Eau contre pétrole » : ce projet fou qui embarrasse l’Élysée, Marianne (29/09/22)

Alors que se profile une grave crise de l’énergie, un projet aussi sensible que confidentiel navigue au sommet de l’État. L’enjeu ? Échanger de l’eau douce française contre des hydrocarbures étrangers.

En ce 22 mars 2022, une dizaine de participants prennent place autour d’Alexis Zajdenweber, l’un des principaux spadassins d’Emmanuel Macron*. Conseiller en économie, finances et industrie du président de la République depuis l’élection de mai 2017, Zajdenweber prendra bientôt les commandes de l’Agence des participations de l’État (APE). Pour l’heure, il reçoit dans le secret des murs de l’hôtel de Marigny, une petite merveille architecturale de style néo-XVIIIe devenue, à l’initiative du président Georges Pompidou, l’annexe du palais de l’Élysée. Le mini-symposium ne figure pas à l’agenda officiel. Et pour cause, l’enjeu est pour le moins sensible : eau douce française contre hydrocarbures étrangers, comme le révèle Marianne.

« On n’a pas parlé de pétrole à l’Élysée, pas une seule fois ! Nous n’avons parlé que d’eau » nous assure cependant l’ambassadeur du projet, Xavier Houzel. Si son nom est inconnu du grand public, il fait office d’incontournable intermédiairepour ouvrir les plus inaccessibles portes au sommet de l’État. Négociant international d’hydrocarbures, ce vieux routier du business international sillonne les routes de l’or noir depuis le début des années 1970 et dispose d’un carnet d’adresses sans pareil. Il a longtemps dirigé la seule entreprise française indépendante de trading pétrolier, Carbonaphta. De quoi baguenauder partout où les intérêts de la France étaient en jeu, du Congo à l’Arabie saoudite, en passant par l’Irak, la Syrie ou encore l’Iran.

Il ne lui aurait pas fallu plus de quarante-huit heures pour monter le concile de l’hôtel de Marigny et présenter, avec ses camarades, ce curieux projet aux plus hautes autorités de l’État. Pour convaincre Alexis Zajdenweber et les quatre conseillers issus de différents ministères présents à la réunion, selon Houzel, ce dernier est venu accompagné. À son côté figure notamment la tête pensante du projet, Claude Rouy, ancien directeur d’hôpital public désormais reconverti comme consultant qui se targue de connaître comme sa poche la région Paca et les problématiques de l’étang de Berre. Ils sont venus avec un avocat belge spécialisé en législation internationale et par ailleurs lobbyiste auprès de la Commission de Bruxelles ainsi qu’avec un spécialiste en infrastructures et transport maritime.

Un coup à trois bandes

La plaquette de présentation du projet, que Marianne a pu consulter, porte l’en-tête de Carbonaphta, confortant la crédibilité du projet. Elle précise notamment les volumes d’eau douce française pouvant être acheminés, en nombre de navires, chaque jour hors de nos frontières. Dix-neuf tankers de 200 000 m3 partiraient ainsi quotidiennement de Fos-sur-Mer (13) tandis que des bateaux de plus faible capacité embarqueraient à quelques kilomètres de là, à Martigues, depuis le port de Lavéra : 48 tankers de 80 000 m3. Il ne s’agit encore que de petits dessins sur l’une des pages de la plaquette, qui chiffre à 185 000 € l’étude de faisabilité. Le coût du projet est, lui, pour l’heure, évalué à 300 millions d’euros. Son financement, nous affirme-t-on, serait bouclé.

L’eau dont il est question provient de la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas, inaugurée en 1966. Si ce n’est pas la pierre philosophale, il s’agit bien de transformer cette eau douce – qui permet déjà de produire de l’électricité en transitant par cette centrale hydroélectrique située en surplomb de l’étang de Berre – en hydrocarbure. De l’or bleu pour obtenir de l’or noir… Ici, les eaux de la Durance qui dévalent les Alpes depuis le lac artificiel de Serre-Ponçon, avant d’être rejointes au niveau de Cadarache par celles du Verdon, achèvent leur course et livrent leurs dernières forces motrices. Seul hic, l’étang de Berre, le plus grand lac salé d’Europe, vit mal cet apport d’eau douce. Conséquence ignorée ou mésestimée par les ingénieurs des années 1960, son écosystème se trouve profondément perturbé par ces déversements d’eau quasi minérale, lesquels font tourner les turbines des barrages EDF. Depuis des décennies, des associations se battent contre l’électricien pour réduire ces rejets d’eau douce. Elles ont obtenu gain de cause et, notamment, la condamnation, par l’Union européenne, d’EDF à réduire de 50 % le débit de la centrale de Saint-Chamas. « Le cadre réglementaire de la concession de l’aménagement de [la centrale] Salon/Saint-Chamas a évolué par décret en 2006 » précise EDF à Marianne.

