
De la campagne de soutien aux Soulèvements de la Terre à la dissolution de la Jeune Garde, la procédure de dissolution fait parler d’elle. Évoquant tour à tour la trempette de Roger Rabbit1 ou, dans l’imaginaire militant, l’interdiction de contact et la clandestinité des heures de la résistance aux nazis, son existence ne réjouit pas ceux.lles qui s’organisent dans les luttes. Des procédures de dissolution touchent des organisations camarades et certain.es à gauche continuent d’en réclamer contre l’extrême droite. Faut-il alors demander au gouvernement de dissoudre les organisations d’extrême droite quand la même procédure sert contre les organisations antifascistes qui, sur le terrain, les empêchent de prendre trop de puissance ? Cet article entend contribuer aux débats qui s’articulent autour de la procédure de dissolution en développant un argumentaire critique des outils judiciaires et répressifs. Tout en restituant son ancrage historique et politique, il propose des pistes de réflexion concrètes pour sortir de la torpeur et alimenter la solidarité collective à son encontre.
INTRODUCTION
Histoire de la procédure de dissolution
Si la procédure de dissolution que l’on connaît aujourd’hui existait avant, c’est la loi du 10 février 1936 qui lui donne un cadre général d’application. Elle est employée 3 jours plus tard, le 13, à l’encontre des ligues d’extrême-droite qui ont participé aux émeutes de février 19342. Elle naît donc dans un contexte vécu comme un péril existentiel pour la République. Resituons rapidement : à l’époque les partis fascistes sont puissants partout en Occident, au pouvoir en Italie et en Allemagne. En France, les services d’ordre des ligues d’extrême droite, tels que les Camelots du Roi pour l’antisémite et royaliste Action française, menacent d’un coup d’État. D’abord pensée pour les démanteler, la procédure connait une rapide extension de son champ d’action. La dissolution est alors utilisée à l’encontre d’organisation anticolonialistes algériennes. L’Étoile Nord-Africaine en fait les frais en 1937, avant des groupes de soutien au FLN dans les années 1960.
En 1939, c’est la loi martiale qui dissout le Parti communiste et interdit toutes les activités communistes. Le 24 août, les journaux communistes sont proscrits. Le 26 septembre de la même année, un décret « portant dissolution des organisations communistes » interdit la diffusion des mots d’ordre de la Troisième Internationale et l’organisation politique. Le mois suivant, ce sont aux syndicats d’expulser les communistes ou d’arrêter leurs activités3. Le militant Roger Pannequin précise qui est à la manœuvre : « En novembre 1940, le syndicaliste socialiste Belin, ministre de Vichy, signa le décret de dissolution de tous les syndicats4 ». Il expose ensuite la marche à suivre : « Le mot d’ordre communiste disant d’entrer dans les syndicaux légaux et d’y militer, mot d’ordre strictement conforme au léninisme, ne pourra pas être appliqué entre novembre 1940 et octobre 1941, par manque de syndicats légaux ». Syndicats et partis, largement impliqués dans la Résistance et difficilement maintenus hors-la-loi, sont autorisés à la Libération.
La procédure existait donc avant d’être réintroduite dans la nouvelle Constitution de la Vème République, que beaucoup, à gauche, jugent autoritaire car rédigée dans un contexte de guerre civile en Algérie. À la sortie du mouvement du Printemps 68, onze organisations révolutionnaires sont dissoutes par le décret du 12 juin. C’est le cas du Mouvement du 22 Mars et des Jeunesses communistes révolutionnaires. Les années 1970 connaissent la montée en puissance d’organisations révolutionnaires qui inquiètent le pouvoir. Sont dissoutes la Gauche Prolétarienne en 1970 et Action directe en 1982. Une tactique gouvernementale est déjà à l’œuvre, dissoudre une organisation d’extrême-droite en même temps qu’une organisation de gauche pour mieux faire passer la pilule et construire l’équivalence désormais répétée sans cesse par les éditorialistes de plateaux, c’est alors que la Ligue Communiste et Ordre Nouveau, qui se sont affrontés dans la rue, sont toutes deux dissoutes le 28 juin 1973.
Des ligues et groupes de combat d’extrême droite des années 30, cibles initiales du dispositif, celui-ci s’attaque désormais à des organisations accusées de porter atteintes aux biens ou aux personnes. La diffusion de certains discours est désormais criminalisée (appel à la haine, à la discrimination, et à la violence ou à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme). L’extension de son champ d’action n’empêche pas le Ministère de continuer à l’utiliser contre des organisations d’extrême droite. C’est le cas des nostalgiques de Pétain après la défaite des nazis, de l’OAS pendant la Guerre d’Algérie et de plusieurs groupuscules de la tendance nationaliste révolutionnaire. À la suite de l’assassinat de Clément Méric, plusieurs groupes fascistes sont dissous. En juin 2013, c’est au tour des Jeunesses nationalistes révolutionnaires, suivies un mois plus tard de l’Œuvre française. Certains dirigeants ont même été visés par une procédure pénale pour « reconstitution de ligue dissoute ». La rareté de ces poursuites pénales rend son champ d’application encore floue. Les membres d’une organisation dissoute peuvent être poursuivis pour s’être réunis autour des mêmes activités. La reconstitution peut être caractérisée par les retrouvailles de membres d’une organisation précédemment dissoute ou l’usage de son iconographie, d’un logo par exemple. Avec si peu de jurisprudence, il est encore difficile d’y voir clair.
Le rythme des dissolutions s’accélère depuis le premier mandat de Macron avec 46 procédures, aussi bien à l’encontre des groupes d’extrême droite (Génération identitaire en mars 2021, La Citadelle en février 2024, etc.), d’associations de lutte contre l’islamophobie (CCIF et Barakacity à la fin de l’année 2021) que des organisations écologistes, antifascistes et anticapitalistes.
La révision de la procédure prévue dans la loi « séparatisme » du 24 août 2021 en facilite l’usage. Celle-ci ouvre la voie à l’encadrement du droit d’association en conditionnant l’obtention des subventions à un engagement républicain. Le Conseil constitutionnel n’y a pas vu d’obstacle. Un nouveau motif de dissolution est la violence « contre les biens », large glissement d’une procédure qui devait assurer la sûreté de l’État et s’occupe désormais de matériel. Les organisations menant des actions susceptibles de provoquer des troubles à l’ordre public sont particulièrement visées.
Le Bloc lorrain, une organisation née du mouvement des Gilets jaunes organisant des actions de solidarité effective et participant activement aux mouvements sociaux est dissout en novembre 2022. Le ministère l’accuse de « légitimer le recours à la violence dans les manifestations revendicatives » et de revendiquer prendre part à des actions destructrices. C’est l’articulation de la mise en scène d’émeutes et d’une participation effective qui lui est reprochée. La cause : « ces appels et provocations répétés à des agissements violents [ont] été suivis d’effets », rendant l’organisation dangereuse au regard du développement potentiel de ses pratiques. Par ailleurs, les décrets évoquent la « professionnalisation des membres » : plus que les actions, ce sont les « formations » et « stages » visant à les produire qui sont dénoncés. La généralisation de certaines pratiques politiques via communication et formations est le réel problème aux yeux du ministère.
De même, la médiatique dissolution des Soulèvements de la Terre lancée en juin 2023 repose notamment sur le motif de la « diffusion et légitimation de modes opératoires violents ». Le décret indique que les Soulèvements de la Terre « [provoquent] à des agissements violents sur les personnes et les biens; que cette provocation est d’autant plus suivie d’effets que les SDT utilisent largement leurs comptes sur les réseaux sociaux pour donner à leurs mots d’ordre la plus large audience et valoriser ces modes d’action violente ». Face à une grande campagne de soutien, le Conseil d’État décide de la débouter en novembre de la même année, la décision n’étant pas proportionnée aux yeux des juges. Si les Soulèvements de la Terre ont pu provoquer de la violence contre des biens, au regard « de la portée de ces provocations, mesurée notamment par les effets réels qu’elles ont pu avoir », la dissolution n’est pas proportionnée. Les juges du Conseil d’État considèrent que la lutte pour l’eau justifie exceptionnellement le recours à des pratiques illégales.
