
Pour gérer la crise liée à la dermatose bovine, l’État a choisi l’abattage total des troupeaux et la vaccination ciblée. Objectif : maintenir au mieux les exportations. Un argument contredit par une partie des paysans.
Par Emilie MASSEMIN.
En pleine crise de la dermatose nodulaire contagieuse (DNC) bovine, les questions de l’abattage total des troupeaux et de la vaccination sont au cœur des débats. D’un côté, le ministère de l’Agriculture et la FNSEA, le syndicat majoritaire productiviste, défendent ce mode de gestion pour éviter des « conséquences économiques énormes » ; de l’autre la Confédération paysanne et la Coordination rurale (CR), un syndicat proche de l’extrême droite, rejettent le « dépeuplement » et réclament la généralisation de la vaccination sur tout le territoire. « On n’est pas sur des mesures sanitaires, mais commerciales », s’est agacé l’agriculteur et député Benoît Biteau, lui aussi opposé à l’abattage total.
Pour mieux comprendre ce que cache cette opposition, Reporterre fait le point sur les enjeux économiques de la préservation du statut « indemne » de la France pour certains acteurs de la filière.
- Qu’est-ce qu’une maladie de catégorie A ?
La dermatose nodulaire contagieuse est une maladie animale de catégorie A, c’est-à-dire qu’elle n’existe pas normalement dans l’Union européenne et qu’elle exige des mesures d’éradication immédiates dès qu’un cas est détecté : notification obligatoire des cas, mise en place de zones restreintes, restriction des mouvements d’animaux et des produits, nettoyage et désinfection des sites. Ces mesures prévoient également « l’abattage et l’élimination ou la mise à mort d’animaux susceptibles d’être contaminés ou de contribuer à la propagation de la maladie répertoriée » ainsi que la destruction des carcasses.
Ce texte a évidemment un effet sur les exportations : il implique que les animaux et produits provenant d’un foyer ou d’une zone réglementée ne peuvent pas être exportés tant que les mesures sanitaires ne sont pas levées. « Il reste à ce jour plusieurs zones réglementées, notamment autour du Jura et bien sûr autour des Pyrénées » même si les 113 foyers recensés depuis juin sont actuellement éteints, a indiqué le ministère de l’Agriculture lors d’un point presse le 17 décembre.
Le texte d’application de cette loi, le règlement délégué (UE) 2020/687, précise que « l’autorité compétente peut, sur la base d’informations épidémiologiques ou d’autres preuves, afin d’empêcher la propagation de la maladie, procéder à la mise à mort préventive […] ou à l’abattage des animaux détenus des espèces répertoriées dans les établissements de la zone réglementée ». Début de la crise, quelque 3 300 bovins ont été abattus dans les foyers confirmés.
Mais l’abattage préventif n’est pas obligatoire dans la réglementation européenne, précise à Reporterre Benoît Biteau, qui fut également député européen. « La ministre de l’Agriculture nous explique qu’elle est soumise à des règles européennes. Elle en fait en réalité des interprétations très personnelles, blâme-t-il. L’Efsa [l’Autorité européenne de sécurité des aliments] dit que, sur un troupeau vacciné, l’abattage ciblé est aussi efficace qu’un abattage total. »
- Et le statut indemne dans tout ça ?
Le statut « indemne » est la reconnaissance officielle qu’un pays est exempt d’une maladie animale donnée. Défini par l’Organisation mondiale de la santé animale (Woah) en 1996, il peut être perdu si un nouveau cas est détecté.
La déclaration de « zones de restriction » autour des foyers de DNC permet de garder ce statut indemne pour les autres régions. Là aussi, l’enjeu économique est de taille. « Un membre peut perdre ou renforcer son attractivité commerciale aux yeux de partenaires importateurs potentiels ou existants, en fonction de la reconnaissance officielle de son statut sanitaire », précise l’Organisation mondiale de la santé animale. De fait, les épizooties sont un poison mortel pour les échanges commerciaux : suite à l’apparition des premiers cas de DNC, le Royaume-Uni a annoncé dès juillet l’arrêt de certaines importations de bovins, viande bovine et produits laitiers français.