Cette restriction du volume d’eau que la centrale de Saint-Chamas peut « turbiner » résulte d’un accommodement avec Bruxelles. De 4 milliards de m3 potentiellement source d’électricité pour les Français, la centrale ne dispose plus que d’une autorisation pour 1,2 milliard. « La valeur de 1,2 milliard de m3 est un quota maximal annuel strictement respecté par EDF et [il est] atteint certaines années en fonction de la ressource en eau disponible et des besoins du réseau électrique » déclare l’énergéticien. Ces dernières années, la centrale ne voit plus débouler que 954 millions de m3 en moyenne, comme le souligne le récent rapport de la mission d’information parlementaire sur la réhabilitation de l’étang de Berre, dont le député (Renaissance) Jean-Marc Zulesi était le rapporteur. En 2022, en raison des vagues de sécheresse notamment, le rythme annuel est proche de 600 millions de m3. Résultat : on relance des centrales à charbon qui crachent du dioxyde de carbone plutôt que de déverser l’eau douce dans l’étang de Berre.

Retour à notre réunion élyséenne de mars 2022. Autour de la table, personne n’ignore l’enjeu que ces presque 700 GW de puissance électrique non exploités constituent, en cette période de disette en électricité – d’autant qu’une bonne moitié de nos réacteurs nucléaires sont à l’arrêt. La solution clé en main qui est proposée au discret aréopage réuni à l’hôtel de Marigny permettrait de produire l’équivalent de la production d’une centrale nucléaire. Mais ce projet est un coup de billard à trois bandes. D’une part, évacuer l’eau douce telle qu’elle se présente à la sortie des turbines de l’usine EDF de Saint-Chamas lui permettrait de fonctionner à 100 % ou presque – et de produire 850 GWh/an, soit l’équivalent de la consommation de la ville de Rennes, tous secteurs confondus. D’autre part, la capter permettrait de préserver l’étang de Berre. Enfin, l’opération – folle sur le papier – permettrait de valoriser ces milliards de m3 d’eau quasi potable en les exportant vers des pays intéressés.

Des contacts ont déjà été pris au fil des voyages de Xavier Houzel. « L’éventail est très large, il va du Maroc à la Somalie en passant par l’Égypte, l’Algérie et l’Iran, où des gens meurent de soif alors que nous gaspillons cette eau » nous confie-t-il. « L’eau est désormais cotée sur certains marchés, c’est devenu une valeur marchande comme toute autre denrée, tels que le bois, le blé ou l’hydrogène » argue le négociateur. Qui ajoute : « Mais est-ce moral pour la France de gagner de l’argent avec l’eau des rivières ou du ruissellement ? Non. Il est néanmoins immoral de la jeter, a fortiori quand on vous demande de l’acheter à prix coûtant. » Et de glisser à Marianne : « La solution peut résider dans le troc. Si on nous propose du lin ou du coton en échange de cette eau douce, on prendra ça. Ce sera un échange de bons procédés… »

Les porteurs du projet ont bien identifié l’énormité de leur proposition. Et tentent de déminer les réticences en tendant la main aux acteurs locaux. « L’eau qui alimente la centrale de Saint-Chamas est de très bonne qualité souligne Houzel. On la considère aujourd’hui comme un déchet car elle détruit l’écosystème de l’étang de Berre. » Il insiste : « Or cette eau doit d’abord assouvir les besoins locaux, par la mise en bouteilles ou la création de réservoirs tampons destinés aux villes avoisinantes ou aux agriculteurs. Une fois ces besoins satisfaits, si l’on pouvait faire tourner Saint-Chamas à 100 % de ses capacités, cela laisserait encore un grand volume d’eau disponible. »