En avril 2024, suites à plusieurs appels d’élus RN, un décret dissout la Défense collective. Le collectif rennais qui prend part aux mouvements sociaux gagne son recours et n’est donc plus dissout, contrairement à Palestine vaincra dont le Conseil d’État juge légale la dissolution en février 2025 au motif de commentaires immodérés sur les réseaux sociaux.
Dernièrement, en mai 2025, les organisations Jeune garde, Urgence Palestine et Lyon populaire (groupuscule fasciste) sont dissoutes pour provocations à des agissements violents contre des personnes suivies d’effets.
Une courte histoire de la liberté d’association
L’histoire du mouvement ouvrier prouve qu’aux côtés de ses revendications pour le droit au repos et au temps libre, les libertés d’association et de réunion sont centrales. C’est une nécessité pour le prolétariat qui, passant à une classe pour soi et donc à la formation d’un antagonisme contre la bourgeoisie, a besoin de s’organiser. On a là une tension évidente avec la procédure de dissolution sous toutes ses nuances qui a précisément vocation à empêcher certains individus de se réunir pour des objets qu’iels se sont fixés eux-mêmes. L’Ancien Régime interdisait « les assemblées illicites », qui « peuvent tendre à troubler la religion, le repos de l’État, ou celui du public » par l’ordonnance criminelle d’août 1670, sans distinguer les associations des réunions ponctuelles. À la Révolution sont reconnues les catégories « société » et « attroupement » ; « club » et « association » dans un décret de septembre 1791. La Constitution de 1791 consacre la « liberté des citoyens de s’assembler paisiblement et sans armes » jusqu’à ce que la Constitution de l’an III confirme qu’« il ne peut être formé de corporations ni d’associations contraires à l’ordre public ».
Empêcher l’organisation des populations dominées est une vieille obsession des possédant.es. L’article 16 du Code noir de 1685, repris dans celui de 1724, stipule : « Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différents maîtres de s’attrouper soit le jour ou la nuit ». L’article 291 du Code civil napoléonien de 1804 dispose que « la fondation de toute association de plus de vingt personnes visant à s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres est soumise à l’agrément du gouvernement, sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société ». La Commune de Paris est une période d’effervescence des clubs politiques précédée d’un mouvement de réunions publiques5. La liberté d’association est reconnue en 1901 par la loi qui les caractérise désormais. En 1971, elle devient un principe constitutionnel.
La fausse impression de liberté inaliénable ne doit pas nous faire oublier que gouverner un groupe social est d’autant plus facile s’il est atomisé. Le degré de liberté dont jouissent les membres d’une société apparaît à ce titre comme produit sans cesse évolutif du rapport de force entre gouvernants et gouvernés. Dans La Question juive5, Marx oppose les droits de l’homme qui consacrent l’individu isolé et égoïste et préserve la propriété privée par dessus tout à la liberté des individus. La liberté d’association outrepasse donc de loin la liberté individuelle telle qu’elle est promue par la société bourgeoise. S’associer politiquement est non seulement l’exact inverse de la liberté étriquée que dépeint le théoricien, mais en plus d’être une condition à la constitution d’une force antagoniste aux potentialités révolutionnaires. Illustrant parfaitement la critique de Marx, le libéral Benjamin Constant établit une distinction entre libertés individuelles (des Modernes) et collectives (des Anciens). Les premières fondent le droit pour l’individu de faire ce qu’il souhaite, comme dans un en-dehors de la société. Marx parle dans ce cas d’un « individu séparé de la communauté, replié sur lui-même ». Le libéralisme a ainsi tendance à ne soutenir que certains libertés. Nul ne sera étonné que sa préférence pour les libertés individuelles ait une coloration de classe bourgeoise.
La dissolution et les débats à gauche
Aujourd’hui, une partie de la gauche est régulièrement tentée d’appeler à des dissolutions. C’était la revendication phare de la Jeune Garde lyonnaise qui voulait également obtenir la fermeture des bars et autres lieux de réunion des extrêmes droites locales. Certain.e.s député.es ont également suivi cette voie. En décembre 2020, la France Insoumise lance une tribune pour obtenir la dissolution de Génération Identitaire, tribune signée par des cadres des principaux partis de gauche6. Elle rassemble de LFI au PS en passant par Les Écologistes et le PCF. Dans un communiqué du 16 juin dernier, le Parti de Gauche rappelle sa proposition de loi à ce sujet en ces termes :
« Le Parti de Gauche soutient la dissolution des associations, groupes de combats et milices privées qui provoquent et incitent à la haine, la discrimination ou la violence ou veulent porter atteinte à la forme républicaine du Gouvernement, mais estime que le pouvoir de dissolution administrative des associations ne doit pas rester à la main du Gouvernement et propose de confier ce pouvoir à l’autorité judiciaire de l’ordre administratif. Il en va de l’État de droit7. »
Une partie de la gauche soutient donc l’usage de la procédure de dissolution lorsqu’elle est tournée vers les ennemis du camp de l’émancipation. D’un autre côté, des organisations comme Cagnard à Marseille ou la Défense collective de Rennes se prononcent contre toutes les dissolutions. C’est ce slogan que publie l’Action antifasciste Paris Banlieue le 15 juin sur ses réseaux sociaux8. Du côté des organisations autonomes, généralement critiques de la délégation à l’État, la prudence est de mise par rapport à cette procédure judiciaire qui, pourtant, divise les antifascistes. Nous proposons d’approfondir le débat sur cette question, en développant un argumentaire critique de la dissolution, étendu plus généralement aux outils judiciaires.
DISSOLUTION ET RAPPORT À L’ÉTAT
Le gouvernement comme régulateur du champ politique
Certains considèrent que la gauche au pouvoir pourra dissoudre à son tour, et de manière plus efficace. Sans attendre, iels ne se privent alors pas de quémander des dissolutions à Retailleau et consorts, en ciblant seulement celles qui seraient « légitimes » à leurs yeux.
Il est assez intuitif de comprendre que les appels à dissoudre un certain type d’organisations – les groupes fascistes de rue par exemple – renforcent la légitimité du gouvernement à se placer en arbitre des organisations acceptables et, ainsi, sa capacité à justifier de dissoudre les autres organisations. Le 12 juin dernier, Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, a annoncé d’un tweet les dissolutions de la Jeune Garde, organisation antifasciste, et de Lyon Populaire, groupe nationaliste révolutionnaire. En terme de communication, l’une va avec l’autre. Le Ministre se place, au nom de l’État qu’il incarne, en pacificateur des rapports sociaux et en régulateur du champ politique. Garant de l’ordre républicain, il en fixe les limites et cherche à confisquer la conflictualité politique. Les récents ministres de l’Intérieur aiment endosser le costume du chef des flics à la poigne de fer. Avant Retailleau, ce fut le cas de Darmanin. Les dissolutions constituent des moyens de communication pour leur campagne personnelle et leur permettent d’occuper l’espace médiatique.
Par son fonctionnement, la procédure de dissolution est déclenchée par le pouvoir politique, décidée par le ministre de l’Intérieur et proposée en Conseil des ministres. Il s’agit, en un mot, d’une procédure arbitraire. Réclamer des dissolutions – et en obtenir – peut donner le sentiment tronqué de disposer d’une prise sur l’actualité et les batailles politiques à mener. Pourtant, la décision revient au gouvernement en dernière instance. Les appels de la gauche donnent aux Ministres successifs l’occasion de durcir leur stature en étant maîtres de la décision. La dissolution nous dépossède d’une lutte à mener nous-mêmes et se révèle donc fondamentalement dépolitisante. Placer le gouvernement en intermédiaire le laisse seul arbitre et maître du temps politique en dernière instance. Nous placer du côté de l’accusation et produire des arguments judiciaires renforce l’idée que nous serions incapable de défaire l’extrême droite nous-mêmes. C’est l’impuissance qui entretient le recours à la délégation dans une boucle néfaste.
De même, le discours d’appel à la puissance d’État contre les fascistes renforce leur propre discours qui dénonce « l’impunité » dont jouirait la gauche, favorisée par une justice clémente, voire des juges rouges !
Et la gauche au pouvoir ?
