
De quoi la chute du gouvernement est-elle le nom ? De l’essor de l’autoritarisme et des reculs démocratiques, selon le chercheur Raphaël Demias-Morisset. C’est ce qu’il appelle « l’illibéralisme ».
Raphaël Demias-Morisset est docteur en science politique et chercheur à l’Illiberalism Studies Program à la George Washington University, aux États-Unis, et chercheur associé à l’Institut de recherche Montesquieu de l’université de Bordeaux. L’illibéralisme : l’idéologie de la nouvelle révolution conservatrice, son premier livre, paraîtra le 17 octobre aux éditions Le Bord de l’eau.
Entretien réalisé par Catherine MARIN.
Reporterre — Comment interprétez-vous le risque pris par François Bayrou en sollicitant un vote de confiance, qui lui a été défavorable, auprès des députés ?
Raphaël Demias-Morisset — Je ne peux pas expliquer pourquoi François Bayrou a pris le risque de précipiter la fin de son gouvernement [364 députés n’ont pas accordé leur confiance, 194 ont voté pour]. L’important dans cette affaire, c’est de saisir à quel point l’exercice du pouvoir sous Emmanuel Macron se caractérise par le mépris des institutions : une fois encore, cette sollicitation d’un vote de confiance visait à contourner le débat à l’Assemblée nationale, dans la lignée des recours au 49.3 et des négociations écourtées avec les syndicats.
Ce dysfonctionnement est favorisé par la nature déjà très peu démocratique et peu libérale de la Ve République, qui concentre le pouvoir entre les mains du président. Il est accentué sous Emmanuel Macron avec la vassalisation du Premier ministre qui, selon la Constitution, devrait d’abord être responsable devant le Parlement.
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En cela, avant de finaliser son budget 2026, M. Bayrou aurait dû tenir compte des avis de Fabien Gay [groupe Communiste, Républicain, Citoyen et Écologiste], rapporteur de la commission d’enquête multipartisane sur les aides publiques accordées aux entreprises, qui dénonce l’absence de suivi des 211 milliards d’euros qui leur ont été versés en 2023 [soit près de cinq fois le montant des économies prévues dans le budget 2026].
Vouloir faire voter le prochain budget de l’État alors qu’il est manifestement incompatible avec ce que le travail parlementaire a mis en lumière, c’est tout aussi contraire à l’esprit des institutions que le refus de M. Macron, après les élections législatives de 2024, de laisser la coalition ayant gagné les élections [le Nouveau Front populaire] former un gouvernement.
Ce « mépris des institutions » et du jeu parlementaire relève-t-il de ce que vous appelez « l’illibéralisme » ?
Tout à fait. Pour un certain nombre de chercheurs et chercheuses s’intéressant à la crise de la démocratie libérale, ce terme renvoie aujourd’hui au basculement antidémocratique et autoritaire qui s’est opéré à partir des années 1970 au Chili avec Augusto Pinochet, puis dans les années 1980 avec Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher, au Royaume-Uni.
Aux États-Unis, des chercheurs et chercheuses engagées dans les luttes féministes et antiracistes, comme Rosalind Petchesky, Stuart Hall et Wendy Brown, dénoncent ce recul démocratique depuis les années 1980. Malgré leur circonspection à l’égard de la démocratie libérale (à leurs yeux très loin d’une démocratie directe), ils alertent sur la remise en question de la démocratie libérale et de ses acquis — notamment en matière sociale (redistribution par l’État-providence), politique (liberté d’expression, d’association, etc.) et de liberté sexuelle (non-pénalisation de l’homosexualité, droit à l’avortement, etc.).
« Faire admettre des politiques qui ne sont plus acceptées par la population »
Malheureusement, ces questionnements ont eu très peu d’écho en France, dans la littérature académique et les médias. Cette surdité française est étonnante, car des intellectuels comme l’Américain John Dewey soulignaient dès les années 1930 que la démocratie libérale n’est pas compatible avec un capitalisme dérégulé, opposé à la moindre législation sociale et au salaire minimum. Plus tard, dans les années 1950, des libéraux français tels que Raymond Aron, pourtant pas de gauche, ont également rappelé cette incompatibilité.
Comment expliquer cette bascule vers l’illibéralisme ?
Aux États-Unis, la droite a été terrifiée par le mouvement des droits civiques [1954-1968 environ], qui a essaimé l’idée que la démocratie conduit, naturellement ou inévitablement, à plus de redistribution et plus d’égalité… et donc, à moins de capitalisme. Hantée par cette menace, elle a progressivement défendu l’abandon de la démocratie libérale, car les libertés qu’elle est censée offrir sont contradictoires avec un capitalisme dérégulé.
L’État de droit est devenu un obstacle, de même que la démocratie, comme le montrent aussi, en France, le sort réservé à la Convention citoyenne pour le climat, dont seulement 10 % des propositions ont été retenues, et la décision récente de l’État de poursuivre la construction de l’A69, malgré la décision du tribunal administratif de Toulouse.
Aujourd’hui, lorsqu’on constate à quel point les contre-pouvoirs ont été affaiblis — des dissolutions d’associations aux atteintes à la liberté d’expression et de manifestation — et combien la répression policière contre les mobilisations populaires s’est banalisée, on mesure les marges de manœuvre inquiétantes dont disposerait l’extrême droite si elle accédait au pouvoir.
