
Avec plus de 3 000 salariés et cinquante sociétés dans le monde, le groupe, qui fête ses 60 ans, poursuit sa croissance en essayant de rester fidèle à son projet militant, redistributif et démocratique.
Par Hayet KECHIT.
Une entreprise adoubée par les trois plus grands syndicats français : il y a là de quoi piquer la curiosité. Il faut dire que la CGT, la CFDT et FO accompagnent depuis ses premiers pas, et encore aujourd’hui au sein de son conseil d’administration (CA), le groupe Up (ex-Chèque-Déjeuner), né il y a soixante ans de l’idée simple de proposer aux travailleurs dépourvus de restauration collective un titre abondé par leur employeur, leur donnant accès à un déjeuner digne de ce nom. Le tout en soutenant les commerces locaux.
« Une société où chacun se sente chez soi et ne soit pas exploité »
Il n’est dès lors pas anodin de voir placé sous les auspices syndicaux cet anniversaire, célébré le 17 septembre au palais d’Iéna, le siège du Conseil économique, social et environnemental, à Paris. Sophie Binet, Marylise Léon et Frédéric Souillot, leurs représentants, à la suite de Laurent Berger, ex-secrétaire général de la CFDT, ont en effet ouvert le bal des interventions affirmant leur confiance en l’avenir de la Scop (société coopérative de production). Non sans un trait d’humour de la part de Sophie Binet : « La CGT se bat pour la retraite à 60 ans, mais je tiens à préciser que cette revendication ne s’applique pas à Up. »
Le poids du symbole était bien prégnant : une façon pour le groupe de souligner le pont jeté sur le passé par cette reconnaissance syndicale de la fidélité au projet initial, né en 1964 dans l’esprit de Georges Rino.
Cet ancien résistant d’origine portugaise, syndicaliste à la CGT puis à Force ouvrière, homme aux multiples vies professionnelles, passé d’ouvrier en ameublement à inspecteur des ventes, avait d’emblée bordé les contours de son projet : « Je n’ai pas créé une coopérative par hasard. Il était totalement exclu que je participe à la création d’une entreprise de type capitaliste. Je voulais surtout créer une société où chacun se sente chez soi et ne soit pas exploité pour mon seul profit. » La citation, qui est en bonne place sur le site Web de l’entreprise, reste un mantra pour nombre de ses salariés.
Plus de 3 000 salariés et cinquante filiales dans le monde
Soixante ans plus tard, la société coopérative a tracé un chemin jalonné de succès. Devenu Chèque-Déjeuner puis Up, le groupe emploie désormais plus de 3 000 salariés, détient cinquante sociétés implantées dans 25 pays et a diversifié ses activités, étendant le principe du chèque-déjeuner à une multitude d’œuvres sociales destinées à faciliter, à travers des solutions proposées notamment aux comités sociaux et économiques (CSE), l’accès à la culture, aux loisirs, à l’éducation, aux aides sociales.
Elle est devenue récemment la première Scop dite « à mission », une façon d’affirmer un « engagement sociétal et environnemental », en s’entourant de partenaires associatifs et d’acteurs œuvrant notamment aux côtés des réfugiés – cela s’est notamment traduit par la création d’une carte de retrait avec laquelle ils peuvent recevoir les aides de l’État –, pour la protection de l’environnement ou encore pour faire reculer l’illettrisme.
« Un modèle qui rejette la rémunération du capital »
Un engagement « loin d’être un simple sparadrap » et qui, pendant longtemps, « n’a pas été notre tasse de thé », reconnaît son président Youssef Achour, réélu en 2023 pour un second mandat de quatre ans, qui a fait le choix, soumis au vote du CA, de renoncer aux fonctions de directeur général en assumant par ailleurs les fonctions de président de la chambre régionale de l’économie sociale et solidaire d’Île-de-France (Cress).
Le groupe Up, l’histoire d’une success story ? Le président n’a pas la victoire fanfaronne et préfère aux formules faciles la précision : « Je dirais plutôt la réussite d’une entreprise singulière (…), qui a su préserver son identité de coopérative, selon un modèle qui rejette la rémunération du capital et l’accaparation des profits par un petit nombre. » Il admet toutefois la gageure « dans un monde qui a extrêmement changé », imposant agilité et capacité d’adaptation face à des concurrents qui ne jouent pas à armes égales sur un marché très resserré.