Penchons-nous sur les rouages d’une dissolution. Elle commence généralement par quelques députés RN qui ciblent un groupe. Des relais médiatiques en font un sujet repris en boucle sur les chaînes d’infos en continu. Cela se reproduit jusqu’à ce qu’un Ministre soit interrogé à l’Assemblée Nationale dans le cadre des questions au gouvernement et finisse souvent par prononcer le lancement officiel de la procédure. Cette annonce s’apparente au fonctionnement classique du lobbying qui prouve son intégration au fonctionnement normal de l’État. Comme avec le 49.3, la répétition normalise l’usage et réduit l’indignation.
Si la gauche ne dispose pas des relais médiatiques de l’extrême droite , elle est régulièrement capable d’imposer un sujet sur la place médiatique. Elle pourrait donc obtenir des dissolutions et on peut supposer que celle de Génération Identitaire est en partie le résultat d’une mobilisation à gauche. Pour autant, est-ce souhaitable ? Les dissolutions obtenues ainsi ou par les décrets d’un gouvernement de gauche renforce la machine qui frappe également des organisations de camarades.
Plus généralement, nous pourrions nous interroger sur le monde que prépare un État capable de dissoudre les associations gênantes, l’atomisation politique s’ajoutant à l’atomisation sociale. Un État fort et des organisations révolutionnaires faibles, c’est précisément l’opposé d’un horizon émancipateur réjouissant, une histoire que nous ne souhaitons pas. Produire des appels à dissoudre c’est non seulement reconnaître, mais aussi et surtout renforcer la capacité du gouvernement à choisir qui est à dissoudre, lui permettant d’étendre le champ des dissolutions potentielles. Nous n’avons donc pas intérêt à ce qu’un gouvernement, quelle que soit son obédience, soit en mesure de démanteler facilement une organisation qui lui déplaît.
Un outil de régulation de la conflictualité politique et de ses modalités
La dissolution agit comme un outil de régulation des modalités de la conflictualité politique. Elle a pour intention et effet de priver des luttes de leur offensivité. L’État revendique à son compte le fameux monopole de la violence légitime qui a fait couler tant d’encre. Seule sa police peut pratiquer la violence, la seule légitime. Nous imaginons bien la contradiction entre des appels à dissoudre les groupuscules d’extrême droite et la lutte concrète contre eux au quotidien. Il semble particulièrement difficile de rester audibles pour exiger des dissolutions lorsqu’on use par ailleurs de la violence politique afin de chambouler réunions et meeting fascistes, ou de prendre part à la défense d’une manifestation. Bref, il faut vite choisir. La Jeune Garde en fait l’amer constat.
On a facilement tendance à croire que les moyens d’action dont on dispose actuellement sont éternels, acquis pour toujours. Si l’on peut bloquer un entrepôt ou un lycée, défiler sans autorisation de manifester, tout cela sans trop de risques de poursuites judiciaires, il n’est pas dit que ce sera toujours le cas dans dix ans. Cette conception optimiste de l’histoire est une erreur9. Les droits de manifestation, de grève, de retrait et tous les moyens de lutte collectifs actuellement légaux en France ne sont pas gagnés pour toujours. Certains États y reviennent, les interdisent ou les autorisent selon les rapports de force avec les mouvements sociaux.
L’État considère rapidement qu’au sein des mouvements sociaux, certaines organisations suffisamment puissantes risquent de le mettre en danger. En théorie de science-politique classique, les associations se substituent à l’État ou le complètent, elles sont donc des concurrentes directes. La logique propre d’une organisation la pousse à se perpétuer, c’est le cas des nos groupes, partis et syndicats, mais aussi celui de l’État. Or, nos organisations politiques, devenues puissantes, peuvent le mettre en danger. D’autant qu’elles ont précisément vocation à s’imposer à lui en établissant un rapport de force. Le gouvernement et les défenseur.ses de l’État tel qu’il est constitué actuellement ont donc intérêt à saisir les prétextes, à la faveur d’un contexte médiatique favorable, pour les dissoudre. À titre d’exemple, les manifestations des Soulèvements de la Terre font peser le risque d’un contre-pouvoir populaire capable d’empêcher certains projets destructeurs mais légaux et donc de se substituer au régime de légalité républicain. De même, la GALE et la Jeune Garde réalisent contre les fascistes un travail que le gouvernement refuse de laisser en d’autres mains qu’en celles de sa police. Nos organisations portent le risque de l’organisation des classes dangereuses qui prennent conscience d’elles-mêmes. Elles sont visées en tant qu’elles diffusent des moyens d’action dangereux pour l’État et le capital. Ce n’est pas tant le discours que l’effet de la propagation de moyens d’action qui est visée.
La liberté de réunion et d’organisation est la première de ces libertés nécessaires à la lutte puisqu’il faut s’organiser et se coordonner avant même d’entrer ouvertement en conflit. Une grève ou un blocage, même spontanés, nécessitent un temps d’organisation. Ce sont des espaces d’organisation qui permettent de nous préparer pour réussir des actions qui donneront de la force au mouvement et qui motiveront ceux qui hésitent à nous rejoindre. Aussi évident que cela puisse paraître, nous avons besoin d’organisations pour… nous organiser.
De génération en génération, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur la conservation des mémoires des mouvements passés. Comment se tenaient les assemblées générales en 1995 ? Quelles tactiques permettaient de répondre au niveau d’intensité de l’affrontement avec la police en 2016 ? Et pendant le mouvement des Gilets Jaunes ? Afin de ne pas avoir à nous reposer sur la parole savante des plus ancien.nes d’entre-nous, compiler l’expérience collective nécessite des organisations – différentes des assemblées générales – qui survivent aux mouvements successifs et aux périodes électorales, qui traversent le temps long. De même, une analyse fine de la conjoncture sociale, du stade de développement du capitalisme, nécessite la comparaison sur le temps plus long, besoin que la lecture ne comble pas toujours. Outre les aspects de formation, une organisation généralise et structure la solidarité. Elle peut mettre ses nombreuses ressources à disposition des mouvements sociaux : locaux pour se réunir, imprimantes pour disposer facilement de tracts, capacité à structurer des réunions efficaces etc.
Il est difficile de considérer la menace objective que font peser les organisations dissoutes sur « l’ordre public », « l’État de droit » et autres paravents de la propriété lucrative. Quelle part de communication dans l’annonce des dissolutions récentes ? On suppose que la menace perçue est réelle pour que le gouvernement prenne le risque de larges campagnes de soutien qui peuvent provoquer l’effet inverse en renforçant la popularité d’organisations visées. En tout cas, la faiblesse et l’apathie de notre camp politique renforcent la menace d’attaques qui pourraient viser bien plus que les seules organisations radicales. Soutenir les organisations camarades est une belle démarche préventive contre les prochaines attaques.
Enfin, renforcer les capacités répressives de l’État ne fait qu’accroître la dangerosité de ces outils répressifs s’ils tombent entre les mains de forces d’autant plus réactionnaires. Ne nous méprenons pas, le RN serait ravi d’un outil tel que la dissolution, outil légitimé par un usage régulier de la part des macronistes et parfois soutenu par certains à gauche. Les gouvernements autoritaires des États-Unis à l’Italie prouve que les résistances institutionnelles internes à l’appareil d’État ne leur permettent pas de faire tout ce qu’ils envisagent. Un gouvernement RN disposant d’une série de procédures d’exception à l’usage normalisé – dissolution, 49.3, arrestation de journalistes, répression politique d’envergure – serait d’autant plus puissant.
Il est intéressant de constater ce que le clivage sur la dissolution dit de notre rapport à l’État. Certains à gauche espèrent prendre le pouvoir d’État, iels seront donc évidemment moins méfiants à son égard et plus prompts à en soutenir les renforcements, qui pourraient leur servir un jour. Cela participe pourtant d’un éloignement du choix, énième levier de la dépossession des pratiques politiques, déléguées à l’État. Pourquoi chercher à nuire aux groupes fascistes si le gouvernement peut les dissoudre ? L’appel à dissolution puis la procédure elle-même ont, de ce point de vue, tout de l’aveu de faiblesse.
Pas de délégation pour un antifascisme efficace
Peut-on se passer de la puissance d’État pour endiguer la progression des fascistes ou, plutôt, peut-on s’en servir sans risque pour nous-mêmes ?
