
Dans ce texte, Panagiotis Sotiris propose une redéfinition du sujet politique de l’émancipation qui, loin de les opposer, articule la dimension de classe avec celles du peuple et de la nation. La reprise de la souveraineté populaire est ainsi comprise comme une dimension constitutive d’un nouveau bloc historique, antagonique à l’hégémonie bourgeoise. S’appuyant sur Antonio Gramsci et Nicos Poulantzas, il élargit la perspective pour intégrer la pluralité des formes de domination et discute la notion de « patriotisme internationaliste » mise en avant par Houria Bouteldja.
Ce texte reprend l’intervention de Panagiotis Sotiris dans la conférence Historical Materialism Paris : Conjurer la catastrophe / Combating the Catasthrophe de juin dernier.
Par Panagiotis SOTIRIS.
L’un des défis les plus importants auquel nous sommes actuellement confronté-es est de savoir comment transformer les tendances généralisées à la protestation et à la contestation dont nous sommes témoins en un sujet collectif cohérent, capable d’inverser la désagrégation et l’atomisation actuelles des classes subalternes.
Ce défi est d’autant plus important si l’on considère que nous avons assisté à des moments impressionnants de mobilisation de masse au cours des quinze dernières années. Ces moments ont revêtu, dans certains cas, un caractère quasi-insurrectionnel, mais ils ont en même temps révélé d’importantes divisions au sein des classes subalternes. En effet, ce que l’on a appelé la montée de l’extrême droite peut, dans une large mesure, également être décrite comme un glissement de larges segments de la classe ouvrière, et, en général, des classes subalternes, vers l’extrême droite.
À une époque où le capitalisme néolibéral devient encore plus disciplinaire et cynique, alimentant un impérialisme belliqueux et génocidaire, justifié en termes de ciblage néocolonial du Sud, la question de la création d’un « nous » collectif de résistance et d’émancipation n’est pas seulement, et pas principalement, d’ordre analytique. Elle est avant tout stratégique et d’une urgence quasi existentielle.
Classe et/ou peuple ?
Traditionnellement, la réponse à cette question se résume à un appel à un positionnement commun de la classe ouvrière et à une répudiation des identités nationales, ethniques et religieuses en faveur d’une nouvelle identité prolétarienne commune.
Bien sûr, nous devons rappeler que les exploité.es et les dominé.es partagent cette condition commune de devoir vendre leur force de travail pour survivre et que les ennemis auxquels ils et elles sont confrontés, des entreprises mondiales aux États génocidaires et aux agresseurs impérialistes, sont basés sur ce type d’exploitation spécifiquement capitaliste.
Mais nous savons aussi que, dans le même temps, les rapports de classe réels sont complexes et qu’il existe des différenciations entre les segments des classes ouvrières, ainsi qu’un problème, très aigu dans le passé et qui persiste encore aujourd’hui, à savoir qu’une partie importante des subalternes ne sont pas des travailleur.ses, mais des paysan-nes, des travailleur.ses indépendants ou des pauvres.
Il ne s’agit donc pas seulement de penser en termes d’alliances sociales au sens large, c’est-à-dire au-delà de la seule classe ouvrière – ce qui implique déjà de repenser les différentes formes de désignation et d’interpellation du sujet collectif de l’émancipation. Il s’agit également de repenser les formes politiques antagonistes de la modernité.
Je pense ici à la dialectique entre classe et masse dont on peut dire, en suivant Etienne Balibar, qu’elle est le résultat du « court-circuit » entre l’économie et la politique – j’y ajouterais l’idéologie – que Marx a réalisé (Balibar 1997). Avec Balibar, nous pourrions en effet dire que le prolétariat est à la fois classe et masse. Qu’il n’est pas, en un sens, un sujet historique, mais bien le résultat de conjonctures, et de rapports de forces, particuliers, dont dépendent l’ensemble des formes de subjectivité et d’identité collectives. Il s’agit donc de :
« s’obliger à rechercher les conditions qui, dans la conjoncture, peuvent précipiter des luttes de classes en mouvements de masses, et les formes de représentation collective qui, dans ces conditions, peuvent maintenir dans les mouvements de masses l’instance de la lutte des classes. »[1]
Antonio Gramsci a saisi ce défi lorsqu’il a souligné que :
« Les classes subalternes, par définition, ne sont pas unifiées et ne peuvent s’unifier tant qu’elles ne peuvent pas devenir « État » : aussi leur histoire est-elle mêlée à celle de la société civile, c’est une fonction « fragmentée » et discontinue de l’histoire de la société civile et, par ce biais, de l’histoire des États ou groupes d’États. » (Q25, § 5).
