
Depuis des mois, l’entreprise privée Accompagnator accueille des jeunes de l’Aide sociale à l’enfance dans des conditions déplorables. Ils entreposent les plus indésirables dans un lieu en particulier : Salmalel, surnommé « l’hôtel des incasables ».
Par Sandro LUTYENS.
Mercredi 7 mai au matin, un feu ravage un local squatté sous le pont de Bondy (93), qui blesse gravement quatre personnes. L’une d’elles, sauvée in extremis par un pompier, décède finalement dans la matinée. Abdel Mouine Z., adolescent algérien de 16 ans, n’avait pourtant rien à faire là. Le garçon était placé sous la protection de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) du Val d’Oise. Le département sous-traite depuis 2024 une partie de sa mission à une société privée au nom étonnant, Accompagnator. C’est elle qui, depuis trois mois, s’occupait d’Abdel. Il était hébergé avec une quarantaine d’autres mineurs non-accompagnés (MNA), confirmés mineurs pour la plupart, dans un hôtel à Montigny-lès-Cormeilles (95). Addict et instable, Abdel s’absentait souvent mais revenait toujours. Suite à un comportement jugé « agressif », l’entreprise Accompagnator a pourtant demandé la fin de son placement début avril. Dans l’attente, il a été transféré dans un autre hôtel à Argenteuil (95). Un lieu sans encadrement, sans surveillance, que l’équipe d’éducateurs appelle « l’hôtel des incasables ».
Petite résidence aux stores extérieurs verts, le lieu affiche les airs abandonnés des hôtels sociaux dont on ne sait jamais s’ils sont ouverts. Le nom sur la devanture ne correspond pas à celui écrit sur les papiers administratifs : Salmalel. Les volets du rez-de-chaussée sont fermés, mais les chaussures et vêtements mis à sécher sur les rebords de fenêtres des deux étages signalent des habitants qui ne sont pas que de passage. En milieu de journée, un homme fait quelques allers-retours, ramène des courses et indique par téléphone qu’il a « rentré un jeune ». À l’intérieur, il n’y a pas d’espace commun. Ils sont, deux, trois, parfois quatre par chambre. Un endroit « complètement insalubre », selon des encadrants qui y sont passés. Ici, il n’y a « plus aucun suivi du jeune », ni éducateurs, ni hôteliers, selon eux. C’est là qu’on met ceux qui, comme Abdel, ne sont plus les bienvenus ailleurs. L’entreprise Accompagnator et l’Aide sociale à l’enfance du département n’ont appris le décès de l’ado que deux semaines après l’incendie. Personne ne s’était rendu compte qu’il était parti.
Dans ce ballet des places qui envoie les mineurs d’un hôtel à l’autre, Salmalel a tout l’air d’une destination finale. Il illustre parfaitement les limites criantes du système d’accueil des mineurs non-accompagnés en France par l’ASE. Notre enquête, qui s’appuie sur plusieurs sources et documents internes du dispositif, révèle un système de prise en charge au rabais par Accompagnator, en violation complète de la loi Taquet sur l’amélioration de la situation des enfants placés. Sans que le service départemental, auquel certains dysfonctionnements sont dissimulés, ne soit intervenu. Ni l’ASE, ni Accompagnator ou son entreprise-mère n’ont répondu aux questions de StreetPress.
