Donner la mort : le déchirant quotidien des vétérinaires ruraux (reporterre-14/08/25)

Le vétérinaire Arnaud Triomphe pratique une injection sur un mouton, suspectant un cas de fièvre catarrhale ovine. – © Jérémy Piot / Reporterre

Missionnés pour soigner les animaux d’élevage, les vétérinaires ruraux sont souvent amenés à décider de leur mort et à la donner. Cet acte est toujours un crève-cœur pour eux, comme pour des éleveurs attachés à leurs bêtes.

Par Robin BOULE et Jérémy PIOT (photographies).

Autour de Bayeux (Calvados), reportage

Sous un pommier, une vache rumine. « Ça représente parfaitement le Calvados ! » rigole Arnaud Triomphe, vétérinaire rural, en remplissant un formulaire. L’animal boite un peu. Sa patte avant gauche est blessée et l’os est atteint. Demain, elle s’en ira à l’abattoir. « Si on attend trop, elle sera encore plus maigre », prévient le vétérinaire. Dans son grand imper style inspecteur Columbo, il parcourt les fermes du département à la recherche du moindre symptôme de maladie. Sa venue est à la fois attendue et redoutée, car pour un éleveur, la santé des animaux garantit avant tout sa propre santé économique.

Dans ce milieu, la mort n’est pas un tabou : l’abattoir et les assiettes des consommateurs sont les destinations assignées à ces animaux dès leur naissance. Seule la maladie vient rompre ce cycle. Si elle devient dangereuse pour leurs congénères ou les humains qui consommeront leur viande, les animaux sont euthanasiés. « Il ne faut pas les laisser souffrir », dit Arnaud Triomphe. Dernière solution quand la médecine vétérinaire a épuisé toutes ses armes, l’euthanasie apparaît ainsi comme un « moindre mal » d’un point de vue éthique, analyse Sébastien Mouret, sociologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).

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En ce moment, le vétérinaire de 53 ans est particulièrement attentif à tout signe avant-coureur de la fièvre catarrhale ovine, qui arrive en Normandie. « Ce n’est pas aussi grave que la dermatose nodulaire qu’ils ont en ce moment en Savoie, mais ça peut avoir de lourdes conséquences pour les exploitations, notamment une perte de production et des avortements », explique Arnaud Triomphe, qui est aussi vice-président de la Société nationale des groupements techniques vétérinaires (SNGTV).

Un acte exceptionnel

Sa tournée le mène dans la ferme de Dominique Baucher, qui n’hésite pas à frapper, poing serré, dans les côtes d’une vache pour qu’elle rentre dans un enclos en métal. « Qu’est-ce que c’est con ces bêtes-là ! » peste l’agriculteur, qui possède 65 vaches laitières. Celle-ci fait peine à voir. Ses os semblent prêts à perforer sa peau qui pend. « Elle a perdu 80 kilos », dit-il, inquiet.

Le vétérinaire Arnaud Triomphe ausculte une vache malade. © Jérémy Piot / Reporterre

« Si c’est la paratub’ [paratuberculose], il faudra prendre une décision », prévient Arnaud, une main gantée dans le postérieur de la vache pour récupérer de la bouse à des fins d’analyse complémentaire. « Une fois guérie, je vais lui faire reprendre du poids dans le champ et l’emmener à l’abattoir », rétorque aussi sec l’agriculteur. « C’est quoi son nom ? » demande le vétérinaire, qui en a besoin pour remplir une ordonnance. « 0230 », lui répond simplement Dominique Baucher. 