Et c’est dans cette même note du Cahier 25 que Gramsci suggère également que l’objectif des classes subalternes est d’avoir des formations politiques qui affirment leur « autonomie intégrale ».
Nation et lutte de classes
Mais « devenir État » signifie aussi « devenir Nation » et « devenir Peuple ». La question devient ainsi celle de savoir si un tel alliage ne rentre pas en contradiction avec une tradition de longue date selon laquelle la nation et le peuple sont fondamentalement des constructions idéologiques qui mystifient l’antagonisme social et les divisions de classe, et justifient également le racisme systémique, en créant des « communautés imaginées » ?[2]
Tout d’abord, rappelons que « imaginé » ne signifie pas « non réel ». Là encore, Balibar, dans les années 1980, a fait une remarque importante: « toute communauté sociale, reproduite par le fonctionnement d’institutions, est imaginaire, c’est-à-dire qu’elle repose sur la projection de l’existence individuelle dans la trame d’un récit collectif, sur la reconnaissance d’un nom commun, et sur les traditions vécues comme trace d’un passé immémorial (même lorsqu’elles ont été fabriquées et inculquées dans des circonstances récentes). Mais cela revient à poser que seules des communautés imaginaires sont réelles, dans certaines conditions ».[3]
Cependant, je pense qu’il serait utile de revenir à Gramsci et à sa conceptualisation des formes politiques de la modernité. Dans ce processus historique, nous voyons non seulement se déployer le pouvoir et l’influence de la bourgeoisie dans sa « longue marche » vers l’hégémonie, mais aussi l’émergence de nouvelles formes de mobilisation des classes subalternes, qui constituent l’aspect crucial de la formation de cette volonté collective nationale-populaire contradictoire, en particulier dans les cas où la bourgeoisie est également passée par une phase révolutionnaire. Néanmoins Gramsci est toujours conscient de la manière dont la bourgeoisie tente par la suite de contrer l’émergence d’une telle volonté collective nationale-populaire ou de saper ses caractéristiques radicales et émancipatrices.
Le syntagme même de « national-populaire » est, en un sens, un lieu de tensions et Gramsci a explicitement opéré une distinction entre peuple-nation [popolo-nazione]et nation-rhétorique. Il a également souligné que la classe ouvrière, bien qu’internationale par nature, porteuse d’un certain universalisme subalterne, devait aussi se nationaliser, à la fois pour s’adapter à chaque rapport de forces national particulier et pour unifier les classes subalternes :
Une classe de caractère international, dans la mesure où elle guide des couches sociales strictement nationales (les intellectuels), et même souvent moins encore que nationales, particularistes et municipalistes (les paysans), doit “se nationaliser”, dans un certain sens. (Q14, §68)
Face aux tentatives de « nationalisme prolétarien » promues par certains segments du mouvement fasciste, qui justifient le chauvinisme et l’expansionnisme colonial-impérialiste, Gramsci suggère de faire de cette idée de nation prolétarienne la base d’un nouveau cosmopolitisme prolétarien. Comme le soulignait André Tosel :
C’est l’Italie des émigrés et des conseils d’usines, des communes et de l’humanisme civil, celle de la réforme intellectuelle et morale, de la « catharsis » de l’économique en éthico-politique, qui peut produire la réforme épocale de la religion de la liberté en hérésie créatrice d’un nouveau conformisme de masse et, en même temps, un internationalisme aussi bien travailliste et civique.[4]
De même, Nicos Poulantzas propose de repenser la question de la nation en soulignant son caractère incontournable. Poulantzas a analysé – dans ce qui est l’une des approches les plus originales de la question de la nation – « l’historicité d’un territoire et la territorialisation d’une histoire »[5] dans le cadre de l’émergence de la nation, ainsi que l’articulation spatiale spécifique du capitalisme et de l’impérialisme, l’émergence des frontières, de l’intérieur et de l’extérieur, et bien sûr le rôle de l’État :
« Cet État réalise une démarche d’individualisation et d’unification, [il] constitue le peuple-nation au sens où il représente son orientation historique ».[6]
En même temps, Poulantzas a insisté sur le fait que la relation des classes ouvrières avec le nationalisme n’est pas une simple domination idéologique par la bourgeoisie puisque :
[l]a spatialité et l’historicité de chaque classe ouvrière sont une variante de sa propre nation, à la fois parce qu’elles sont prises dans les matrices spatiale et temporelle, et parce qu’elles sont partie intégrante de cette nation comprise comme résultante du rapport de forces entre la classe ouvrière et la bourgeoisie.[7]
De plus, comme Sadri Khiari a souligné, l’Etat national est aussi toujours déjà constitué comme Etat racial :
À l’intégration nationale “gauloise” dans l’espace des frontières hexagonales s’est juxtaposée une intégration nationale coloniale enserrant l’appartenance au groupement statutaire “français” dans une appartenance à un groupement statutaire plus large, la civilisation blanche-européenne-chrétienne.[8]
Souveraineté nationale, souveraineté populaire
Il est donc évident que nous ne pouvons pas échapper facilement à la question de la nation. Mais je voudrais aussi évoquer ici une autre notion, d’autant plus que la nation (et le peuple) ne sont pas simplement des désignations de communautés. Ces termes renvoient également à une forme politique, à savoir l’État-nation. Et toute notion d’État et de nation inclut aussi une notion de souveraineté.