Sur la question spécifique de l’antifascisme, produire des appels à dissoudre les organisations fascistes de rue peut être efficace tout en se retournant contre nous. C’est tout le risque d’un outil à double tranchant qui, toujours, reste entre les mains des gouvernements. Le renforcer joue donc contre nous. L’exemple de la Jeune Garde est particulièrement éloquent. Le 12 juin dernier, Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, a annoncé avoir présenté la dissolution de la Jeune Garde et d’Urgence Palestine en Conseil des ministres. Il se réjouissait de leur validation. Dissoute après avoir revendiqué la dissolution du Bastion sociale puis de Génération identitaire, l’organisation antifasciste revendiquait explicitement cette stratégie. Raphaël Arnault, son porte-parole, déclarait au cours d’une discussion organisée par le média Ballast :
« Une fois qu’on a obtenu leur dissolution et la fermeture de leurs locaux on s’en est pris à Génération identitaire. Ça n’a pas été simple parce qu’ils étaient en mesure non seulement de mobiliser beaucoup de gens pour des actions de rue violentes, mais aussi d’influencer le RN. C’était, en quelque sorte, une organisation qui était « bonne » sur tous les sujets et qui devenait hégémonique. On a fini par gagner — pas en termes idéologiques, mais sur le terrain, puisqu’on a également obtenu leur dissolution. […] La dissolution est une question qui a beaucoup fait débat à gauche : est-ce que l’utilisation de cet outil ne risque pas de retomber sur nos organisations ? Dans notre perspective, on considère que c’est utile dans la mesure où ça sert à détruire des outils organisationnels de l’extrême droite.10»
Pour la situation lyonnaise le gouvernement a dissout les organisations fascistes et antifascistes d’un même geste afin de calmer les tensions politiques dans la ville. Taper simultanément des deux côtés du spectre permet de se placer en « bon » dirigeant juste d’une impartialité dont aime se draper un centre bien à droite.
Les appels à dissolution provenant de la gauche agissent comme l’énième moyen de dépossession d’un antifascisme qui, pour être efficace doit partir de la base. Ils nous placent dans une position de demander à l’État de s’occuper des fascistes, selon ses modalités et l’intérêt des dirigeants. Ce faisant, nous ne décidons pas de qui sont des ennemis, évidemment pas les mêmes que ceux du pouvoir. Enrayer la progression des fascistes par nous-mêmes signifie au contraire décider nos cibles, moyens d’action et établir nos priorités. Déléguer ce combat à la police et la justice, aux branches répressives de l’État, nous dépossède des moyens de faire nous-mêmes, selon nos modalités et directement, sans attendre l’appréciation d’un gouvernement qui se prête lui même à des politiques réactionnaires. Nous gagnons ainsi à renouer avec certaines bases historiques de l’antifascisme du mouvement ouvrier : Tuer le fascisme dans l’œuf, depuis la base. Faire nous-mêmes permet de ne pas dépendre d’autres, dirigeants politiques et hauts-fonctionnaires ayant leur propre agenda et pas nécessairement opposés à l’extrême-droite. Ne pas être dépossédé.e.s et agir sans attendre que les organisations atteignent la puissance d’être audibles dans les médias de masse, d’occuper la rue et de pénétrer les espaces institutionnels. Face aux réactionnaires, c’est d’autonomie d’action et de puissance dont nous avons besoin, pas de relais plus efficaces vers les pouvoirs publics, d’autant que la position de quémander au gouvernement signifie reconnaitre sa légitimité à gouverner.
Un élargissement de la critique au renforcement de la police et de la justice
La gauche qui soutient la procédure de dissolution soulève la question de son usage. Une simple comparaison avec la répression policière nous permet de penser celle permise par des moyens judiciaires. Imaginons-nous soutenir un armement supérieur de la police, de nouvelles armes plus létales, un élargissement des droits policiers ? il ne nous viendrait pas à l’esprit de réclamer de nouvelles matraques et LBD contre les fascistes, car nous savons pertinemment qu’elles serviraient surtout contre nous. Soutenir un renforcement des capacités répressives de l’État peut sembler très étonnant pour nous qui en dénonçons les effets. Qui, à gauche, peut croire qu’armer la police contre les fascistes ne servirait que contre eux ? Personne. Alors comment justifier de donner au ministère de l’Intérieur la possibilité de décider qui peut se réunir et qui risquerait le démantèlement ? La question même est étrange, il serait acceptable que l’État soit en mesure de décider qui peut se réunir et pourquoi, tandis que donner des moyens à la police est (bien heureusement) vite rejeté par une majorité à gauche.
Renforcer la police, par des moyens, des effectifs, de nouvelles armes ou en lui laissant les mains plus libres, n’est pas une bonne idée et beaucoup, à gauche, s’accordent là-dessus. Peut-on alors appliquer ce même raisonnement à la justice ? Lors des épisodes de conflit social intense, l’institution judiciaire est très active pour pacifier l’ordre public bourgeois, ou plutôt assurer le retour à la violence légale quotidienne, assurément moins spectaculaire que l’irruption dans l’espace politique des classes dominées. On peut penser aux milliers de militants révolutionnaires emprisonnés en Italie durant les années dites « de plomb ». Et il n ‘y a pas besoin de regarder si loin en arrière. Combien de Gilets Jaunes, combien de révoltés contre la mort de Nahel ne seraient pas allés en prison si la justice manquait davantage de moyens pour mener des enquêtes et des procédures jusqu’au bout ? Peut-on alors réellement souhaiter le renforcement de quelque appareil répressif, dans la mesure où nous le subissons toujours, en dernière instance ?
Un exemple limpide démontre cela. Suite à la médiatique attaque d’un bar rennais par des nazis locaux en 2015, une large partie de la gauche locale a appelé de ses vœux un renforcement des moyens policiers. En réponse au barouf médiatique, c’est finalement les effectifs de la BAC qui en sortent grossis. Comment y voir une victoire, sachant que cette force policière se trouve bien plus souvent sur notre chemin que sur celui des fascistes, que ces pratiques correspondent bien mieux à leur conception du bras armée de l’État ? De la même façon, il n’est pas dans notre intérêt de renforcer la justice qui interdit des camarades de se rendre en manifestation, en emprisonne, promeut les pratiques de dissociation entre « bons » et « mauvais »manifestants et classifie ainsi les modalités d’actions politiques acceptables, excluant évidemment les pratiques trop subversives qui, généralisées, deviendraient risquées pour le capital.
À gauche, certains soutiennent qu’il existe une différence de nature entre la répression légale que nous subissons et celle qui s’abat sur les fascistes. La justice ne semble pas considérer les choses ainsi. Combien de jurisprudences utilisées pour réprimer les fascistes servent désormais à la répression contre des militants de gauche, ciblés pour avoir organisé un événement politique ou avoir eu recours à la violence ? Menacer la légalité républicaine, l’État de droit ou l’ordre public peut nous être reproché au moins autant qu’à eux.
À ce titre, la proposition du Parti de Gauche de « confier ce pouvoir à l’autorité judiciaire de l’ordre administratif » ne semble pas une solution. D’abord parce que les juges, et en particuliers les juges administratifs – dont la juridiction réduit le droit des justiciables par rapport au droit de la défense au pénal – ne sont pas des saints. Iels valident chaque jours des OQTF, entre autres actes administratifs, et ce sont eux qui, en dernier recours, ont déclarés légales les dissolutions du Bloc lorrain, de la GALE ou de Palestine Vaincra.
De plus, il reste un risque que la procédure soit confiée à des magistrats qui seront meilleurs à rédiger des décrets plus difficiles à contester. Concrètement, les dissolutions de groupes d’extrême droite sont des occasions d’entrainement pour les fonctionnaires qui s’occupent également de dissoudre nos organisations. Mieux les former se retournerait contre nous. La position comparable de certain.es à gauche à propos de la police à des effets similaires. Les collectifs américains, du Canada et des États-Unis qui luttent pour définancer la police soutiennent que l’argent de formation pour « mieux former » les policiers, « améliorer »la police et la rendre moins répressive, aux pratiques moins létales, ont l’effet inverse.
