultats d’une entreprise. Le magazine se contredit puisqu’il montre aussi, comme je le disais plus haut, que si les entreprises du luxe cartonnent autant c’est parce qu’une classe mondiale riche a émergé, notamment en Chine. Mais qu’importe : ici, personne ne s’intéresse aux artisans, vendeurs, commerciaux, comptables d’Hermès. Les groupes sont décrits comme des entités entièrement créées et mues par la seule action de leurs actionnaires. La parole n’est donnée qu’aux proches des dirigeants dont il est question. Axel Dumas est donc décrit par des cadres dirigeants d’Hermès et par l’avocat de la famille, jamais par ses ouvriers ou même des cadres intermédiaires.
Tout le jeu de l’écriture de Challenges est de nous prouver que ce pur produit de la grande bourgeoisie (qui a fait Science Po, Harvard, a “gravi les échelons” du groupe familial) est original. “À la fois bavard, mais pudique, bon orateur, mais discret, humaniste, mais élitiste, Axel Dumas est un être complexe”. Un proche collaborateur confie qu’il a “des humeurs changeantes” et qu’il “peut se montrer cassant”. Ce sont les termes journalistiques consacrés pour dire que c’est un tyran volontairement humiliant, mais passons. On apprend que c’est un homme simple : “on le voit parfois seul, se promener avec son chien sur l’Île Saint-Louis, où il habite, ou déguster un œuf à la coque au Café de Flore” : il est comme vous et moi, tout en étant exceptionnel.
Hervé Vinciguerra, 260e au classement, est homme simple“qui ne fait pas attention aux apparences et fuit les mondanités” même si l’on apprend qu’il possède des villas à Cannes et Saint Tropez, ainsi qu’un voilier de 50 mètres, “l’une des rares extravagances de ce multimillionnaires”.
C’est aussi le cas d’Hervé Vinciguerra, un personnage on ne peut plus classique (pratique l’évasion fiscale, s’est enrichi grâce à une start up, rachète un peu tout ce qu’il veut…) que les journalistes font passer pour un iconoclaste. Dans son portrait, tout est qualifié dans des termes affectifs “il marche aux coups de coeur” pour ses investissements (rien à voir avec son portefeuille). Il a “une attirance pour les paradis fiscaux”, sans doute esthétique. C’est lui aussi un homme simple, décidément, “qui ne fait pas attention aux apparences et fuit les mondanités” même si l’on apprend qu’il possède des villas à Cannes et Saint Tropez, ainsi qu’un voilier de 50 mètres, “l’une des rares extravagances de ce multimillionnaires”. Challenges est très surpris qu’il investisse son argent dans des médias indépendants comme Streetpress, qu’il soutienne Le Vent Se Lève et Arnaud Montebourg. Mais nous, on commence à l’être moins : comme le multimillionnaire Olivier Legrain, dont nous avons déjà parlé ici, Vinciguerra a de vagues idéaux et n’a pas les moyens d’occuper le terrain médiatique réservé aux milliardaires. Alors il aide des médias et des candidats qui sont de gauche mais pas trop. “Il y a une dissociation inconsciente entre sa vision de lui-même et du monde” explique un proche à Challenges. Là encore, c’est tout à fait banal : les bourgeois sont des personnes qui tirent leur pouvoir et leur richesse de l’exploitation, de la prédation, de l’héritage et de la subvention, et pourtant ils se prennent pour des héros humaniste qui ont tout fait eux-même. Ce niveau de mensonge doit être épuisant.
En tout cas, Challenges reste à leur côté. Dans son édito, le magazine dénonce “la chasse aux riches” … après avoir démontré par les faits décrits tout au long de ses colonnes que ce sont eux qui nous pillent. Une chose est sûre : quand 500 personnes détiennent l’équivalent de 42% de notre PIB, toute population un tant soit peu sensée ne devrait penser qu’à une chose : tout leur reprendre.
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Source: https://frustrationmagazine.fr/riches-challenges
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/comment-vont-les-500-familles-les-plus-riches-de-france-frustration-19-08-25/