Je sais qu’un certain réductionnisme de classe a une réponse facile : le pouvoir réel et la souveraineté réelle appartiennent à la classe sociale dominante, aujourd’hui les segments les plus agressifs et internationalisés du capital. Cependant, l’une des particularités des formes sociales et politiques associées à la modernité capitaliste est que la souveraineté est projetée pour être articulée et exercée au nom d’une communauté plus large, à savoir le peuple et la nation.
Je crois qu’il est très important d’introduire la notion de souveraineté, parce que la souveraineté est l’un des enjeux de l’antagonisme social et politique contemporain. Je ne me réfère ici pas seulement au fait qu’une souveraineté subalterne émancipatrice est au cœur de la tradition spécifiquement marxiste qui affirme la nécessité de prendre le pouvoir pour changer le monde.
Je fais également référence au fait que le néolibéralisme disciplinaire contemporain opère, en particulier dans le contexte de l’Union européenne (UE), comme une forme de souveraineté nationale réduite, comme une cession de souveraineté, mais aussi comme une atteinte constante à la souveraineté populaire. On pourrait dire que l’UE représente un exemple de souveraineté limitée ou réduite comme stratégie de classe, en particulier à travers l’architecture monétaire, financière et institutionnelle de la zone euro. Et dans les années 2010, nous avons été témoins, dans des « terrains d’essai » tels que la Grèce, de la violence de ce processus.
Dans un sens, ce qui aurait évité le désastre social et politique que nous avons connu en Grèce aurait été exactement une récupération de la souveraineté nationale et populaire à la suite du vote impressionnant du référendum de juillet 2025, une récupération de souveraineté qui aurait impliquée la sortie de la zone euro et de l’UE.
J’aimerais d’ailleurs souligner sur ce point ceci. Beaucoup de camarades, lorsqu’ils entendent parler de souveraineté nationale, pensent immédiatement aux frontières. Or, nous sommes contre les frontières. Nous sommes en faveur de l’ouverture des frontières. Cependant, dans le contexte européen, c’est en réalité la limitation, la réduction de la souveraineté qui a permis l’imposition des politiques anti-migrants et anti-réfugiés de l’UE, en particulier après 2016 et l’accord UE-Turquie. Et il faudra récupérer la souveraineté pour rétablir pleinement le droit d’asile et la liberté de mouvement. Pour ouvrir les frontières, il faut être réellement souverains !
J’en viens maintenant à des considérations plus stratégiques. Cela signifie-t-il qu’il faut simplement un retour à la nation et à une référence nationale ?
Dans certains cas, comme la période qui a suivi la crise de la zone euro, nous avons assisté à un tel retour. Je pourrais citer la façon dont certains segments de la gauche italienne, d’origine communiste, ont décidé d’aller dans cette direction, sans grand succès. Ou encore les nombreux débats qui ont eu lieu en Grèce dans le cadre plus large de la lutte contre l’austérité, et l’émergence de l’idée d’un « espace politique patriotique ». Ou encore, pour se rapprocher de la France, les problèmes de certaines conceptions néo-républicaines du « retour à l’Etat ».
