Doliprane : comment la filiale gavée d’aide publique a été offerte à la finance américaine (CA.net-14/10/24)

Le 14 octobre 2024, le ministre de l’Économie Antoine Armand a visité les chaînes de production du site Opella, qui fabrique le Doliprane. © Clément Martin

La future vente de la filiale de santé grand public de Sanofi à un fonds d’investissement américain est un exemple de l’échec en matière de souveraineté sanitaire. Après quarante années de délocalisation, l’Hexagone, autrefois premier producteur européen de médicaments, est tombé au sixième rang. Explications.

Par Samuel EYENE.

La pilule a du mal à passer pour les salariés de Sanofi. Les ministres de l’Économie et de l’Industrie ont eu beau évoquer, lundi 14 octobre, « la possibilité d’un actionnariat public et d’une participation à la gouvernance » d’Opella pour le maintien de la production du Doliprane en France, l’inquiétude persiste.

« Pour l’instant, ça ne reste que des engagements oraux, il n’y a rien d’écrit. Nous attendons beaucoup des prochains jours », s’inquiète Johan Nicolas, délégué central adjoint CGT chez Sanofi et technicien en informatique industrielle, en grève sur le site de Lisieux ce lundi 14 octobre.

La mauvaise nouvelle est tombée vendredi 11 octobre. Le géant pharmaceutique a confirmé être entré en négociations exclusives avec le fonds américain CD&R pour lui céder 50 % de ses parts au sein d’Opella, sa filiale de santé grand public qui commercialise la petite boîte jaune. Montant estimé de la vente : un peu plus de 15 milliards d’euros. 

Dans le détail, la multinationale tricolore qui produit une centaine de médicaments (Allegra, Novanuit, Icy Hot et Dulcolax) par le biais de sa filiale parle d’une cession partielle. Mais une délocalisation à long terme n’est pas exclue, malgré les garanties que tentent d’arracher les ministres dépêchés en pompiers à l’usine d’Opella de Lisieux. « La logique d’un fonds d’investissement est d’accroître sa rentabilité. Et lorsqu’on parle d’économies à faire, elles reposent en grande partie sur les coûts de production », explique Nathalie Coutinet, économiste de la santé.

Un colosse industriel gavé d’aides publiques

Une sacrée fuite en avant pour un colosse industriel qui a pourtant été gavé d’aides publiques, ces dix dernières années. « Sur cette période, le groupe a dû toucher un total de 2 milliards, voire 2,5 milliards d’euros grâce au crédit d’impôt recherche et à des exonérations de cotisations sociales », calcule Jean-Louis Peyren, de la Fédération nationale des industries chimiques (Fnic-CGT), salarié chez Sanofi.

La cession du contrôle d’Opella à un fonds américain n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’incapacité de l’État à protéger ses intérêts liés au médicament. Après quarante années de délocalisations, la France est passée de premier producteur européen à sixième, d’après le Leem, le syndicat des laboratoires pharmaceutiques. Elle se classe désormais derrière le Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne, la Belgique ou encore la Suisse.

Pourtant, après la crise du Covid, la réduction de la dépendance aux importations de médicaments avait été définie comme une priorité de l’État. Les lancements des plans France Relance, puis France 2030 prévoyaient la relocalisation et l’augmentation des capacités de production de médicaments, parmi lesquels le paracétamol, principe actif du Doliprane, dont la dernière usine européenne a fermé en France, en 2009.

« Déléguer à d’autres le soin de produire les médicaments essentiels dans un monde qui se fragmente, c’est une impasse. On l’a vécu en cas de crise sanitaire, on pourrait être amenés à le revivre et c’est pourquoi il nous faut ici redoubler d’efforts », déclarait Emmanuel Macron, le 13 juin 2023, lors d’un déplacement sur le site du laboratoire Aguettant en Ardèche. Un an plus tard, l’opération de communication sonne creux. Le populaire Doliprane s’apprête à passer dans le giron de l’Oncle Sam.

L’État semble bien impuissant à empêcher la restructuration orchestrée par les géants du secteur. En raison notamment de la mainmise des poids lourds de l’industrie pharmaceutique à partir de 1990, quand la financiarisation du marché a pris une nouvelle dimension avec des investissements massifs des fonds de pension. « Aujourd’hui, les actionnaires des Big Pharma sont BlackRock, Vanguard, etc. Il y a bien longtemps que les pouvoirs publics ont délaissé ce champ et se retrouvent aujourd’hui en difficulté », résume Nathalie Coutinet.

Des obligations de service public inégalement appliquées

Pour ces fonds, les objectifs de santé publique ne sont pas la priorité. L’accent est mis sur ce qui rapporte : les produits innovants, rentables, protégés par des brevets et nécessitant des investissements en R&D. « C’est ce vers quoi les Big Pharma se tournent aujourd’hui. Le suisse Novartis a vendu sa division de produits de médicaments génériques Sandox en 2023. Idem pour l’allemand Merck, qui a aussi vendu sa filiale générique. C’est aujourd’hui la stratégie de Sanofi », poursuit l’économiste.

Cette course à la future molécule jackpot s’oppose au développement de médicaments matures, dont la rentabilité décroît pour les groupes pharmaceutiques. C’est notamment ce qui contribue aux pénuries. « Jusqu’à 70 % des déclarations de rupture concernent des médicaments dont l’autorisation de mise sur le marché (AMM) a été octroyée il y a plus de dix ans », souligne le rapport d’une commission d’enquête sénatoriale présidée par Sonia de La Provôté (Union centriste), avec pour rapporteure Laurence Cohen (ex-sénatrice PCF du Val-de-Marne).

Pour endiguer les effets de cette vague de financiarisation, des mesures ont été édictées au tournant des années 2010, admet le rapport. Des établissements de plans de gestion des pénuries ont été créés et des « obligations de service public ont par ailleurs été définies pour les grossistes répartiteurs, les contraignant notamment à disposer d’un large assortiment de médicaments, en quantité suffisante pour satisfaire à tout moment deux semaines de consommation habituelle ».

Néanmoins, soulignent les sénatrices, ces obligations sont inégalement appliquées et insuffisamment contrôlées par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Et les laboratoires sont familiers des arrêts de commercialisation, comme ce fut le cas avec la Josacine, développée par Astellas Pharma.

Le laboratoire japonais a stoppé la production de ce médicament en France en 2023 à la suite d’une « décision industrielle », rappelle l’ANSM. « Il paraît aujourd’hui très difficile pour l’État de contraindre des fonds d’investissement à satisfaire de tels engagements, considère Nathalie Coutinet. Mais il peut toujours se tourner vers l’option la plus sûre, qui est de créer un acteur public du médicament. »

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source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/laboratoires-pharmaceutiques/doliprane-comment-la-filiale-gavee-daide-publique-a-ete-offerte-a-la-finance-americaine

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/doliprane-comment-la-filiale-gavee-daide-publique-a-ete-offerte-a-la-finance-americaine-ca-net-14-10-24/

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