Du Maroc au Népal, la Gen Z combat le capitalisme (FrustrationMag-10/10/25)

Image de couverture : Manifestation de jeunes de la Génération Z népalais devant le bureau de la municipalité métropolitaine de Bharatpur, au Népal (2025). Photographie prise par हिमाल सुवेदी

Pendant qu’en France, une partie du pays scrute l’Élysée comme on attend le dénouement d’une série Netflix, et comme si cela allait changer quoi que ce soit au quotidien des Français, à Lima, Rabat, ou Katmandou, de nombreuses mobilisations sont apparues ces dernières semaines, particulièrement portées par une partie de la jeunesse qui se bat pour un grand nombre de causes : situation catastrophique de l’hôpital, réforme des retraites, coupures d’électricité, etc. Les grands médias ont tendance à y voir des explosions de colère éphémères, alimentées par des frustrations sociales. Ces mouvements ne sont pourtant pas des débordements générationnels, ils expriment au fond une critique systémique du capitalisme.

Par Guillaume ETIEVANT.

On a souvent trop tendance à essentialiser la jeunesse, à lui attribuer des qualités ou des défauts qui seraient inhérents à son âge. Dans les milieux militants, le discours oscille souvent entre deux caricatures : d’un côté, l’idée que les jeunes d’aujourd’hui seraient incapables de se mobiliser, contrairement à leurs aînés qui quant à eux auraient connu un âge d’or de l’engagement ; de l’autre, la conviction inverse que tout l’avenir repose désormais sur les épaules d’une jeunesse combative. Ces deux visions, apparemment opposées, participent pourtant d’un même malentendu : elles figent la jeunesse dans une identité homogène, alors qu’elle est, comme toutes les autres catégories sociales, traversée par des contradictions, des contextes et des trajectoires diverses. En ce sens, parler de « Génération Z » comme d’un ensemble cohérent est trompeur. Les individus nés entre le milieu des années 1990 et le début des années 2010 sont-ils vraiment si différents de leurs prédécesseurs ? Ont-ils une spécificité politique autre que celle d’avoir grandi avec Internet et les smartphones ? L’histoire montre que chaque génération a connu ses moments d’engagement intense et ses replis individuels. La Génération Z ne fait pas exception : une partie d’entre elle se mobilise, plus ou moins, comme toutes les autres avant elle. C’est le cas aujourd’hui en particulier dans le Sud global, cet ensemble de nations d’Amérique latine, d’Afrique, d’Asie et d’Océanie, marquées par l’héritage colonial et par la dépendance économique structurelle vis-à-vis du Nord qu’il impose.

Manifestation du mouvement Génération Z contre le gouvernement à Chitwan, Népal — 8 septembre 2025. Photographie prise par हिमाल सुवेदी

Sans idéaliser la jeunesse, quand une partie d’entre elle se met en mouvement cela peut être dévastateur pour le pouvoir, car elle a tendance à n’obéir à aucune injonction, et à refuser les cadres organisationnels pré-établis. La répression face à elle est donc souvent d’autant plus violente. Je pense notamment au massacre de Tlatelolco, un quartier de Mexico, en octobre 1968. Un grand mouvement étudiant s’y était organisé, inspiré à la fois par Mai 68, par la mobilisation contre la guerre du Vietnam et par les luttes anti-impérialistes en Amérique latine. Il réclamait notamment la fin de la répression policière et plus de libertés publiques. Le 2 octobre, dix jours avant l’ouverture des Jeux olympiques de Mexico, des milliers d’étudiants et de sympathisants se rassemblèrent sur la place des Trois-Cultures. L’armée et la police encerclèrent la place et ouvrirent le feu sans sommation, tuant des centaines de jeunes désarmés.