Quelles sont les limites d’un tel retour, sous une modalité républicaine ou traditionnellement « patriotique », à la nation ? Pour le dire rapidement, ce retour tend à exclure de l’espace politique (et culturel) de la nation et du peuple certains points de référence culturels ou religieux, en dépit de leur importance pour de larges segments des classes subalternes issues de l’immigration. Et il ne traite jamais du colonialisme en tant qu’aspect permanent du fonctionnement des États-nations d’aujourd’hui. Il s’agit en effet d’une conception de la nation qui n’aborde pas cet aspect de l’exclusion de tous ceux qui ne sont pas considérés comme faisant partie de la nation.
C’est donc un retour à la nation qui sape l’unité subalterne que nous essayons de construire. De plus, cette conception « néo-républicaine », « patriotique » ou « souverainiste » peut conduire à des positions franchement réactionnaires comme illustre l’exemple de Jacques Sapir[9] qui avait proposé, en 2015, une alliance « souverainiste » incluant le Rassemblement National (RN) et s’était, dans la foulée, rendu à l’université d’été du RN en 2016.
Un concept stratégique de peuple
C’est sur cette base que j’ai suggéré que la seule façon de repenser la possibilité de réclamer la souveraineté populaire d’une manière qui évite les pièges de l’universalisme cosmopolite et du nationalisme exclusionniste est de redéfinir le peuple (et la nation) à partir de la condition contemporaine de subalternité. Une condition qui a élargi les liens entre la subalternité et l’assujettissement à l’accumulation capitaliste, de manière à la fois directe et indirecte.
Cela implique une redéfinition du peuple (et de la nation) qui les dissocie de l’ethnicité, de l’origine ou de l’histoire partagée et les lie plutôt à une condition, à un présent et une lutte communs. Il s’agit donc d’une conception « scissionniste » du peuple et la nation, car elle inclut également une approche oppositionnelle des « ennemis du peuple », dont beaucoup sont formellement des « membres de la nation ».
Cela relèverait enfin d’une conception du peuple et la nation qui serait post-nationale et décoloniale. Bien que celle-ci renvoie à une conception politiquement performative du peuple et – pour utiliser la terminologie gramscienne – du « peuple-nation », elle est en même temps basée sur la classe. Il ne s’agit plus de la « communauté imaginaire » du « sang commun », mais de l’unité dans la lutte des classes subalternes, de l’unité de ceux qui partagent les mêmes problèmes, la même misère, le même espoir, les mêmes combats.
Le peuple n’est pas une origine commune, il représente une condition et une perspective communes. En ce sens, en suivant Deleuze, nous parlons d’un « peuple qui manque », d’un peuple qui doit être produit, d’un peuple à venir :
« non pas le mythe d’un peuple passé, mais la fabulation du peuple à venir. Il faut que l’acte de parole se crée comme une langue étrangère dans une langue dominante, précisément pour exprimer une impossibilité de vivre sous la domination ».[10]
Est-ce que cela signifie que nous abandonnons l’analyse de classe dans une telle perspective ? En aucune façon ! Car ce sont les formes contemporaines d’accumulation capitaliste qui créent des conditions matérielles « objectives » qui rassemblent des couches de la classe ouvrière avec des couches de la « nouvelle petite- bourgeoisie » (au sens de Poulantzas : le salariat de cols-blancs et de cadres), des fonctionnaires et même des segments des couches petites-bourgeoises traditionnelles, en raison de l’incapacité des politiques néolibérales contemporaines à constituer un bloc historique durable autour de la finance et des capitaux multinationaux.
Le mouvement du capital crée en effet des demandes et des intérêts communs, basés sur la condition commune du travail, la précarité, le chômage, l’exploitation, la difficulté accrue à répondre aux besoins de base qui, d’une certaine manière, peuvent rassembler un large éventail d’agents, du migrant sans-papiers au jeune diplômé qui passe du chômage à un emploi précaire à temps partiel et de nouveau au chômage.
Bien que les théoriciens du populisme aient eu tendance à considérer les grands bouleversements politiques récents et les mouvements de protestation de masse comme des événements essentiellement politiques, articulés autour de revendications politiques communes, ces moments représentent également la rencontre visible de segments de la force de travail collective, qui partagent une condition commune. Le caractère de classe de ces mobilisations de masse ne doit pas être ignoré.