Par contre, le statut indemne ne peut être délivré que si « aucune vaccination contre la maladie n’[a] été pratiquée » [1]. Objectif, éviter que la vaccination masque une circulation cachée du virus.
« Les animaux vaccinés développent des anticorps contre la maladie, c’est le but, explique Benoît Biteau. Le risque, c’est la difficulté à distinguer des animaux vaccinés de ceux qui auraient été contaminés, ce qui crée une suspicion sur le statut indemne. »
Si des tests PCR permettent toutefois de faire cette distinction, le gouvernement et la FNSEA s’opposent à la vaccination sur tout le territoire. « Dans les zones où les bovins sont vaccinés et où il n’y avait pas de foyer, il faut compter huit mois pour retrouver le statut indemne », a indiqué le ministère de l’Agriculture. Il reste toutefois possible de négocier : « Des accords ont été trouvés avec la Suisse et l’Italie pour l’échange d’animaux provenant d’anciennes zones réglementées devenues zones vaccinales », a informé le ministère de l’Agriculture. Pour l’exportation de bovins vaccinés vers l’Espagne, « des échanges sont en cours ».
- Que pèsent réellement les exportations ?
C’est l’argument massue de la FNSEA : l’abattage total serait la meilleure solution — plutôt que la vaccination généralisée — pour éviter des « conséquences économiques énormes ».
La France est le premier producteur européen de viande bovine et comptait environ 17 millions de bêtes en 2023.
Elle fonctionne par segments : côté vaches à viande, des naisseurs produisent des broutards, bovins de moins de 10 mois nourris au lait et à l’herbe. Ces derniers partent ensuite à l’engraissement pendant 6 à 12 mois, la plupart du temps dans une autre ferme, pour être « finis » avant d’être envoyés à l’abattoir. En 2023, la France a exporté 1,5 million de bovins, veaux inclus, vers des pays étrangers. Parmi eux, 1 million étaient des broutards, dont 75 % étaient des mâles et 83 % avaient été exportés vers l’Italie. « Les élevages naisseurs français restent donc fortement dépendants du marché italien », reconnaît FranceAgriMer, sans préciser toutefois quelle part de ces élevages sont réellement exportatrices.
« En 2024, les exportations françaises ont représenté 1,42 million de bovins, pour une valeur de 1,75 milliard d’euros, ainsi que sur 204 000 tonnes de viande bovine, représentant 1,28 milliard d’euros, a de son côté chiffré à Reporterre Interbev, l’Association interprofessionnelle du bétail et des viandes. En ce qui concerne le secteur laitier, 40 % de la production est exportée vers d’autres États membres ou pays tiers. »
« Si la France est privée d’export, les prix des bovins d’élevage — broutards, veaux… — risquent de s’effondrer. On a pu constater l’impact sur le prix des veaux lors des quinze jours de fermeture des exportations en octobre », a écrit la Sicarev, une coopérative d’éleveurs, à Reporterre. Les conséquences de cette fermeture temporaire n’ont semble-t-il pas encore été chiffrées, mais le mécanisme est simple : un blocage des exportations entraîne un excès de broutards sur le marché français, une baisse de leur prix et donc de revenus pour les naisseurs. Autres menaces, la saturation des engraisseurs spécialisés, beaucoup moins nombreux que les naisseurs, et la prise de parts de marchés internationaux par des pays concurrents.
Mais pour les agriculteurs mobilisés et Benoît Biteau, cette raison n’est pas suffisante pour justifier la gestion actuelle de la crise sanitaire. « Celle-ci devrait nous inviter à repenser complètement notre modèle. Peut-on encore parler de souveraineté alimentaire quand on est tournés vers l’exportation ? interroge Benoît Biteau. Plutôt que d’envoyer des bovins en Italie pour les voir revenir engraissés, donnons-nous les moyens de les élever ici. »
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Source: https://reporterre.net/Dermatose-bovine-pourquoi-la-France-rechigne-a-vacciner-tous-les-troupeaux
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