Les motifs des mobilisations : retraites privatisées, services publics démolis et pénuries

Aujourd’hui, derrière les mobilisations qui secouent le Pérou, le Maroc, Madagascar ou le Népal, on peut voir, malgré leurs différences, un fil rouge :  le combat d’une partie de la  jeunesse contre la corruption et le désengagement de l’État, qui s’accompagnent d’une répression accrue au profit des grandes entreprises et d’un mode de vie toujours aussi luxueux pour les dominants, pendant que la population survit de plus en plus difficilement.  Au Pérou, tout est parti de la volonté du gouvernement de Dina Boluarte d’imposer une réforme des retraites rendant obligatoire, dès 18 ans, la cotisation à un fonds privé. Les Péruviens y ont vu une nouvelle faveur faite aux grandes entreprises de gestion de fonds de pension, qui prospèrent déjà sur les ruines de l’État. Le projet a cristallisé un rejet plus large : celui d’un gouvernement jugé illégitime, Boluarte n’ayant jamais été élue présidente au suffrage universel. Au Maroc, la mobilisation est née d’un drame sanitaire. Les décès suspects de femmes après des césariennes à l’hôpital public Hassan-II à Agadir ont mis une fois de plus en lumière les défaillances du système de santé. Dans un contexte de chômage élevé, la colère a explosé face au contraste entre la misère hospitalière et les milliards investis dans les infrastructures sportives du futur Mondial de football en 2030 ou dans les data centers et les lignes TGV. «Nous voulons des hôpitaux, pas des stades », répètent les jeunes dans les rues.

Manifestation du mouvement Génération Z contre le gouvernement à Chitwan, Népal — 8 septembre 2025. Photographie prise par हिमाल सुवेदी

À Madagascar, la révolte vient au départ des coupures d’électricité et les pénuries d’eau, subies par les pauvres, tandis que le pouvoir préfère dépenser 150 millions d’euros pour construire un gigantesque téléphérique dans la capitale, grâce à un prêt de la France. Loin d’un simple problème technique, ces coupures d’électricité sont les conséquences de la corruption de l’État. La compagnie publique Jirama travaille main dans la main avec des entreprises privées liées au pouvoir, bénéficiant de contrats garantissant des paiements, même en l’absence de consommation. Le régime du président Andry Rajoelina, maintenu au pouvoir depuis des années avec l’aide de la France (Valls lui a même octroyé la nationalité française) s’appuie sur un réseau d’hommes d’affaires proches du pouvoir, protégés par l’appareil d’État. Les manifestants ont désigné Mamy Ravatomanga, comme symbole de ce système. C’est un homme d’affaires multimillionnaire, fondateur du groupe Sodiat (un conglomérat malgache actif dans de nombreux secteurs) et proche conseiller du président Rajoelina. Il est régulièrement cité dans des affaires de corruption et de trafic de bois précieux, et considéré comme l’un des principaux bénéficiaires du système de rentes. Son nom est désormais brandi sur les pancartes, accompagné d’appels à son procès ou à son exil.

Au Népal, enfin, la contestation a éclaté après la décision du gouvernement d’interdire plusieurs réseaux sociaux populaires (Facebook, YouTube, X et LinkedIn notamment). Dans un pays miné par la corruption et le népotisme, où de nombreux habitants se sont expatriés, ces réseaux sociaux sont un moyen de garder contact au sein des cercles d’amis et des familles, mais aussi de se moquer et de dénoncer les népo kids, en particulier les enfants de ministres et d’hommes d’affaires qui mettent en scène leur vie de luxe sur internet. Des campagnes de boycott des produits vendus par les familles les plus riches du pays ont également été organisées par le mouvement social. L’ensemble de ces mobilisations dans ces différents pays, derrière des revendications locales, visent ainsi en réalité les structures profondes du capitalisme contemporain : l’allocation des ressources publiques vers des projets de prestige et vers l’enrichissement des bourgeois ; la transformation de la protection sociale en produits financiers et les restrictions de liberté publiques pour protéger ce système de prédation.