Il serait erroné de penser que nous suggérons qu’une re-conceptualisation du peuple devrait être basée uniquement sur des questions de classe. La condition contemporaine de subalternité inclut également les conséquences du patriarcat, du sexisme, du racisme et du colonialisme. Les formes contemporaines d’accumulation capitaliste intègrent le racisme, le néocolonialisme et le sexisme au régime dominant d’accumulation en tant qu’aspects cruciaux de la reproduction sociale.
Ces aspects contribuent à la formation des groupes sociaux subalternes et posent en même temps le défi d’inscrire ces luttes et pratiques antagonistes dans la tentative de « faire peuple » ou de « faire nation ». Cela permet de nouvelles rencontres entre les mouvements populaires et les luttes dirigées non seulement contre le racisme et le nationalisme (luttes qui ont depuis longtemps été considérées comme faisant partie intégrante de la politique de classe émancipatrice), mais aussi contre le sexisme, le patriarcat et l’hétéronormativité, en tant que conditions pour la formation de l’unité nécessaire du peuple.
Cette articulation est surdéterminée par la dynamique de l’accumulation capitaliste, les nombreuses façons dont le sexisme et le racisme deviennent des aspects indispensables du régime dominant d’accumulation mais aussi des tentatives des classes dominantes de maintenir le subalterne dans une position désagrégée et passive.
Dans une telle perspective, le peuple n’est évidemment pas une construction discursive ex post comme l’ont suggéré les théoriciens du « populisme de gauche » et qui ne serait donc que le résultat d’une interpellation idéologique. Il s’agit d’un concept stratégique basé sur l’analyse de classe, dans le sens décrit par Poulantzas :
L’articulation de la détermination structurelle de classe et des positions de classe au sein d’une formation sociale, lieu d’existence des conjonctures, fait appel à des concepts particuliers. Il s’agit l
de ce que je désignerai comme concepts de stratégie, recouvrant notamment les phénomènes de polarisation et d’alliances de classes. C’est entre autres le cas, du côté de la domination de classe, du concept de « bloc de pouvoir », désignant une alliance spécifique des classes et fractions de classe dominantes ; c’est aussi le cas, du côté des classes dominées, du concept du « peuple », désignant une alliance spécifique de celles-ci.[11]
Dans cette perspective, nous devons revenir à Gramsci et à sa conception stratégique et transformatrice qui relie le peuple-nation à un bloc historique potentiel :
Si le rapport entre les intellectuels et le peuple-nation, entre les dirigeants et les dirigés, les gouvernants et les gouvernés, est fourni par une adhésion organique, dans laquelle le sentiment-passion devient compréhension, et de là savoir (non pas mécaniquement, mais de façon vivante), alors et alors seulement il s’agit d’un rapport de représentation, entre gouvernés et gouvernants, dirigés et dirigeants [dirigenti], c’est-à-dire se réalise la vie de l’ensemble qui seule est la force sociale, se crée le « bloc historique ». [12]
Or, cette conception du bloc historique renvoie à quelque chose de plus complexe que la formation du peuple au moyen d’un processus de signification qui crée à la fois une identité commune et une opposition à un « ennemi » commun, quelle que soit l’importance de ces aspects pour cette réémergence du peuple en tant qu’agent collectif de transformation et d’émancipation.
Face aux problèmes particuliers posés par la nécessité de créer de nouvelles formes d’unité populaire entre les différents segments des classes et groupes subalternes segmenté selon des lignes ethniques ou religieuses, mais aussi par la division institutionnelle entre citoyen.ne.s, migrant.e.s et sans-papiers, les pratiques collectives, les demandes, les stratégies, les réécritures de l’histoire, les connaissances des uns et des autres et, surtout, les aspirations communes sont plus importantes que les « référents culturels » communs et peuvent en effet induire l’identification commune en tant que peuple.
Ce processus nécessite également des luttes concrètes pour construire les formes institutionnelles qui permettent cette convergence, en particulier des droits sociaux et politiques, mais aussi des formes d’organisation politique et d’intellectualité politique de masse qui lient cette condition commune à des projets hégémoniques communs de transformation et d’émancipation. Des formes qui aident à l’articulation de luttes et d’alliances communes, à ce que Gramsci a tenté de définir comme le « Prince moderne », la forme politique d’un Front uni moderne.
