«En mer, je me suis fait tirer dessus» : Madleen, l’unique femme pêcheuse de Gaza (reporterre-24/06/25)

Madleen. – © Camille Jacquelot / Reporterre

Madleen Kulab a donné son nom au navire humanitaire de la Flottille de la liberté, à bord duquel se trouvaient notamment Greta Thunberg et Rima Hassan. Unique femme pêcheuse de Gaza, elle raconte son histoire à Reporterre.

Par Léa GUEDJ et Maïlys KHIDER.

Son prénom a fait le tour du monde depuis plusieurs semaines. Pourtant, son visage et son histoire restent méconnus. Madleen Kulab, l’unique femme pêcheuse de la bande de Gaza, a donné son nom au navire affrété par la coalition d’ONG Flottille de la liberté. Le bateau a été intercepté dans la nuit du 8 au 9 juin alors qu’il voguait en direction des côtes de Gaza pour tenter de casser le blocus israélien, avec à son bord la députée européenne française Rima Hassan (La France insoumise) et l’activiste suédoise Greta Thunberg.

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Madleen Kulab, elle, n’a plus pris la mer depuis octobre 2023. Deux mois après le début de l’offensive israélienne, son bateau a été détruit, comme ceux de la plupart des pêcheurs gazaouis. « La mer et la pêche me manquent beaucoup, c’est toute ma vie », nous confie la trentenaire au téléphone depuis Gaza, après cinq jours d’un blackout qui a privé la population de connexion internet et cellulaire.

En mer pour survivre dès l’enfance

La violence de la colonisation israélienne a marqué toute son histoire. Madleen est née en 1994 dans le camp d’Al-Shati, dans le nord de la bande de Gaza, où ses grands-parents se sont réfugiés, forcés de quitter leur village, Hamama, après qu’Israël s’est emparé du territoire en 1948.

Elle a vécu une enfance modeste avec sa sœur et ses frères dans une maison en tôle. En 2018, l’un de ses frères a été tué par l’armée israélienne durant la Marche du retour, une série de manifestations à la frontière de la bande de Gaza pour commémorer la Nakba, l’exil des Palestiniens après la proclamation de l’État d’Israël en 1948. Enfant, elle accompagnait son père en mer, à bord d’un petit bateau de pêche. Alors qu’elle n’avait que 13 ans, il est tombé gravement malade. Elle a alors pris la relève pour assurer l’unique source de revenus de sa famille.

La pêche est devenue pour elle une nécessité, mais aussi une passion, dont elle a fait son métier, se débrouillant avec un seul petit filet. « Les autres étaient beaucoup plus chers. Avec celui que j’avais, je ne pouvais pas pêcher de grosses quantités. » Chaque jour, elle partait — souvent seule, parfois avec son mari — et revenait avec 1 à 2 kilos de poisson, de crabe ou de poulpe. Elle en gardait 1 kilo pour nourrir sa famille et vendait le reste sur le marché du port, pour acheter des produits de première nécessité. « On avait tout juste de quoi survivre », se souvient Madleen.

Plus aucun navire à quai

Depuis octobre 2023, il n’y a plus de pêche au programme, ni de poisson au menu. Elle n’en a mangé que deux fois en un an et demi. Madleen a dû se déplacer pendant plusieurs mois entre diverses villes de l’enclave (Khan Younès, Rafah, Deir el-Balah et Nuseirat), forcée par les ordres d’évacuation de l’armée israélienne, jusqu’à arriver dans la ville de Gaza. Elle y vit désormais avec vingt personnes dans un appartement de 80 m2. Sur le port, elle a découvert l’épave de son bateau, inutilisable. « Tout ce en quoi j’ai investi toute ma vie a été détruit », soupire-t-elle.

« Je connais 200 pêcheurs qui sont morts depuis le début de la guerre »

Pour nourrir ses quatre enfants, âgés de 18 mois à 6 ans, elle doit désormais s’en remettre exclusivement aux produits trouvés sur le marché, dont les prix ont explosé sous l’effet du durcissement du blocus et des destructions de terres agricoles. Un simple kilo de tomates coûte jusqu’à 20 euros. C’est intenable pour Madleen, qui ne dispose plus des revenus de son activité.

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C’est le sort réservé à la plupart des pêcheurs qui ont survécu à Gaza. Selon un rapport du groupe de recherche Forensic Architecture, plus de la moitié des navires amarrés au port ont disparu dès le premier mois de la campagne militaire israélienne. Les destructions se sont poursuivies, si bien qu’en janvier 2024, plus aucun navire n’était à quai.

Avant le début du génocide, il y avait près de 4 000 pêcheurs et propriétaires de navires à Gaza, selon une estimation de la Banque mondiale. Le secteur faisait vivre environ 110 000 personnes sur les 2,1 millions peuplant l’enclave. Combien ont survécu ? « Je ne sais pas, mais j’en connais environ 200 qui sont morts depuis le début de la guerre », estime Madleen. Rares sont ceux qui se risquent encore à prendre la mer, car « ils s’y font tirer dessus depuis des navires israéliens ».

Une longue histoire de persécution

Les risques qui menacent les pêcheurs gazaouis se sont aggravés, mais ils n’ont pas commencé en octobre 2023. « Moi-même, je me suis fait tirer dessus quand j’étais en mer », nous raconte Madleen. En plus de cette menace permanente, il lui était interdit de naviguer au-delà d’une zone allant jusqu’à 15 milles nautiques (28 kilomètres) de la côte. Une délimitation variant constamment, au bon vouloir des autorités israéliennes. « On devait se partager un très petit espace, il n’y avait pas assez de poissons pour tout le monde », se souvient-elle.

Lorsque les bateaux sont endommagés, ils peuvent difficilement être réparés. L’entrée dans la bande de Gaza d’équipements de pêche, comme les moteurs et les filets, est limitée de longue date. Malgré tout, avant octobre 2023, Madleen rêvait de se procurer un navire et un filet plus grands pour développer son activité et proposer des excursions touristiques. La guerre a mis un coup d’arrêt brutal à ce projet.

Elle espère un jour pouvoir retourner en mer avec ses enfants, qu’elle emmenait très souvent pêcher avec elle : « Ils adoraient ça. Ils attendent avec impatience que la guerre s’arrête pour y retourner. Ils demandent tout le temps à y aller, mais c’est tellement dangereux. » Piégée au cœur de ce désastre sans fin, elle s’accroche à l’espoir de « tout recommencer de zéro ».

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Source: https://reporterre.net/Madleen-la-pecheuse-palestinienne-qui-a-inspire-la-Flottille-de-la-liberte

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