LA DISSOLUTION ET SES IMPACTS SUR L’ORGANISATION POLITIQUE
Une procédure asphyxiante
La dissolution vise à empêcher concrètement des personnes de s’organiser politiquement et de se livrer à certaines pratiques sociales, tout en pénalisant la reconstitution de groupes. Elle constitue un outil répressif efficace et dangereux, régulièrement dirigé à l’encontre des mouvements sociaux, et notamment des organisations de gauche extraparlementaires – voire parlementaires comme évoqué plus haut. Le lancement d’une procédure engendre une série d’effets, depuis l’annonce gouvernementale jusqu’à l’application éventuelle du décret, qui soulève des enjeux matériels, juridiques et politiques qu’il convient de mettre en évidence.
Se défendre contre une dissolution est extrêmement chronophage et coûteux pour les organisations visées. Peu d’avocat.es sont habilité.es à plaider devant le Conseil d’État, qui constitue la plus haute instance de justice administrative. C’est auprès de lui que sont portées et examinées les requêtes en annulation contre les décrets, notamment de dissolution. Les avocat.es aux conseils sont rares et coûteux, les autres n’y étant tout simplement pas autorisé.es. La justice, déjà chère et peu accessible par le niveau de formation qu’elle requiert, l’est donc d’autant plus à ce niveau institutionnel. Le financement d’une opposition à la procédure – de la constitution du dossier et du référé jusqu’à l’audience finale et aux plaidoiries – constitue ainsi un investissement financier conséquent. Il faut également garder à l’esprit qu’une organisation visée par une dissolution ne peut plus mobiliser ses fonds que pour ce recours. La promulgation du décret de dissolution a effet immédiat jusqu’à une éventuelle suspension ou annulation, elle empêche donc la continuation des activités du groupe et la mobilisation de nouvelles ressources financières, outre un désolant et énième appel à soutien financier.
La procédure de dissolution a lieu en droit administratif qui, contrairement au droit pénal où l’on est uniquement sommé de nous défendre de faits reprochés, nous oblige à attaquer le décret. Cette inversion de la charge de la preuve nous coûte cher. Dans ce cadre, le droit de la défense est en faveur de l’État car c’est son décret qui est attaqué, et lui qui doit en défendre la légalité. Ainsi, à moins de gagner le recours, la dissolution est effective. Finalement, si certaines organisations disposent de soutiens et de relais médiatiques, politiques ou économiques pour élaborer et renforcer leur défense, d’autres rencontrent de nombreuses difficultés dans leur opposition à la dissolution. En cela, cette dernière produit de profondes disparités dans la capacité à se défendre et à poursuivre ses activités. Dans un climat de défiance à l’égard des organisations ciblées, isolées et diabolisées, voire reléguées à la marge du paysage politique. L’annonce d’une dissolution a d’importants impacts matériels – perte de subventions, de locaux, d’adhérents.
À ce propos, il est à noter qu’une procédure de dissolution lancée à l’encontre d’une organisation d’extrême droite contribue à la placer sur le devant de la scène politique et médiatique. Ces logiques doivent être replacées dans un contexte où nos moyens de visibilisation et de diffusion du discours restent profondément inégaux face à ceux de l’extrême droite. Le soutien crucial des milliardaires aux groupes organisés de fascistes accroît leur visibilité médiatique et leur apporte un appui matériel indéniable – pensons à Pierre-Édouard Sterin qui finance des influenceuses proches de Némésis, à Marc de Caqueray assurant la sécurité de l’île de Bolloré, au mouvement chouan qui organise ses réunions dans des châteaux familiaux11. Davantage liées à leur frange institutionnelle – partis d’extrême droite et syndicats étudiants –, ces organisations disposent de relais de visibilité dont ne disposent pas les organisations extra-parlementaires de gauche et révolutionnaires. Un exemple notable est celui des Soulèvements de la Terre, qui a bénéficié d’une exposition médiatique nouvelle, mais à quel prix ? Dans le camp révolutionnaire, nombreux se sont plaints de la stratégie de pacification du mouvement afin de gagner la procédure de dissolution.
Plus généralement, la procédure de dissolution se révèle particulièrement asphyxiante. Elle requiert de la part des membres des groupes visés du temps et de l’énergie, autrement dit autant d’investissement qu’iels ne sont pas en mesure de placer ailleurs. Au sein des organisations, les discussions prennent rapidement une tournure peu accessible à tout le monde. Raccrocher les wagons demande beaucoup de temps et il n’est pas évident d’appréhender les rouages administratifs et judiciaires de la procédure ainsi que l’ensemble des enjeux que soulève l’élaboration d’une défense. En cela, il est particulièrement difficile de ne pas abandonner ces préoccupations aux mains de quelques spécialistes ou à celles d’avocats. Ces procédés sont accrus par l’urgence dans laquelle l’annonce du lancement d’une procédure de dissolution place les organisations ciblées. Faire des questions juridiques l’apanage d’un groupe d’experts et de personnes compétentes reproduit pourtant des logiques de spécialisation, desquelles bien des groupes politiques tentent de se détacher. S’investir nombreux.ses dans la défense d’un groupe menacé de dissolution, c’est aussi apprendre à construire collectivement des stratégies de défense, pour mieux faire face aux attaques similaires qui toucheront d’autres ensuite. C’est un gain d’expérience qui ne doit pas servir uniquement les avocat.es, mais le plus grand nombre de militant.es. Nous devons être en mesure d’élaborer des axes de défense adaptés et de trouver un équilibre convenable entre trop se renier pour maximiser ses chances en réduisant ses activités et assumer au risque de subir la dissolution et la menace de poursuites pour recomposition de ligue dissoute. Plus généralement, sortir des logiques de spécialisation – qu’elles soient juridiques ou autres – contribue à faire de la défense une responsabilité partagée par toutes et tous. Il s’agit de gagner en efficacité en misant sur l’intelligence collective, plutôt que de s’en remettre à quelques voix. Cette démarche vise à remettre entre les mains de chacun.e les moyens de prendre part à leur propre trajectoire et à celle de l’organisation. Se former en tant que militant.es capables de réfléchir collectivement à des axes de défense, sans déléguer plus que le strict nécessaire – en l’occurrence, la plaidoirie – permettrait de renforcer la capacité de décision stratégique au sein des organisations. Cela éviterait que la négociation avec les avocat.es ou les choix de défense, ainsi que leurs impacts sur les activités, ne reposent sur un petit nombre de personnes.
La dissolution a donc d’importants impacts sur les organisations visées. Quand elle ne vient pas mettre brutalement fin à leurs activités, elle freine drastiquement leur fonctionnement et l’organisation collective. Aussi, pointer du doigt l’inutilité de la procédure, au titre que les groupes fascistes se reconstituent systématiquement après leur dissolution, se révèle abusif. Effectivement, les fascistes sont entravés et poussés à la clandestinité, contraints de s’organiser en groupes affinitaires restreints, une dynamique accrue depuis la dissolution de Génération identitaire en 2021. Or, ces considérations ne doivent pas nous empêcher de saisir pleinement la portée de cet outil répressif et sa dangerosité pour nos propres organisations politiques. En effet, en s’alliant à un autre discours sur l’impunité dont bénéficieraient les groupes fascistes, ces considérations plaident pour une intervention plus forte de l’État à l’encontre de nos ennemis politiques. Jouer l’avant-garde d’une répression de l’État, c’est précisément la position qu’essaient souvent d’occuper les groupuscules d’extrême droite qui exigent l’interdiction des dragshows, la répression des manifestations et le renvoi de personnes auxquelles manquent les bons papiers. Par là, elles consacrent la position régulatrice et l’ordre républicain qu’il entend incarner, neutralisant toute conflictualité sociale, se présentant comme le seul rempart crédible et efficace au renforcement de la menace fasciste. Ce discours tend à renforcer l’apathie lorsque des camarades sont visés, au détriment du soutien dont ils ont besoin. Par ailleurs, un tel argumentaire légitime des mesures administratives et judiciaires d’autant plus lourdes à l’encontre des membres des groupes visés – interdiction de contact et autres mesures de contrôle judiciaire, voire l’emprisonnement.
Pour autant, si la dissolution impacte fortement l’organisation politique, elle n’empêche pas toute activité et constitue rarement une fin. Des groupes poursuivent leurs activités politiques après la réception du décret, d’autres travaillent à leur défense, en maintenant leur opposition au Conseil d’État. Il semble crucial de ne pas voir dans l’annonce médiatique d’une dissolution l’aboutissement brutal d’activités politiques. Les récentes victoires de la Défense collective de Rennes et des Soulèvements de la Terre révèlent qu’il reste possible de s’en défendre et de remporter des victoires face à l’État12.