Cela signifie que lorsque nous parlons du peuple ou de la nation comme métonymie d’un bloc historique subalterne potentiel, nous ne parlons pas d’une alliance sociale ou d’une « identité collective ». Nous ne parlons pas non plus d’une simple intervention politique. Nous parlons, en revanche, d’une pratique à forte visée hégémonique, d’un processus historique. Un processus qui comprend non seulement des interpellations idéologiques ou discursives, mais surtout un programme politique stratégique, ainsi que les tactiques et les formes d’organisation qui peuvent permettre à ce programme de se transformer en un nouveau récit historique pour un pays donné.
Peut-on revendiquer la nation ?
La question est maintenant de savoir si l’on peut décrire cette ligne comme une récupération de la nation. Je me réfère ici en particulier aux récentes interventions de Houria Bouteldja.[13] Abstraction faite de la manière dont nous nommons cette unité potentielle, je dirais que je suis globalement d’accord.
Ce que je trouve très original et également pertinent pour les débats contemporains et les exigences politiques, c’est que Bouteldja n’essaie pas de montrer comment les différents segments peuvent se réunir sur la base de la « réalisation », de la « prise de conscience » du fait qu’ils partagent une essence commune ou qu’ils ont un moment de révélation où ils transcendent leurs différences.
Au lieu de cela, Bouteldja montre comment il peut y avoir des objectifs politiques communs et en particulier une récupération de la souveraineté nationale par le biais d’une sortie de l’UE et d’un « patriotisme internationaliste » comme moyen de créer une nouvelle unité politique et sociale qui combine les couches subalternes qui sont aujourd’hui attirées par la gauche (au moins dans les endroits où il y a encore une gauche) avec les classes ouvrières et d’autres couches subalternes qui sont actuellement le noyau principal de l’électorat de l’extrême droite :
C’est pourquoi le retour à l’État-nation doit aussi être envisagé comme un moment de cette utopie, voire comme sa condition. Il faudrait alors penser simultanément une stratégie décoloniale de retour au cadre national en faveur des indigènes qui se foutent de l’Europe mais qui sont en manque de patrie et une stratégie antilibérale en faveur des classes populaires blanches pour qui la mère patrie est une valeur refuge aussi forte et sûre que l’or.[14]
Et je suis encore d’accord avec Bouteldja sur sa description des impasses des traditions actuelles de la gauche :
Lorsque la gauche est internationaliste, elle ne comprend pas le besoin de nation (et partant de sécurité), lorsqu’elle est républicaine et universaliste, elle ne comprend pas le besoin identitaire et religieux. Lorsqu’elle est antifasciste, elle ne comprend pas les conséquences préjudiciables de la différence de traitement par l’État entre l’antisémitisme et les autres racismes. Et lorsqu’elle est féministe, elle ne comprend pas l’oppression des masculinités non hégémoniques, qu’elles soient blanches ou non blanches. Quel que soit le visage de cette gauche, elle s’obstine à plaquer des analyses et des réponses inadéquates sans prendre en compte de manière sérieuse la singularité des sujets subalternes de classe ou de race.[15]
Pour conclure, il est également important de noter qu’une telle conception du peuple – et de la nation – en tant que nouveau « bloc historique » potentiel s’oppose à la fois à une certaine conception du multiculturalisme qui tend à considérer les sociétés comme de simples agglomérations de personnes et de différences et qui peut être tout à fait compatible avec le néolibéralisme, et à une version néo-républicaine de la nation comme une histoire et des « valeurs nationales » communes, qui tendrait à exclure une grande partie des classes et des groupes subalternes contemporains. Cela renvoie à un peuple et une nation à construire et accepte tous les points de référence des classes subalternes comme des éléments nécessairement contradictoires d’un peuple (et une nation) à venir et d’une histoire nouvelle à écrire ensemble.
Dans cette conception, l’élément « national-populaire » n’est pas défini sur la base des éléments ou de l’héritage du passé, mais bien plus comme quelque chose qui vient de l’avenir. L’élément « national-populaire » doit être construit, être l’objet d’un processus constant de reconstruction, de reproduction et de renouvellement. Contrairement à la croyance nationaliste fondamentale selon laquelle « les autres » doivent apprendre notre histoire ou « nos » valeurs, il s’agit ici de produire une nouvelle perspective populaire à laquelle « les autres » sont appelés dès le départ à contribuer.