« La vie est un bien précieux »

« L’euthanasie devrait être gratuite, souffle-t-il sans quitter la vache des yeux. Il y en a qui laissent crever leurs animaux malades pour ne pas à avoir à payer 50 balles pour l’euthanasie. »

Cet acte, qui reste exceptionnel, se multiplie quand les maladies se propagent, comme c’est le cas en ce moment dans les Alpes, où les troupeaux sont touchés par la dermatose nodulaire. Arnaud Triomphe se remémore une journée, pendant l’épidémie de la vache folle, durant laquelle il avait dû pratiquer huit euthanasies : « Je suis rentré chez moi le soir, j’avais le moral dans les chaussettes. Et puis, dans la nuit, quand tu dois te lever pour aller faire un vêlage, tu rebondis. C’est un peu à ça que je m’accroche aussi. Ça m’émeut toujours autant quand je fais naître un être vivant. La vie est un bien précieux. »

La charge émotionnelle que représente chez les vétérinaires la décision de donner la mort est peu étudiée. © Jérémy Piot / Reporterre

« On abat parfois pour des raisons économiques, dit Nicolas Fortané, sociologue à l’Inrae. Ce n’est pas évident. Les arbitrages moraux embarquent des questions émotionnelles, sanitaires et économiques. Le débat revient régulièrement sur la façon de stopper les épidémies : abattre un cheptel pour sauver tous les autres ou bien vacciner à grande échelle ? On commence souvent par la première solution. »

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Pour traduire les difficultés rencontrées par les vétérinaires, le chercheur parle de « travail émotionnel », particulièrement peu étudié chez les vétérinaires ruraux français, mais qui arrive à un point critique lors des campagnes massives d’abattage.

« Je me rappelle encore charger le cheptel entier dans un camion. Tous allaient droit vers la mort. Je m’en souviendrai toute ma vie… confie d’un air grave Stéphanie Philizot, vétérinaire en Côte-d’Or et présidente de la SNGTV. Avec l’épidémie de dermatose en ce moment, on est très inquiets pour l’équilibre mental de nos confrères. »

« Gestion émotionnelle »

Alors, des solutions sont peu à peu mises en place. « Je suis sorti de la faculté vétérinaire de Liège en 2008, se rappelle Julien Herla, président de la branche des Pays de la Loire de la SNGTV. On y parlait de la mort froidement, ce qui fait qu’on a appris à y faire face sur le terrain. On essaie de changer ça, en prenant en compte la gestion émotionnelle de l’acte de donner la mort. On met en place des solutions comme un numéro vert, des conférences, des formations… Quand on travaille depuis des années avec un éleveur et que subitement on doit abattre son cheptel, la confiance prend un coup. »

L’euthanasie, décidée uniquement par le vétérinaire, est une option envisagée quand tous les traitements ont échoué et que l’animal risque de contaminer ses congénères ou les humains. © Jérémy Piot / Reporterre

Pour Arnaud Triomphe, la question de la mort est beaucoup plus sensible « dans la canine » (pour animaux de compagnie) que dans le milieu rural. « Les agriculteurs connaissent ma vie et je connais la leur. La relation de confiance est parfaitement installée. Quand je dois effectuer une euthanasie, certains éleveurs attachent l’animal et me laissent m’en occuper, alors que d’autre veulent être présents tout du long. »

Jacques Mahouy serait plutôt de ceux-là. Dans le grand terrain de ce joyeux retraité, quelques poules picorent, une dizaine de moutons se reposent sous un arbre. Lorsque la camionnette blanche arrive dans la cour de graviers, un petit chien accueille énergiquement Arnaud avec une salve d’aboiements. « Tu veux pas te taire, dis ? » menace faussement l’éleveur en venant saluer le vétérinaire d’un sourire et d’une poignée de main. Le retraité a insisté pour qu’il ausculte une agnelle qui ne mange plus beaucoup.

« 40,2 °C de fièvre Monsieur Mahouy ! s’exclame le vétérinaire en prenant la température de l’animal dans une cabane de bois. Vous trouviez pas qu’elle avait les oreilles chaudes ? Ça pourrait être la fièvre catarrhale. » Le visage du retraité se fige et son sourire part se planquer dans le foin. « J’ai pas envie… Ma pauvre nénette », se désole-t-il en tentant de réconforter l’agnelle de ses caresses. « Si c’est ça, l’agnelle a une chance sur deux d’y passer », analyse le vétérinaire en sortant de la cour, sans pour autant tendre son visage, tristement habitué à voir les animaux mourir.

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Source: https://reporterre.net/Donner-la-mort-le-dechirant-quotidien-des-veterinaires-ruraux

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