En Bretagne, les juges d’instruction surnagent. (LT.fr – 07/10/23)

Les délais des instructions judiciaires s’allongent considérablement dans les tribunaux bretons.
Les délais des instructions judiciaires s’allongent considérablement dans les tribunaux bretons. (Photo archives Le Télégramme)

Par Thierry Charpentier

Plus de dix milliards d’euros en 2024 pour la justice. Pas de trop pour remédier à « son état de délabrement » (1), visible dans l‘allongement des instructions des affaires. En Bretagne, les juges flirtent souvent, à leurs corps défendant, avec les limites du délai raisonnable…

Dans son cabinet quimpérois, l’avocat pénaliste Vincent Omez soulève la page de garde de quelques-uns de ses dossiers toujours à l’instruction : « Là, j’en ai un qui est ouvert pour harcèlement depuis sept ans. Un autre, pour harcèlement également, depuis deux ans. Ah, ça, c’est une association de malfaiteurs, ouverte en janvier 2021… ». Il referme la chemise cartonnée. « Voilà, on attend… », dit-il.

Six ou sept titulaires en dix ans à Quimper

Noëlie Carval feuillette peut-être, elle aussi, ces mêmes procédures. Depuis le 1er septembre, cette magistrate, passée par Évreux (Eure), est la nouvelle juge d’instruction du tribunal judiciaire de Quimper. Elle est attendue comme le messie : En dix ans, six ou sept titulaires se sont succédé à ce poste. Sa prédécesseur a été en arrêt maladie du 26 mars au 11 septembre 2022. Un vice-président a ensuite assuré l’intérim jusqu’à son arrivée. Chaque affectation a mécaniquement généré du retard. C’est peu dire que les dossiers s’amoncellent. « Il va lui falloir en prendre connaissance, les gérer avec les contraintes des délais de procédure… », compatit Me Omez.

À Lorient, 160 dossiers pour un seul juge

Le cas de figure quimpérois est sans doute pour beaucoup dans l’allongement de la durée de traitement des affaires finistériennes, passée, en 2022, à 32,4 mois pour 111 dossiers achevés. « 80 dossiers par magistrat, c’est le max », tranche un magistrat. Que dire alors des quatre cabinets du pôle de l’instruction de Rennes (2) ? Chacun comptabilise 128 dossiers. À Brest, les trois juges du pôle criminel parviennent à se maintenir à 80-110 procédures par cabinet quand leurs homologues lorientais s’en partagent respectivement 150 et 160, dont celui, tentaculaire, de Joël le Scouarnec (ce chirurgien est, rappelons-le, suspecté d’avoir violé ou agressé sexuellement près de 300 enfants). Le renfort temporaire d’un troisième magistrat, qui vient d’être détaché par la cour d’appel toute cette fin d’année, ne sera pas de trop…

« L’ensemble de la chaîne est engorgé »

Outre le nombre insuffisant de magistrats, plusieurs facteurs expliquent cette congestion. Un juge pointe le manque de greffiers, en leur rendant hommage : « La machine tourne grâce à leur bonne conscience ». Les problèmes d’extractions d’un détenu qu’il faut entendre, des services d’enquête eux aussi surchargés qui retournent, au dernier moment, leur commission rogatoire sont monnaie courante. « L’ensemble de la chaîne est engorgé. C’est usant. Il faut avoir en tête son délai maximal. C’est une gymnastique d’esprit qui est épuisante », témoigne une magistrate bretonne.

Une journée à chercher un expert psychiatre…

Comme si ça ne suffisait pas, les experts psychiatres judiciaires sont devenus denrée rare. Sur la liste de la cour d’appel, ils étaient 23 en 2022, contre 30 en 2021. Or, en matière criminelle, l’expertise psychiatrique est quasi obligatoire. « On passe de plus en plus de temps à négocier avec eux, en leur expliquant que c’est urgent d’examiner quelqu’un. Il faut téléphoner, négocier… L’angoisse, c’est de savoir qu’on va passer une journée à chercher un expert psychiatre… L’exemple-type, c’est la difficulté pour trouver un expert dans une affaire de bébé secoué ! On atteint parfois 18 mois avant la restitution ! »

« Nous partageons leur désenchantement »

Tous ces écueils font dire à un juge que « c’est un très beau métier mais épuisant et frustrant ». La réforme de la police judiciaire achève d’en décourager plus d’un. « Quelle sera la capacité des enquêteurs à mener des enquêtes aussi approfondies ? Quelle sera notre capacité à fixer notre stratégie au directeur d’enquête sans être parasité par d’autres hiérarchies ? Nous partageons le désenchantement des enquêteurs de terrain », finit le magistrat. Il s’interroge : « J’aimerais savoir combien de demandes de disponibilité et de détachement reçoit la chancellerie… ».

1. En juillet 2022, le rapport du comité des états généraux de la justice pointait «l’état de délabrement avancé dans lequel l’institution judiciaire se trouve ».

2. Sans compter les trois JIRS – juridiction Interrégionale spécialisée -, qui comptent 35 dossiers chacune, là où les seuils d’alerte validés au niveau national sont fixés à 16 dossiers.

Source : https://www.letelegramme.fr/bretagne/en-bretagne-les-juges-dinstruction-surnagent-6443146.php

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