L’hôtel représentatif du système Accompagnator
Salmalel est un des cinq lieux du Val d’Oise où Accompagnator accueille plus de 250 MNA et deux mineurs français. La plupart de ces jeunes ont été confirmés mineurs et sont placés par l’Aide sociale à l’enfance. Les autres y sont « mis à l’abri » en attente d’évaluation. Mais l’hôtel apparaît dans le système Accompagnator comme la solution facile et loin des regards pour entreposer les indésirables aux parcours cabossés. Pour les 20 à 30 jeunes présents entre les murs, Salmalel est le nom qui apparaît souvent à la fin du récit. Comme Ilyes (1), 17 ans, qui s’est scarifié lors d’un entretien à l’ASE. À la suite de quoi l’entreprise a « mis fin à sa prise en charge »… et envoyé à Salmalel. Ou Sadok (1), 17 ans, scarifié également, et qui, après une altercation avec son voisin de chambre, a été… envoyé à Salmalel. Ou encore Walid (1), tout juste majeur, qui, défoncé à l’ecstasy, a un jour clamé : « Je vais partir », a pris son sac et s’est dirigé vers la fenêtre. Les autres l’ont retenu. Après un passage rapide aux urgences psychiatriques, quelques jours plus tard, la société privée l’a accusé d’être entré alcoolisé et… l’a envoyé à Salmalel.
Depuis 2024, la loi Taquet interdit le placement de mineurs – français ou non – en hôtel, qu’il soit touristique ou social. Dans le cas d’Accompagnator, le recours à ce type d’hébergement est pourtant au cœur du système mis en place autour de l’entreprise. Pour accueillir les jeunes, Accompagnator s’appuie sur le réseau de sa maison-mère, la plateforme hôtelière PromHotel, prestataire du Samu social en Île-de-France au chiffre d’affaires annuel de 16 millions d’euros. Le contrat avec l’ASE permet ainsi à PromHotel de faire bénéficier à son réseau d’hôteliers de rentrées d’argent stables sur l’année, comme StreetPress l’avait raconté en avril dernier. Un public à ne surtout pas froisser, au détriment des mineurs. Un adolescent accueilli par Accompagnator, qui s’est vu recommander la consultation d’un psychiatre par un cadre de l’ASE, a par exemple été envoyé à Salmalel car il fumait des joints dans sa chambre. Il déclenchait l’alarme incendie et exaspérait l’hôtelier. Il n’a jamais vu de psychiatre.
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Un taux d’encadrement de misère
En mars, deux autres mineurs se sont plaints de la situation à leurs référents ASE. Tous les jeunes de Salmalel ont alors été temporairement replacés dans d’autres hôtels. Pendant ce temps de latence, Raphaël (1), un jeune Français de 16 ans a « provoqué » son nouvel hôtelier, qui a refusé de le garder. La parole des hôteliers, partenaires privilégiés de la maison-mère PromHotel, pèsent beaucoup dans les décisions. La proposition d’Accompagnator ? Renvoyer l’adolescent vivre, tout seul, dans l’hôtel vide des « incasables » d’Argenteuil. Finalement, tous les mineurs y ont été renvoyés, avec une nouvelle « permanence » de trois heures par semaine pour seule amélioration.
Dans le département, le reste des hôtels d’Accompagnator donne un aperçu de l’enfer de Salmalel. Sur trois des cinq sites, cinq intervenants sociaux et trois chefs de service s’occupent d’environ 200 jeunes. Un accompagnement à la limite du concevable, dont le niveau d’encadrement est doublement inférieur au taux habituellement constaté (2). « On ne m’avait pas dit que ça allait être comme ça », pointe un éducateur sous couvert d’anonymat. Il continue :
« Parfois j’en regarde un et je lui dis, désolé mais tu t’appelles comment ? Au début, la nuit il n’y avait personne, même pas de veilleur de nuit. »
Une situation intenable et sans filet de sécurité : l’entreprise ne propose pas de contrat de remplacement en cas d’absences. Ces trois sites sont pourtant les mieux lotis. Un quatrième lieu accueille une vingtaine de filles. Elles n’ont aucun intervenant dédié. L’hôtelier, lui, gère le bar d’à côté. Alors, si elles ont besoin de quoi que ce soit, les filles vont au troquet. Face à l’absence d’adultes, quelques-unes ont exprimé un profond mal-être. Elles ont été transférées sur un autre hôtel, avec 80 garçons.