Pour convaincre de ses choix, M. Bayrou n’a cessé de s’adresser au public avec un vocabulaire anxiogène et culpabilisateur : entre autres, « malédiction, piège mortel de la dette » ; la France emprunterait « sur le dos des plus jeunes, jamais une famille ne ferait ça », etc. Est-ce là une marque de l’illibéralisme ?
Effectivement, ce registre langagier, qui fait appel aux émotions plutôt qu’à la raison, est une caractéristique des élus illibéraux. Il vise à dramatiser les enjeux des réformes proposées pour persuader qu’il n’y a pas d’alternative — c’est la poursuite du « There is no alternative » (« Il n’y a pas d’alternative ») développé au Royaume-Uni par Margaret Thatcher dans les années 1980, pour justifier son refus de négocier avec les syndicats.
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Pour certains chercheurs, cette façon de pratiquer le pouvoir renvoie à une forme de « populisme technocratique » néolibéral.
S’agit-il aussi d’effrayer pour éviter tout débat, notamment sur la dette ?
Un débat parlementaire et démocratique impliquerait de devoir expliquer ce qui la fait enfler ainsi d’année en année. Ce n’est pas ce que le pouvoir souhaite. Dans le discours de M. Bayrou, elle n’est qu’un épouvantail, pour faire admettre des politiques qui ne sont plus acceptées par la population : le gel des points d’indice des fonctionnaires, la réforme de l’assurance-chômage, etc.
Vous voulez dire que même si le budget de M. Bayrou était adopté avec ses 43 milliards d’euros d’économies, la dette pourrait ne pas baisser ?
C’est malheureusement ce qui se passe depuis quarante ans. Pour les néolibéraux d’hier et les illibéraux d’aujourd’hui, il n’a jamais vraiment été question de faire diminuer la dette, puisqu’elle est une ressource essentielle pour les marchés financiers, qui y trouvent des placements garantis.
D’ailleurs, les graphiques le montrent clairement, les politiques en faveur des entreprises cumulées aux politiques d’austérité, telles que menées par les gouvernements Macron, n’ont jamais fait baisser les dettes publiques (même si elles peuvent stagner ou diminuer comparativement à l’évolution du produit intérieur brut). Celles-ci n’ont cessé d’enfler du fait de l’accroissement des dépenses en faveur des entreprises et des baisses des recettes provoquées par les réductions fiscales au profit du capital et des plus fortunés.
« Le vrai danger, c’est l’essor de l’illibéralisme »
En revanche, le gouvernement, et les partis promarché en général, se présentent toujours comme la seule alternative responsable face à la dette : ils invoquent l’ordre et la morale pour justifier un renforcement de l’autorité et des rabots toujours plus importants des services publics. C’est la technique du « pompier pyromane », décrite depuis longtemps par la politiste Wendy Brown.
Cette réalité est observable depuis les années 1980, mais n’a malheureusement jamais eu l’éclairage médiatique qu’elle mérite. C’est dommage, car si cette stratégie est très profitable à la droite, elle met la gauche en échec depuis les années 1990, en diabolisant l’emprunt et l’investissement public, pourtant nécessaires à la planification d’une transition écologique et sociale conséquente.
Le plus « grave » aujourd’hui, pour reprendre un mot souvent employé par M. Bayrou, est-il le refus du budget 2026 ou la progression de l’illibéralisme en France ?
Ce qui me paraît grave désormais, ce n’est pas le simple chute du gouvernement Bayrou, qui n’est qu’un épisode de plus de la dérive antidémocratique du macronisme, mais la révolution conservatrice à laquelle nous assistons contre les démocraties libérales partout dans le monde. Le vrai danger, c’est l’essor de l’illibéralisme.
Voyez la Hongrie de Viktor Orbán, ou encore les États-Unis de Donald Trump : dans ces pays, la liberté de la presse, l’indépendance de la justice et les droits fondamentaux sont méthodiquement affaiblis, voire carrément démantelés.
La gravité de ces attaques n’est pas anodine. Elle rappelle, par son intensité, la montée du fascisme au début du XXᵉ siècle. On pense notamment à la République de Weimar [mise en place en Allemagne de 1918 à 1933] : la crise économique et les attaques contre le régime parlementaire ont ouvert la voie au nazisme. De la même manière, en France, la hausse actuelle des déficits publics, le démantèlement de l’État social et la remise en question de l’équilibre des pouvoirs entre Parlement et exécutif créent un terrain favorable à l’autoritarisme.
Il est donc absolument nécessaire de comprendre ces attaques pour ce qu’elles sont : une remise en cause d’un libéralisme qui garantit de manière imparfaite et perfectible les libertés individuelles, la justice sociale et l’égalité entre tous les individus, quels que soient leur genre et leur orientation sexuelle. C’est sur ce terrain que le combat doit être mené : contre une révolution conservatrice désireuse de rétablir une société traditionnelle idéalisée, à la fois ethniquement homogène, ultraconservatrice (pour la pénalisation de l’homosexualité, par exemple) et extractiviste. Soit une contre-révolution opposée à la fois à l’émancipation des individus et à une transition écologique conséquente.
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