Il s’agit d’une perspective qui considère que « nous » et « les autres » peuvent effectivement produire un nouveau « nous », une nouvelle forme d’unité fondée non pas sur l’échange d’éléments culturels, mais principalement sur la condition commune d’exploitation et de résistance, contrairement à toutes les visions d’une « guerre des civilisations » supposément inévitable. C’est une perspective qui insiste sur le fait que le point de départ nécessaire est l’acceptation de la différence relative, c’est-à-dire la reconnaissance que les segments des classes subalternes constitués de migrant.e.s ou de réfugié.e.s, ont un droit inaliénable à l’organisation autonome et à l’identité collective, et que cette reconnaissance est la condition nécessaire à l’émergence d’une nouvelle forme d’unité populaire.
En ce sens, nous avons affaire à une conception du peuple et de la nation qui ne met pas entre parenthèses l’antagonisme de classe, mais le traite comme une condition constitutive. Il s’agit donc d’une conception antagoniste et agonistique de l’unité potentielle du peuple qui ne craint pas son caractère contradictoire.
Choisir de récupérer la souveraineté populaire, sous la forme d’une rupture avec les arrangements institutionnels supranationaux qui sapent la démocratie et renforcent les régimes capitalistes agressifs d’accumulation, tels que la zone euro et l’UΕ, tout en exigeant des droits et une citoyenneté pleine et entière pour toute personne vivante et travaillant dans un pays (et contribuant de manière générale à la vie sociale), offre bel et bien une alternative.
Un dernier point, pour conclure. Comme je l’ai souligné, le débat que nous menons ici n’est pas un débat sur l’identité. Il ne s’agit pas simplement de discuter de la manière de désigner un sujet collectif, même si les noms et les désignations jouent un rôle important. Il s’agit plutôt de repenser la politique. De repenser une politique d’émancipation qui, selon les mots de Machiavel, doit viser haut pour aller plus loin, une politique d’émancipation qui ose voir grand, qui se pense en termes de nouveaux blocs historiques et d’un « prince moderne » capable de créer ces blocs historiques, une politique révolutionnaire qui évite le confort des petites sectes et tente de s’engager réellement dans l’histoire. Une pratique politique qui, oui, croit pouvoir construire un peuple et une nation, à partir de la combinaison explosive contemporaine de contestation de masse et de désagrégation accrue des classes subalternes.
*
Panagiotis Sotiris est l’auteur de nombreuses publications qui portent notamment sur l’œuvre de Louis Althusser et d’Antonio Gramsci, dont plusieurs que l’on peut lire sur Contretemps. Il est membre de la rédaction d’Historical Materialism et enseigne la sociologie à l’université de l’Egée.
Les intertitres sont de la rédaction de Contretemps.
Références bibliographiques
Anderson, Benedict 2006, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris : La Découverte [1ère édition : Londres, Verso, 1983].
Balibar, Étienne 1997, La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris : Galilée.
Balibar, Étienne et Wallerstein Immanuel 1988, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris : La Découverte.
Bouteldja, Houria 2023, Beaufs et barbares. Le pari du nous, Paris : La Fabrique.
Bouteldja, Houria 2025, « Rêver ensemble – Pour un patriotisme internationaliste », Contretemps, 11 février 2025.
Deleuze, Gilles 1985, Cinéma 2. L’image-temps, Paris : Minuit.
Gramsci, Antonio, Cahiers de Prison, traduction Robert Paris, Paris : Gallimard.
Khiari, Sadri 2009, La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, Paris : La Fabrique.
Poulantzas, Nicos 1974, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris : Seuil.
Poulantzas, Nicos 1978, L’Etat, le pouvoir, le socialisme, Paris : PUF.
Tosel, André 2009, Le marxisme du 20e siècle, Paris : Syllepse.
Notes
[1] Balibar 1997 p. 248.
[2][2] Cf. Anderson 2006.
[3] Balibar in Balibar & Wallerstein 1988.
[4] Tosel 2009, p. 179.
[5] Poulantzas 1978, p. 126.
[6] Poulantzas 1978, p. 125.
[7] Poulantzas 1978, p. 130.
[8] Khiari 2009 cité dans Bouteldja 2023, p. 56.
[9] Sapir 2016.
[10] Deleuze 1985, p. 290.
[11] Poulantzas 1974, p. 21.
[12] Gramsci Q11, §67.
[13] Bouteldja 2025.
[14] Bouteldja 2023, p. 234.
[15] Bouteldja 2023, p. 223.
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Source: https://www.contretemps.eu/nation-peuple-nous-emancipation-sotiris/
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