De nouvelles formes d’organisation, sur lesquelles la répression s’abat

Si ces mouvements déroutent les gouvernements, c’est qu’ils ne ressemblent à rien de ce que les appareils d’État savent réprimer. Ils ne sont pas menés par des partis, des syndicats ou des leaders. Au Pérou, la mobilisation s’est appuyée sur un front social composite : chauffeurs de bus et de taxis, étudiants, enseignants précaires, petits commerçants.  Au Maroc, le collectif GenZ 212 (le chiffre fait référence à l’indicatif téléphonique du pays), né sur Discord le 18 septembre dernier, a rassemblé plus de 150 000 membres en quelques jours, qui coordonnent en ligne les manifestations. À Madagascar, ce sont des associations étudiantes et des collectifs spontanés qui organisent les rassemblements, en prenant pour emblème, comme au Maroc, les drapeaux pirates du manga One Piece. Au Népal, la colère numérique, née notamment sur un groupe Discord baptisé Youth Against Corruption, s’est transposée dans la rue : après plusieurs jours de manifestations, le Parlement fédéral a été envahi puis incendié, les résidences du président et du Premier ministre attaquées, les sièges des partis saccagés. En une semaine, le gouvernement a démissionné.

Face à ces mobilisations, les pouvoirs ont réagi avec des méthodes prévisibles, c’est-à-dire une répression brutale. Au Maroc, 409 arrestations (dont de nombreux mineurs), 326 policiers blessés, trois manifestants tués. À Madagascar, 22 morts et plus de 100 blessés. L’entreprise de sécurité Madagascar Security Academy, fraîchement créée par l’homme d’affaires Mamy Ravatomanga aurait secrètement participé à la répression, selon certains manifestants. Au Pérou, on dénombre 19 blessés à Lima lors des affrontements avec la police. Au Népal, des dizaines de morts et des centaines de blessés avant la chute du gouvernement.

Manifestation du mouvement Génération Z devant les bâtiments du Parlement à Rabat, au Maroc, le 4 octobre 2025. Photographie par Mounir Neddi

La violence d’État n’a pas arrêté ces révoltes. Elle a au contraire consolidé leur légitimité et mis en avant la fragilité des régimes, qui malheureusement continuent pour le moment à perdurer. À Madagascar, le président Andry Rajoelina a tenté sans succès d’éteindre la contestation (les manifestants appellent désormais à la grève générale) en remaniant son équipe, tout en maintenant intact le système d’accaparement des ressources et de clientélisme économique, et en nommant un général pour diriger le pouvoir.  Au Maroc, rien n’a bougé pour le moment, le régime a multiplié les déclarations en faveur d’un « dialogue national », sans jamais remettre en question les milliards investis dans la Coupe du monde 2030. Au Pérou, la présidente Dina Boluarte persiste à défendre sa réforme des retraites et à gouverner par décrets. Au Népal, enfin, la démission du gouvernement et la dissolution du Parlement ne change pour le moment pas les orientations du pouvoir.

Ce cycle de contestation dépasse largement les frontières du Sud. Aux États-Unis, à Chicago, d’importantes manifestations se déroulent actuellement contre la brutalité policière autour des centres d’immigration. En réponse, Donald Trump a autorisé le déploiement de 700 gardes nationaux et a même appelé à l’emprisonnement du maire de Chicago et du gouverneur de l’État. Il a également brandi la menace d’invoquer l’Insurrection Act, une loi permettant de proclamer l’état d’urgence et d’utiliser les forces armées contre des citoyens américains. En France, le mouvement du 10 septembre, né d’un appel lancé sur Internet et massivement relayé sur les réseaux sociaux, s’inscrit dans ce même cycle mondial de contestation. Préparé à travers des assemblées locales dans plusieurs dizaines de villes, il a rassemblé près de 200 000 personnes, avec plus de 500 rassemblements et blocages recensés sur le territoire. Il a également été massivement réprimé par le pouvoir. Partout dans le monde, les mobilisations spontanées affrontent la violence d’États qui ne tiennent plus que par la force. Elles portent en elles la promesse d’un recommencement en dehors des institutions, dans un espace où plus personne n’attend rien de ces dernières.

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Source: https://frustrationmagazine.fr/du-maroc-au-nepal-la-gen-z-combat-le-capitalisme

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