Une coopérative à l’avant-garde
Passé par la Caisse des dépôts, avant d’intégrer la coopérative en 1999, à l’époque où elle n’employait que 300 salariés, celui qui a grandi à Bondy (Seine-Saint-Denis) au milieu des années 1970, et dit avoir été marqué par le foisonnement de ces jeunes Scop occupant à l’époque les rez-de-chaussée d’immeubles, l’assure : « L’essentiel du projet » demeure.
Il tiendrait, à ses yeux, en trois fondamentaux, qui ont valeur de garde-fous : l’attachement au principe de la coopérative de salariés – « toute personne qui signe un contrat de travail a vocation à devenir sociétaire » – ; une gouvernance démocratique où chaque sociétaire participe aux assemblées générales et vote tous les quatre ans pour renouveler le conseil d’administration. Enfin : la répartition à parts égales des fruits du travail, « que vous soyez président ou chef d’atelier à la production », selon le partage suivant : 45 % aux salariés, à qui reviennent aussi 7 % des dividendes ; 45 % dédiés aux investissements ; 3 % à un fonds de solidarité.
« C’est une entreprise où il fait bon vivre », affirme Nihad Djelit, cheffe marketing et représentante CGT. Sur les conditions de travail, la coopérative se veut en effet à l’avant-garde, instaurant par exemple les 35 heures quatorze ans avant la loi Aubry ou par sa politique d’inclusion des travailleurs handicapés, qui va au-delà des quotas imposés par la loi. « La soupe est bonne, même si je ne le dis pas trop en négociations », plaisante la jeune syndicaliste dans un éclat de rire.
« Tu bosses pour ta boîte »
Un constat partagé par Sylvain van Braekel, administrateur, chargé des liens avec les syndicats et les structures de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui met aussi en exergue « la qualité du dialogue social et le sentiment pour les salariés d’être considérés ».
Et, ajoute-t-il, « à la différence d’une entreprise capitalistique, là, tu bosses pour ta boîte. Cela a du sens ». Pour Nihad Djelit : « C’est une chance rare de pouvoir compter sur la présence de la DRH, du directeur général et du président au CSE. Mes homologues d’autres entreprises ont parfois du mal à le croire ! »
Signe de cette vitalité démocratique : le désaveu en 2019 par l’assemblée générale de l’ancienne PDG du groupe, Catherine Coupet, dont le mandat s’était traduit par des choix stratégiques jugés contraires à l’esprit du groupe, notamment en raison des investissements à plusieurs millions d’euros dans des filiales au Brésil, au Mexique et en Turquie. Le contexte local avait imposé à la maison mère un grand écart idéologique vécu par certains comme « douloureux ». L’ancienne PDG a, depuis, fondé une start-up concurrente du groupe.
Difficile de généraliser le mode de gouvernance à toutes les filiales
L’événement n’en révèle pas moins l’écueil posé par cette expansion hors des frontières. Youssef Achour le reconnaît : « Ce n’est pas facile. Nous tentons d’installer quelques principes, d’exporter notre socle social au sein des filiales, sans espérer non plus faire le grand soir, dans des pays où les inégalités sont solidement ancrées. »
Le directeur général du groupe, Julien Anglade, cite ainsi « des accords collectifs visant à partager les fruits des bénéfices, notamment en Roumanie, en Italie et en Moldavie ». Au-delà du défi de l’internationalisation s’ajouterait, selon le dirigeant, celui de la digitalisation très rapide du secteur des titres prépayés, qui a facilité l’émergence accélérée de nouveaux concurrents et de start-up capables de lever des fonds très rapidement. Prêtes aussi à en découdre.
Le « capital humain » avant le « capital financier »
En témoigne le procès intenté en 2015 par la jeune pousse Resto Flash (ex-Octoplus) contre le groupe coopératif et trois autres acteurs du secteur (Edenred, Pluxee, Natixis), accusés d’avoir constitué un cartel verrouillant le marché. En 2023, le procès a débouché sur leur condamnation en appel pour entente anticoncurrentielle (les trois entreprises auraient affiché, selon l’Autorité de la concurrence, une part de marché cumulée supérieure à 99 % en 2022).
Les restaurateurs et les commerçants sont récemment aussi entrés dans la partie, accusant les quatre grands émetteurs de titres de bloquer la dématérialisation pour continuer à prélever des sommes indues à leur détriment. Avec en jeu des millions d’euros de dommages.
Cette ombre au tableau est cependant restée loin des commémorations, durant lesquelles le groupe a martelé sa volonté, face au « capital financier », de continuer à privilégier ce qu’il présente comme son principal atout : « le capital humain ».
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