Chez Accompagnator, au moins deux des sites sont, en interne, qualifiés de « pérennes », comme les foyers. Aux encadrants, l’entreprise promet « un accueil comme un autre ». Pourtant, à Salmalel et dans ses autres lieux, tous les accompagnements se font au rabais. Les demandes d’encadrants de suivi psy pour des jeunes en grande détresse n’ont pas de suite, même avec ordonnance d’un médecin. Plusieurs témoins du dispositif détaillent. Pour les fournitures scolaires, « il n’y a pas de budget ». Les propositions de sortie pour Noël ou le Nouvel an resteraient sans réponse. Dans les achats d’hygiène, le déodorant, serait « du luxe ». Un cadre achèterait même des savons détachants au fiel de bœuf au rayon ménager, car « c’est des noirs, ils ont la peau solide ».
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Hypocrisie d’un système à bas coût
Qui est au courant de la situation de Salmalel et des autres établissements d’Accompagnator ? En février, la responsable exécutive de PromHotel, maison-mère et partenaire contractuel de l’ASE, avait affirmé à StreetPress :
« Accompagnator, je ne m’en occupe pas, je n’en sais rien. »
Pourtant, selon les informations de StreetPress, cette même responsable a bien évoqué l’absence d’accompagnement à Salmalel pour se justifier face à un hôtelier exaspéré du comportement des jeunes transférés depuis « l’hôtel des incasables » d’Argenteuil. Elle est par ailleurs en copie de la plupart des échanges importants. PromHotel s’occupe en direct du réseau d’hôtel, de l’administratif et du commercial. Mais la société fait profil bas. « Les équipes n’ont pas à interpeller les cadres de PromHotel », prévient la direction d’Accompagnator. « On se fait allumer quand on met [la responsable de PromHotel] en copie », confirme une ancienne employée.
Un verrouillage de la communication similaire à celui mis en place face à l’Aide sociale à l’enfance. « Vous ne devez en aucun cas faire de mail aux responsables ou un autre cadre » de l’ASE, « seuls les chefs de service peuvent leur écrire », précise ainsi l’entreprise aux équipes. Lors d’une réunion en mars dernier, les chefs ont prévenu :
« Lorsque nous nous rendons [au service départemental], nous devons faire très attention avec qui nous communiquons car toute information aussi minime soit-elle peut faire l’objet d’une transmission à la direction de l’ASE. »
Mais si le service départemental ne semble pas être au courant de tout, un élément crucial de la situation ne peut pas leur être étranger. Car Accompagnator opère aujourd’hui face à une réalité bien éloignée de sa mission initiale. Sur le papier, le département lui a délégué une mission : s’occuper des jeunes avant et après l’évaluation de leur âge, jusqu’à leur placement en foyer. Sur ces dispositifs d’accueil temporaire, les budgets sont particulièrement bas : 50 euros par jour et par jeune pour Accompagnator, contre 200 euros en moyenne pour les placements en foyer. Le cahier des charges du département n’impose même pas de présence continue en journée, alors que le décret Taquet impose pourtant « la présence physique d’au moins un professionnel formé ».
Seulement, les mineurs finissent par y rester longtemps, dans cet accueil temporaire sous-financé. Souvent jusqu’à leur majorité, faute de place ailleurs. « Les foyers pour jeunes travailleurs sont pleins, donc on garde les jeunes majeurs, on ne libère pas de place, et les mineurs restent dans les services d’urgence », explique une responsable associative du Val d’Oise. Voilà toute l’hypocrisie d’un système à bas coût, où l’État lui-même via ses défaillances dans la protection de l’enfance permet la création d’enfers comme « l’hôtel des incasables ».
Contactés, PromHotel, Accompagnator ou l’ASE du Val d’Oise n’ont pas répondu aux sollicitations de StreetPress.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) Lors de la visite d’un dispositif similaire en 2019, le Défenseur des droits notait un niveau d’encadrement « inférieur au taux habituellement constaté », alors qu’il était quasiment deux fois plus élevé que celui d’Accompagnator.
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