Une attaque face à la combativité des mouvements sociaux
La procédure de dissolution vise, entre autres, les organisations politiques combatives, dotées d’une forte capacité d’appel. Elle cible également les espaces politiques rejoignables et mobilisateurs. En creux, il s’agit de s’attaquer à des modalités d’organisation et des pratiques politiques radicales, d’entraver leur diffusion et leur reproductibilité. La dissolution tend à faire replier l’organisation politique à la marge, voire à la clandestinité. Elle nous contraint à nous battre pour exister, renfermant les militant.es sur leur propre organisation et entravant leur ouverture vers l’extérieur. Ce faisant, l’État vise à reproduire des lignes de démarcation nettes entre les organisations politiques combatives, généralement extra-parlementaires, et les appareils institutionnels traditionnels, qu’il s’agisse d’associations, de partis ou de syndicats. Il s’agit pour l’État de repousser ces groupes dans le cadre pénal, voire antiterroriste, au sein duquel il est plus facile pour lui de juger leurs membres. Il est en effet bien plus difficile pour lui de s’attaquer à une assemblée générale aux contours d’appartenance flous, ou à un mouvement aussi large que les Soulèvements de la Terre, dont les soutiens et les groupes locaux se sont multipliés à la suite de l’annonce du lancement de la procédure en mars 2023. Ces mesures visent ainsi à entraver la rejoignabilité des espaces politiques d’organisation, ainsi que l’appropriabilité de pratiques de luttes combatives et diffuses dans les mouvements sociaux. Peu d’organisations peuvent ainsi se targuer d’avoir vu un dirigeant syndical, en l’occurrence de la Confédération Paysanne, jouer de la meuleuse lors d’une de leurs manifestations.
Les dissolutions participent à l’affaiblissement des mouvements sociaux en exacerbant les logiques de dissociation, que ce soit entre les groupes et en leur sein. C’est un objectif mentionné explicitement dans certains décrets. Celui du Bloc lorrain conclue : «Considérant que l’ensemble de ces agissements, particulièrement nombreux, doivent être imputés à l’association « le Bloc lorrain », y compris lorsqu’ils ont été commis par ses membres, dès lors qu’elle ne les a pas condamnés et permettent de regarder cette association comme provoquant à (…) ». À l’intérieur d’une organisation, des lignes de démarcation sont induites. La procédure est notifiée aux personnes identifiées par l’État comme les leaders ou les porte-paroles des groupes, en mains propres ou directement à leur domicile. Les personnes occupant des fonctions de cadre, ou perçues comme telles par les autorités, sont particulièrement exposées à des poursuites judiciaires et encourent de lourdes sanctions si ces formes de structuration sont reconnues et admises au sein de l’organisation. Cela a pour effet de freiner l’investissement des membres qui, pour certains, préféreront ne pas paraître en « première ligne » de l’organisation. La procédure de dissolution applique donc des processus d’individualisation qui facilitent la chaîne pénale, en particulier dans le cadre d’une reconstitution de ligue dissoute. Ce délit pénal est puni au maximum de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende13. Dans l’opposition à la procédure, des membres d’un groupe peuvent être tentés de se dissocier, publiquement ou en son sein, quittant le navire. Ces effets concernent également l’échelle des individus qui gravitent autour de l’organisation visée. La procédure, méconnue, produit de la peur, crispant l’écosystème de l’organisation tout entier et conduisant des sympathisants à prendre leurs distances par précaution.
Des logiques de dissociation sont également à l’œuvre entre les groupes, selon les lignes de défense qu’ils adoptent face à la procédure – sur les fondements de leurs pratiques et leurs positionnements politiques, la teneur réelle ou supposée de leurs agissements, ou encore sur le plan matériel et leur capacité à rebondir, tous les groupes ne disposant pas des mêmes moyens et appuis pour se défendre. Si les groupes sont conduits à se singulariser, à justifier leur existence et leurs activités, la ligne de défense des uns risque d’impacter lourdement les autres. Or, moins l’on a une expérience de la répression judiciaire, plus il est difficile de tenir une ligne politique face aux avocat.es, qui peuvent rapidement avoir tendance à conseiller de renier certains éléments du discours ou des actes reprochés par le décret de dissolution et que l’on voudrait pourtant défendre, afin que son éventuelle annulation ne soit pas synonyme de nouveaux arguments contre d’autres organisations camarades. De ce point de vue, il se révèle crucial d’obtenir le plus grand nombre d’informations aux avocat.es sur le fonctionnement du Conseil d’État, sa composition et ses dynamiques actuelles. Par ailleurs, renoncer à une partie de ses activités dans un contexte de dissolution rend d’autant plus difficile pour d’autres organisations de s’en saisir, voire même de s’en défendre dans le cadre d’une nouvelle procédure. Tout porte alors à croire qu’abandonner préventivement des modalités organisationnelles ou d’action permettra de se prémunir d’une procédure de dissolution, affaiblissant considérablement les discours subversifs et la conflictualité politique.
Si la dissolution agit comme curseur de ce qui est acceptable dans le spectre républicain du point de vue des organisations, les limites dont elle peut provoquer la création ne sont pas que des frontières entre ce qui est républicain et ce qui ne l’est pas. La tentation est grande pour les groupes de ne pas simplement exercer une défense qu’on appellera ici négative, c’est-à-dire une défense impliquant simplement de prouver que le groupe n’est pas dissolvable, car non coupable de ce qu’on lui reproche ; en lui préférant une défense qu’on appellera ici positive, où le groupe essaie de prouver son utilité publique, ses bienfaits apportés à la société. Investir le temps judiciaire comme un champ d’expression de discours politique – a fortiori aujourd’hui où de nombreuses plateformes pour répandre des discours existent –, c’est alors soutenir une forme de défense positive où l’on vient tenter de convaincre les juges du bien-fondé de l’action de son groupe, sous-entendu par rapport aux autres organisations, et donc contraindre les autres groupes attaqués par la même procédure à répondre de leur utilité publique. Procéder ainsi contribue à l’extension d’une prédation de l’État (dont le contrôle sur les associations se fait déjà sentir par l’attribution ou la non-attribution de subventions) sur les organisations non-étatiques, en mâchant le travail de la justice et en forçant les groupes à entrer dans un maillage où chacun a sa place dans l’ordre social.
Certains axes de défense participent donc à l’élaboration de jurisprudences qui peuvent se révéler défavorables à la défense des prochains groupes visés, en particulier concernant la question de la violence politique. Ces logiques sont exacerbées par l’emballement médiatique qui accompagne fréquemment l’annonce d’une dissolution. Avant même l’application d’un décret, cette dernière impacte fortement les organisations ciblées – suspension de certaines activités politiques, réagencement expéditif de son champ d’activité, dynamique de repli sur l’organisation. Or, dans la mesure où les procédures de dissolution s’inscrivent le plus souvent dans une stratégie d’annonces groupées – plusieurs étant prononcées simultanément ou successivement – il est d’autant plus crucial d’élaborer des axes de défense qui ne reposent pas sur des stratégies de dissociation. Par cette logique, le pouvoir cherche à fragmenter les organisations, en accentuant les lignes de fracture internes comme les divisions entre groupes. Céder à cette dynamique dissociative fragilise non seulement certaines structures, mais affaiblit également l’ensemble des mouvements sociaux et du camp émancipateur.
