
Confrontés à la désertification médicale et à la difficulté à se soigner, des élus des Côtes-d’Armor font tout leur possible pour pousser l’État à agir. Dans des cahiers de doléances, les habitants décrivent l’abandon qu’ils subissent.
Par Solenne DUROX.
« J’ai un message de la part de l’État : vous êtes des ploucs, payez vos impôts et taisez-vous ! » Matthieu Guillemot est porte-parole du comité de vigilance de l’hôpital de Carhaix (Finistère). Juché sur la remorque d’un tracteur, il invite son auditoire à laisser éclater sa colère. Une nuée de drapeaux et plus de 1500 manifestants ont investi le parvis de la gare de Guingamp (Côtes-d’Armor). « Du fric, du fric pour l’hôpital public ! » répond la foule.
L’un des organisateurs de la manifestation, Gaël Roblin, récupère le micro. « La santé est devenue un luxe. La pénurie de soignants touche l’ensemble du pays », s’indigne le conseiller municipal (Gauche indépendantiste bretonne) de Guingamp, fondateur du collectif Initiative urgence Armor santé. Élus, citoyens, soignants et syndicalistes ont défilé le 1er février dans les rues de cette ville costarmoricaine de 7000 habitants pour défendre les hôpitaux publics et le système de santé.
Ça fait des années que la maternité de Guingamp est menacée de fermeture. Les accouchements y sont suspendus depuis avril 2023. Elle ne fait plus que du suivi pré et post-accouchement. À 30 kilomètres de là, la maternité privée de Plérin, deuxième plus grand établissement du département, vient de perdre quatre pédiatres. L’activité est menacée.
« J’ai un message de la part de l’État : vous êtes des ploucs »
La presse se fait régulièrement l’écho de femmes qui accouchent sur la route, dans leur voiture, car elles sont désormais trop éloignées de l’établissement qui peut les prendre en charge. Les urgences des hôpitaux costarmoricains sont régulées, tout comme les maisons médicales de garde depuis janvier 2025 : il faut d’abord appeler le 15 avant de pouvoir s’y rendre. Obtenir un rendez-vous chez un médecin généraliste et encore pire, un spécialiste, relève du parcours du combattant.
2000 témoignages de citoyens désespérés
À force de crier dans le désert depuis des années, les Bretons savent qu’il en faut bien plus pour être entendu de Paris. Battre le pavé n’est pas suffisant. Alors, dans les Côtes-d’Armor, plus que n’importe où ailleurs en France, la population a décidé d’entrer en résistance. À Guingamp, les manifestants ne sont pas venus les mains vides. Ils ont apporté avec eux des cahiers de doléances patiemment collectées ces derniers mois sur le territoire auprès d’habitants de 198 communes, aussi bien en mairie qu’en ligne.

Au total : 2000 témoignages édifiants de citoyens privés de soins, désespérés, exaspérés de ne pas être entendus par l’État qui ferme des lits dans les hôpitaux. Les cahiers ont été remis au préfet par les élus. « Pour vivre heureux en Côtes-d’Armor ne soyez surtout pas malade », écrit un habitant. « Le Centre-Bretagne est un gigantesque désert médical et la dégradation des services de santé en ville, privés comme publics, rendra bientôt impossible le fait de se soigner en dehors de Brest et de Rennes », constate un autre.
Plus de 58 % des répondants n’ont pas accès à un dentiste. L’un explique que cela fait quatre ans qu’un abcès coule dans sa bouche : « Mes dents se cassent les unes après les autres et aucun dentiste ne veut me soigner, idem pour ma fille de 12 ans, pas moyen d’avoir une visite, plus de 70 dentistes contactés. »
Impossible d’aller chez le dentiste
Beaucoup de détresse s’exprime dans ces cahiers. « Je me sens abandonnée. Je vois les dents de ma fille pourrir depuis trois ans et je n’ai toujours pas trouvé de dentiste qui puisse la soigner, car sa pathologie nécessite des soins spécifiques. C’est très, très dur de ne pas pouvoir faire soigner son enfant », se désespère une mère. Obtenir un rendez-vous avec un médecin généraliste devient aussi très compliqué. La situation est forcément angoissante pour les patients.
« C’est très dur de ne pas pouvoir faire soigner son enfant »
« Nous avions un médecin qui a pris sa retraite. Dans la région, aucun cabinet médical n’accepte de nous recevoir et comme pour le dentiste la réponse est la même : allez aux urgences ou allez à Paris comme m’a conseillé le cabinet dentaire », dénonce un habitant de Plélo. Un autre s’énerve : « En milieu rural on a des urgences pour les animaux, mais pas pour les humains !! » Le sentiment d’injustice est général : « Nous payons les mêmes impôts que les Parisiens. Pourquoi sommes-nous abandonnés ? »
Les maires contre l’État
Partout en France, les élus et élues sont à l’avant-garde du combat pour la santé. En 2024, 57 maires de villes moyennes ou petites communes, de tous bords politiques, ont pris des arrêtés communs en réponse « aux troubles à l’ordre public suscités par une offre sanitaire manifestement insuffisante pour garantir l’égalité d’accès aux soins » de leurs administrés. Ils et elles sommaient l’État de mettre en place un « plan d’urgence d’accès à la santé » sous peine d’une astreinte de 1000 euros par jour.