Premier concerné, EDF passe son tour. Les huiles de l’électricien ont été conviées à l’hôtel de Marigny, le 22 mars, mais leur grand patron, Jean-Bernard Lévy, a fait passer la consigne : personne n’y va. « À l’Élysée, on ne nous a pas non plus forcé la main, même s’ils semblaient favorables sans être totalement convaincus » confie à Marianne l’un des hauts cadres d’EDF. Qui souffle : « On pense avoir torpillé le truc. »

Et pour cause. En trois mots comme en cent, le but est clair : eau contre hydrocarbures, comme hier pétrole contre nourriture avec l’Irak. Si la formulation exaspère les promoteurs du projet, dont elle souligne la sensibilité, c’est pourtant ainsi qu’il a été « pitché » auprès des plus hautes autorités d’EDF, où ils affirment disposer de soutiens. « Le troc permet de s’exonérer de l’intervention des banques et de venir en aide aux pays qui manquent d’eau mais se trouvent parfois sous sanctions, alors que l’eau, pour des raisons humanitaires, ne peut l’être » se justifie Houzel. Qui renchérit : « Cette réflexion ne vise aucun pays en particulier, ni l’Iran ni Israël, notamment, deuxpays en mesure de nous donner par exemple du gaz quand nous en avons besoin, en échange de notre eau, quand nous en avons suffisamment. » Et de conclure : « C’est hypothétique, on n’a pas encore l’eau. Il faut tout envisager dans une étude de marché. On doit faire des projections pour identifier ce qui est faisable, comment et à quel prix. »

Cadeau de bienvenue

Hypothétique, pour sûr. Interrogé par Marianne l’Élysée élude toutes les questions et consent tout juste à déclarer : « Aucune suite n’a été donnée au projet présenté. » Il n’en demeure pas moins qu’une nouvelle réunion au sommet survient une fois qu’Emmanuel Macron a été réélu. Nous sommes en juin, Agnès Pannier-Runacher n’est pas nommée ministre de la Transition énergétique depuis deux semaines qu’un rendez-vous est organisé avec son conseiller chargé de la réforme du marché de l’électricité et de la filière nucléaire, Thomas Tardiveau, un jeune X-Ponts qui débarque tout juste de l’APE, où il était chargé des participations de l’État dans EDF, Framatome, Enedis, RTE et le Fonds France nucléaire.

« On les a reçus à leur demande pour qu’ils nous présentent leur projet » confirme à Marianne Thomas Tardiveau, qui dément toute consigne émanant de l’Élysée. « Nous avons été sollicités sur ce dossier, il nous a été présenté mais il n’y a pas eu de suite. » Et tente de noyer le poisson : « Beaucoup de porteurs de projet sollicitent un entretien avec le cabinet de la ministre, nous essayons de dire “oui” à la plupart d’entre eux, car c’est important de les voir. » Comme s’il était encore plus simple de décrocher un rendez-vous avec le cabinet de sa ministre qu’une consultation chez un dermatologue à Montauban.

Fin de l’histoire ? Pas vraiment. « Le conseiller de la ministre nous a dit que ce n’était pas au cabinet de donner suite, et il nous a invités à faire une offre auprès d’EDF, qui sera bientôt nationalisé et dépendra de nouveaux sponsors » assurent à Marianne les promoteurs du projet. Une simple erreur d’aiguillage en quelque sorte, alors que le gouvernement tente de contenir la facture d’énergie, en passe d’augmenter de 15 % pour les ménages, et qu’il élabore des plans de délestage (autrement dit de coupures) pour éviter tout risque de black-out durant l’hiver ? Seule certitude : il s’agit là d’un sacré cadeau de bienvenue pour le successeur de Jean-Bernard Lévy à la tête d’EDF. L’opérateur historique, dont la position sur ce dossier a fluctué passant en quelques semaines de « pas intéressé » à « ne souhaite pas se prononcer à ce stade » sera bientôt tenu de rendre compte à l’APE, le bras économique de l’État qui gère ses participations et œuvre, depuis le 14 septembre, sous l’autorité d’un certain Alexis Zajdenweber. Celui-là même qui a organisé la réunion du 22 mars à l’hôtel de Marigny. Près d’un mois après l’entrée en guerre de Vladimir Poutine en Ukraine…

Source: https://www.marianne.net/economie/eau-contre-petrole-ce-projet-fou-qui-embarrasse-lelysee

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