En cela, la procédure de dissolution est un outil qui se renforce au gré de son utilisation, chaque décret renforçant les dissolutions de groupe à venir. Plus encore, il s’agit d’une procédure répressive qui, si elle n’est pas systématiquement tournée à l’encontre de groupes révolutionnaires et de gauche, finit inéluctablement par frapper les mouvements sociaux et leur combativité. Combien de temps avant que la procédure, renforcée de chacun de ces usages, ne soit braquée sur les fédérations de la CGT particulièrement inventives dans le mouvement contre la réforme des retraites, contre la France insoumise qu’élus de droite et d’extrême droite ont déjà appelé à dissoudre ?14Depuis plusieurs décennies, on observe par ailleurs l’extension des domaines d’application de la procédure de dissolution. Cette dernière ne se limite pas au champ politique des mobilisations. Elle vise des organisations de supporters – avec récemment, entre autres, les groupes de supporters stéphanois et nantais – ou encore des associations religieuses. Chaque décret vient ainsi renforcer l’appareil exécutif. Le contrôle et la répression s’étendent à un ensemble très large de champs sociaux, rendant d’autant plus cruciale l’opposition pleine et entière à la dissolution comme outil répressif. Nous mettons ainsi en garde celles et ceux qui croient leur organisation à l’abri. En avril 2023, Gérald Darmanin a été jusqu’à menacer publiquement la Ligue des droits de l’Homme après la manifestation contre les méga-bassines réprimée à Sainte-Soline15.
Ainsi, sans inciter à la provocation à des agissements violents, que ce soit explicitement ou implicitement (car c’est interdit par la loi et, pour une organisation, cela rendrait plus difficile la lutte contre sa dissolution), nous avons culturellement tout intérêt à entretenir une porosité entre les différentes formes de lutte, quand bien même nous ne serions pas d’accord avec certaines d’entre-elles. L’extrême-droite l’a déjà bien compris en transformant chaque grève ferroviaire en « prise d’otage », argument aujourd’hui repris par le bloc central. Face à cette offensive antisociale et antisyndicale, s’aplatir et jouer les bons samaritains pacifistes n’aura pour conséquence que de se faire rouler dessus
Enfin, les appels à la dissolution récurrents d’une partie de la gauche sont dotés d’un caractère profondément démobilisant. L’État devient l’interlocuteur privilégié pour attaquer l’extrême-droite. À ce titre, il faudrait même le renforcer. Quelle régression ! Quelle insulte à l’histoire du mouvement ouvrier ! Il est illusoire de voir dans l’action judiciaire un salut pour les luttes d’émancipation et les mouvements sociaux. La dissolution n’empêche en rien la progression de l’extrême-droite traditionnelle depuis de nombreuses années, ni celle des groupuscules fascistes. Plus parlant encore, Jordan Bardella promettait lui-même en juin 2024 de dissoudre le Groupe union défense (GUD) s’il parvenait à occuper Matignon, avant d’ajouter que devant leur violence,« des organisations d’ultra-gauche et d’ultra-droite seront dissoutes »16.
S’opposer aux dissolutions, quand bien même elle s’attaquerait à nos ennemis politiques, à commencer par les groupes fascistes, ne relève pas de considérations morales, encore moins d’une volonté d’affronter nos ennemis « à la loyale », sans recours à l’État. Ce positionnement prend appui sur des considérations stratégiques, découlant d’une analyse minutieuse de la procédure, de ses effets sur les organisations ciblées, et du renforcement de l’appareil répressif et des pouvoirs de la classe gouvernante que son usage répété induit. Nos ennemis politiques, à commencer par les groupes d’extrême-droite, doivent être combattus sur le terrain. Toute initiative de leur part doit être tuée dans l’œuf : il est essentiel de s’attaquer à l’extrême droite avant qu’elle ne puisse être à l’initiative. Sapons les dynamiques qui lui permettent de gagner du terrain, rendons son implantation impossible. Il importe de maintenir la conflictualité sociale dans sa forme matérielle et non réifiée dans le débat parlementaire et les instances représentatives – force doit rester à la rue, c’est-à-dire au terrain d’expression matériel de l’intelligence collective et de sa diffusion. L’action collective, prolongée par la défense des pratiques de rue sans dissociation, permet de poursuivre la lutte, là où elle s’affaiblit en se limitant à un dialogue inaccessible de représentants. Seule l’organisation politique et collective constitue une force capable de s’attaquer durablement et efficacement aux réactionnaires de tout bord. Il reste à créer et renforcer des espaces d’organisation rejoignables, à participer à la diffusion de pratiques de défense et d’une culture de lutte débordante.
EN GUISE DE CONCLUSION
Cet article, qui se voulait une participation au débat autour de l’appel à dissolution, s’est transformé en un argumentaire contre. Force est de constater que, dans la ligne de la revue, nous prenons position.
Dans la poursuite des observations évoquées plus haut, il apparaît crucial de s’opposer à toutes les dissolutions. Que ce dispositif répressif s’applique à des camarades ou à des ennemis politiques, il finit inévitablement par s’attaquer au mouvements d’émancipation et aux luttes sociales. Cet impératif s’inscrit aujourd’hui dans un contexte où l’emploi de cet outil répressif se généralise et s’étend à grand nombre de champs d’activités sociales. À ces considérations s’ajoute la nécessité de ne pas produire d’appels à la répression quels qu’ils soient. Il s’agit, en somme, de s’opposer à toute production politique ou idéologique qui viendrait appuyer ou justifier la nécessité de la machine judiciaire, dont la fonction de défense de l’ordre dominant et du capitalisme implique la répression sévère des mouvements sociaux et des personnes qui y prennent part. Toute extension de l’appareil judiciaire et de ses dispositifs matériels doit être envisagée comme un renforcement de l’arsenal répressif de l’État. Au même titre que bon nombre d’outils judiciaires, la dissolution s’avèrerait particulièrement dangereuse pour les organisations de gauche – et plus largement pour l’organisation politique – si elle venait à tomber aux mains de gouvernements réactionnaires et d’extrême droite.
Sur le terrain, il nous semble crucial d’alimenter et défendre l’organisation politique publique et rejoignable, particulièrement ciblée par les procédures de dissolution. Ce dispositif répressif produit des logiques de clandestinisation, qui contraignent les individus à s’organiser dans des groupes restreints et fermés, relégués à la marge du paysage politique. Ces dynamiques limitent drastiquement nos ambitions politiques et la possibilité de former des organisations combatives, massives, ouvertes et accessibles. La clandestinisation se révèle efficace pour briser les organisations trop larges pour être effectivement visées par des poursuites pénales. Si l’organisation en groupes affinitaires et atomisés, constitués de quelques militants, tient compte de raisons de sécurité que nous entendons, il reste que leur visibilité et leurs capacités de diffusion culturelle, pratique et politique sont profondément amoindries. Par ailleurs, ces logiques de clandestination induisent l’inaccessibilité de nos espaces d’organisation, donc leur fermeture aux personnes désirant participer aux mouvements sociaux et aux luttes d’émancipation. Si la classe gouvernante a ciblé les Soulèvements de la Terre ou la Défense collective de Rennes, c’est qu’elle craignait leur rejoignabilité et la diffusion de pratiques de lutte combatives, appropriables et reproductibles par de nombreuses composantes du paysage politique, et ce, bien au-delà des milieux radicaux.
Devant ces considérations, il apparaît judicieux de multiplier les espaces d’organisation ouverts et accessibles, à faire le pari de l’existant et de la praticabilité. Comme l’écrivait Marx : « la classe ouvrière […] conspire publiquement, comme le soleil contre les ténèbres »17. En plus d’être rejoignables par toute personne souhaitant participer aux luttes et de permettre la coordination des composantes des mouvements sociaux, les espaces de type assembléiste présentent l’avantage d’être plus difficilement ciblés par la répression lors de l’organisation d’événements politiques publics. Il existe en effet d’importants risques judiciaires pour les organisations appelant à des événements politiques combatifs et ambitieux. Les assemblées générales, qui ont à de nombreuses reprises fait leurs preuves ces dernières années dans la tenue de mobilisations antifascistes combatives à Nantes, Rennes ou Paris18, présentent par ailleurs l’intérêt d’impliquer les personnes qui le souhaitent dans les questions organisationnelles, tactiques et stratégiques. Il semble plus que jamais nécessaire de ne plus voir dans la dissolution des groupes d’extrême-droite un moyen efficace de les freiner, mais d’affirmer la nécessité de nous doter d’espaces politiques combatifs et mobilisateurs, en mesure de tuer les initiatives de l’extrême-droite dans l’oeuf, avant-même qu’elle ne montre ses crocs. Faire par nous-même, sans compter sur le renforcement d’outils extérieurs qui se retourneront contre nous.