Cette provocation leur a valu d’être assignés en justice par la préfecture, qui estimait qu’ils n’étaient pas compétents en la matière. Puis le tribunal administratif a suspendu les différents arrêtés. « Quand il s’agit d’aller sur le lieu d’un drame, de reloger en urgence une maman victime de violences conjugales, là, bizarrement, on est très légitimes et compétents, mais pas en matière de santé publique, s’étrangle Xavier Compain, maire de Plouha, 4600 habitants. Il y a 30 ans, jamais aucun préfet n’aurait envoyé des maires devant un tribunal. Ça dénote une considération hautaine de la fonction d’État. Ils prennent les petits élus de haut alors qu’on n’a aucune autre ambition que d’être les porte-voix de notre population. »
« Allez aux urgences ou allez à Paris, m’a conseillé le cabinet dentaire »
À presque chacune de leurs permanences en mairie, les édiles reçoivent des administrés qui se plaignent de leurs difficultés à se soigner. Ils n’ont malheureusement aucune solution à leur proposer. « On avait deux médecins. L’un a pris sa retraite, l’autre part bientôt. On n’a plus non plus de kinés », déplore François Le Marrec, maire de Belle-Isle-en-Terre, qui est aussi obligé de faire du bénévolat dans l’Ehpad faute de personnel.
Mort faute de prise en charge
L’établissement accuse un déficit de 300 000 euros. L’année dernière, avec quinze autres maires réunis dans le collectif Ehpad publics en résistance, François Le Marrec a attaqué l’État pour carence fautive afin de réclamer un vrai financement des Ehpad publics. Nombreux sont les élus à prendre ainsi le problème de la santé à bras le corps.
La commune de Bégard a récemment inauguré une maison de santé pluriprofessionnelle de 1200 m2. Coût : 4,5 millions d’euros. « 14 % de la population n’a pas de médecin traitant, mais dès l’ouverture, nous avons été obligés de mettre une affiche comme quoi on ne prenait plus de patients. Les gens ne comprennent pas. Ils pensaient qu’ils allaient enfin avoir un médecin. On a dû bunkériser l’accueil afin que la secrétaire soit en sécurité, car elle se fait agresser », raconte le maire, Vincent Clec’h.
« Je suis rarement malade, mais la dernière fois que ce fut le cas, j’ai dû me rabattre sur une borne visio à la pharmacie de Ploumagoar pour obtenir une consultation après avoir appelé tous les généralistes dans le secteur… C’est ça le futur ? », s’énerve un contributeur des cahiers de doléances. Dans les pires des cas, les lacunes du système de santé peuvent conduire à des situations dramatiques comme le relate cette Costarmoricaine à la place de son époux.
« Nous payons les mêmes impôts que les Parisiens. Pourquoi sommes-nous abandonnés ? »
« Signes d’AVC, appeler le 15, ambulance privée qui se déplace, emmené aux urgences à Lannion, ramené 5 h après à mon domicile sans examen. 3 heures après, le Samu est rappelé, ils ne veulent pas me ramener à l’hôpital. 5 heures après, il est 12 h, je suis hospitalisé, le lendemain matin je fais un scanner : AVC hémorragique… Plus de 24 heures se sont écoulés ». Son mari est décédé sept jours après, d’un « hématome irréversible ».
Faire venir des médecins de Cuba
Certes, les Côtes-d’Armor ne sont pas le seul département français à pâtir du déficit de professionnels de santé. Mais, selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès, les délais médians pour obtenir un rendez-vous médical y sont au moins deux fois supérieurs à la moyenne nationale. Dans le pays de Guingamp particulièrement, les besoins sont immenses, avec le taux de pauvreté le plus important en Bretagne, et une mortalité supérieure à la moyenne nationale.

Pour faire face à l’urgence dans les hôpitaux publics, plusieurs élus guingampais, dont Gaël Roblin, militent en faveur du déploiement d’un contingent de médecins cubains sur le territoire. Quelques-uns sont déjà intervenus aux Antilles en pleine crise du Covid-19, d’autres en Italie et en Andorre. En février 2024, Vincent Le Meaux, le président (socialiste) de Guingamp-Paimpol agglomération, a rencontré Otto Vaillant, l’ambassadeur de Cuba en France pour évaluer les bases d’un partenariat.
L’envoi de médecins cubains en mission à l’étranger, qui existe depuis de nombreuses années, est progressivement devenu la première source de revenus de l’île. Le dispositif lui rapporte entre six et huit milliards de dollars par an. « J’en ai parlé en avril dernier au ministère de la Santé qui devait nous répondre. Mais on attend toujours », explique-t-il. Après plusieurs années d’absence de dialogue, le nouveau préfet des Côtes-d’Armor et l’agence régionale de santé ont enfin reçu, le 5 février, une délégation d’une vingtaine de maires du département.
S’ils « ont ouvert la porte », ils n’ont « pas répondu à l’urgence des questions posées, ni même proposé de calendrier de rencontres », regrette le collectif Initiative urgence Armor santé. Les maires devront-ils embaucher les médecins cubains directement ?
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