Enfin, il apparaît que les organisations et les groupes politiques peuvent prendre au sérieux la question de la dissolution, en anticipant des éléments de défense, en élaborant des lignes qui ne portent pas atteinte aux autres groupes, donc en se dissociant le moins possible. Ces enjeux vont de pair avec la nécessité d’établir des liens bien au-delà des milieux politiques, en diffusant le plus largement un discours d’opposition aux dissolutions et des pratiques de défense face à la répression judiciaire et policière. Outre un soutien aux groupes de camarades ciblés par une procédure de dissolution, il s’agit de participer à une solidarité contre la répression, qui ne se cantonne pas aux seuls champs politique et militant.
La constitution d’une force antagoniste conséquente dépend de nos capacités d’organisation. L’existence de pratiques politiques de contestation dépend de notre capacité à résister aux réclamants. La procédure de dissolution, objet de cet article, au même titre que d’autres dispositifs juridiques qui menacent nos pratiques et formes d’organisation, peut être renforcée par des discours de gauche réclamant la répression contre nos ennemis politiques. Nous ne minimisons pas les effets d’une telle position pour la gauche parlementaire et réformiste. Comment assumer la lutte contre l’extrême droite sur le terrain ? Et surtout, comment la gagner ? Ces deux questions impliquent des considérations stratégiques et tactiques qui n’ont rien d’évidentes. Néanmoins, que la gauche gagne ou non aux élections, nous pensons que ce chemin, celui de l’antifascisme combatif et de la mobilisation sociale, doit être emprunté.
Par PE pour gagner
Notes
- La Trempette sert à dissoudre les toons dans le film Qui veut la peau de Roger Rabbit ? ↩︎
- La liste complète des associations et groupements visés par la loi, ainsi que chacun des décrets, est disponible ici : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Liste_des_organisations_dissoutes_en_application_de_la_loi_du_10_janvier_1936 ↩︎
- Une riche base de données est conservée à ce sujet par la fondation Garbiel Péri. URL : https://gabrielperi.fr/centenaire/les-mesures-contre-les-communistes-a-la-fin-de-la-iiie-republique/ ↩︎
- Le militant Roger Pannequin évoque, dans son récit autobiographique sur les années de résistance au fascisme, la dissolution du Parti communiste français et des syndicats. Pannequin, Roger, Ami si tu tombes. Les citations se trouvent respectivement aux pages 97 et 99 de l’ancienne édition. ↩︎
- Alain Dalotel, Alain Faure, Jean-Claude Freiermuth, Aux origines de la Commune, Le mouvement des réunions publiques à Paris 1868-1870, Paris, François Maspero, « Actes et mémoires du peuple », 1980, p. 54-75. Pour ce qui nous intéresse, un résumé est accessible ici : https://www.commune1871.org/la-commune-de-paris/histoire-de-la-commune/chronologie-au-jour-le-jour/448-les-c ↩︎
- Marx, Karl, La question juive, 1843. ↩︎
- Tribune accessible ici : [https://lafranceinsoumise.fr/2020/12/21/tribune-il-faut-dissoudre-generation-identitaire/ ↩︎
- Le texte du Parti de Gauche est accessible sur son site : https://www.lepartidegauche.fr/?p=7815 ↩︎
- Le post de l’AFA Paris-Banlieue : https://www.instagram.com/p/DK5Sg2doYJd/ ↩︎
- Nous retenons la prudence de David Graeber et David Wengrow qui préconisent d’éviter les pièges de l’évolutionnisme que Philippe Descola définit comme la « conséquence doctrinale de l’idée de progrès, c’est à dire du principe que l’humanité n’a cessé de tendre vers une amélioration de ses conditions d’existence ». Voir : Graeber, David, Wengrow, David. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Paris, Les
 liens qui libèrent, 2021. p. 567. et Descola, Philippe, Pignocchi, Alessandro. Ethnographies des mondes à venir. Paris : Seuil, 2022. p. 45. ↩︎
- Raphaël Arnault lors d’un débat avec Samuel Bouron pour Ballast. https://www.revue-ballast.fr/tout-ce-quattend-lextreme-droite-cest-quon-se-resigne/ ↩︎
- Pierre-Édouard Stérin est un milliardaire à la tête d’une galaxie réactionnaire, à l’origine du projet Périclés, dont l’objectif est d’œuvrer à l’union des droites et à la victoire idéologique et électorale de l’extrême droite. En 2017, il créé La Nuit du Bien Commun, un ensemble d’événements à travers le pays visant à réunir les franges réactionnaires locales et à s’organiser pour réunir des fonds au profit d’un réseau associatif accordé à ses visées réactionnaires. 
 Marc de Cacqueray-Valménier est un militant néonazi notoire, leader du groupuscule d’extrême droite Zouaves Paris, dissous en 2022, et meneur du Groupe union défense lors de sa réactivation en 2022. Figure de l’extrême droite la plus virulente, il est employé par Vincent Bolloré parmi les gardiens de son île du Loc’h, dans le Finistère. https://www.mediapart.fr/journal/france/310724/le-neonazi-la-tete-du-gud-est-employe-par-vincent-bollore
 Le Mouvement Chouan, formé en 2023, intervient dans le Nord-Ouest du pays. Fondé notamment par Jean-Eudes Gannat, fasciste notoire et ex-porte-parole du groupuscule angevin dissous l’Alvarium, il « agrège des militants identitaires et néofascistes de tout l’Ouest de la France, issus pour la majorité de groupuscules déjà constitués comme le RED angevin ou Des Tours et des Lys », précise le média Street Press. https://cartofaf.streetpress.com/liste/mouvement-chouan/ ↩︎
-  Au terme de près d’un an de procédure, la Défense collective de Rennes – un groupe œuvrant à la défense des participant.es des mouvements sociaux, dans la rue et au tribunal – parvient à remporter une savoureuse bataille judiciaire face à l’État. Le décret de dissolution du collectif, annoncé par Gérald Darmanin en avril 2024, est suspendu en référé par le Conseil d’État en juillet, puis annulé en janvier 2025.Le 9 novembre 2023, le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative, annule la dissolution des Soulèvements de la Terre, décidée en conseil des ministres le 21 juin et annoncée personnellement par Gérald Darmani le 28 mars, quelques jours après la mobilisation d’ampleur de Sainte-Soline. Dans le même temps, trois autres organisations sont bel et bien dissoutes : le Groupe Antifasciste Lyon et Environs (GALE), l’Alvarium, un groupe fasciste angevin, et une association religieuse, la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI).
 ↩︎
- Relayée par une cadre macroniste, une pétition lancée par le sénateur Stéphane Le Rudulier en octobre 2023 visait la dissolution de LFI, après la diffusion d’un communiqué sur l’attaque du Hamas du 7 octobre. https://www.liberation.fr/politique/des-elus-lr-et-renaissance-souhaitent-la-dissolution-de-lfi-apres-le-communique-sur-lattaque-du-hamas-20231011_W2LJRAASJFFY3K22BORD2HMNR4/
 ↩︎
- Darmanin, alors ministre de l’Intérieur menace la LDH de réduire ses subventions. Un moyen plus subtile d’attaquer une organisationn. https://www.lesechos.fr/politique-societe/gouvernement/les-propos-de-gerald-darmanin-sur-la-ldh-creent-la-polemique ↩︎
- En plein coeur des élections législatives, Jordan Bardella assurait le mercredi 19 juin qu’il dissoudra le GUD s’il devenait Premier ministre : https://www.bfmtv.com/politique/elections/legislatives/jordan-bardella-promet-de-dissoudre-le-groupe-d-extreme-droite-du- ↩︎
- La Marseillaise, numéro 138 du 7 mai 1870 : « Si la classe ouvrière qui forme la grande masse des nations, qui crée toutes leurs richesses, et au nom de laquelle tout pouvoir prétend régner, conspire, elle conspire publiquement, comme le soleil contre les ténèbres ». ↩︎
- Dans ces villes, des assemblées antifascistes ont été à l’initiative de mobilisations collectives combatives pour mettre en déroule les initiatives de l’extrême-droite là où elles éclosent : attaques de locaux, contre-rassemblements, manifestations visant les lieux de réunion des fascistes.
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Source: https://positions-revue.fr/dissoudre-lextreme-droite-un-piege-pour-la-gauche/
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/dissoudre-lextreme-droite-un-piege-pour-la-gauche-positionsrevue-29-10-25/
