
L’économiste Gabriel Zucman, inventeur d’une taxe qui fait trembler les grandes fortunes, explique comment mettre ces dernières à contribution. Et faire ainsi reculer l’oligarchie.
Entretien réalisé par Cyprien BOGANDA & Emilio MESLET.
Il est accusé de « vouloir mettre à terre l’économie française » parce qu’il souhaite imposer à hauteur de 2 % les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, un impératif « démocratique », selon lui. L’économiste Gabriel Zucman (1) répond à ses détracteurs dans les colonnes de l’Humanité.
85 % des Français soutiennent votre taxe, selon un sondage que nous avons publié il y a un mois : vous attendiez-vous à gagner aussi facilement la bataille de l’opinion ?
Partout dans le monde monte une demande de justice fiscale, car deux phénomènes se conjuguent. Le premier, c’est l’explosion mondiale des très grandes fortunes. En France, entre 2010 et 2025, les 500 plus grandes fortunes ont augmenté de 1 000 milliards d’euros.
Deuxième élément, on constate un peu partout que les ultra-riches paient beaucoup moins d’impôt en proportion de leurs revenus que les autres catégories sociales. Le Français moyen paye 51 % de ses revenus en prélèvements divers (impôts, TVA, cotisations sociales, etc.), là où les milliardaires ne sont ponctionnés qu’à hauteur de 13 %. Cela constitue une violation manifeste du principe d’égalité devant l’impôt, pourtant consacré dans l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Qu’est ce qui permet, en France, aux milliardaires de payer aussi peu d’impôts ?
C’est la possibilité qu’ils ont de structurer leur fortune afin qu’elle génère peu voire pas de revenus taxables. Aux États-Unis, Jeff Bezos, patron d’Amazon et homme le plus riche du monde, a pu déclarer, certaines années, zéro dollar de revenu et donc échapper à l’impôt sur le revenu. Il a même reçu plusieurs milliers de dollars d’allocations familiales !
« La taxe permettrait aux milliardaires d’entrer dans le champ de la solidarité internationale, à laquelle ils ne participent pas aujourd’hui »
Comment est-ce possible ? Parce que les plus riches recourent à des holdings, c’est-à-dire des sociétés qui font écran entre eux et l’impôt. En pratique, ces holdings stockent tous leurs dividendes, qui échappent de fait à l’impôt sur le revenu des personnes physiques. Ensuite, ces dividendes sont épargnés ou dépensés par les ultra-riches pour monter au capital de leur entreprise, acheter des yachts, mener des actions de philanthropie ou acquérir des journaux.
Pour restaurer une forme d’égalité devant l’impôt, vous proposez une taxe plancher de 2 % sur tous les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros : pourquoi avoir retenu ces deux bornes ?
Ce taux permet d’effacer la régressivité de notre système fiscal. Pour les milliardaires, en effet, le taux de rendement de la fortune s’élève en moyenne à 6 % par an. Une contribution incompressible à 2 % amputerait ce rendement d’un tiers : elle serait donc équivalente, en moyenne, à un impôt sur le revenu de 33 %. Ajoutée à l’impôt sur les sociétés, dont les ultra-riches s’acquittent au travers de leurs entreprises, elle porterait leur taux de prélèvement obligatoire global à 50 ou 55 %, soit à peu de chose près ce que paye le Français moyen.
Au passage, je précise que ces 2 %, c’est vraiment le minimum syndical. Aux États-Unis, Bernie Sanders (candidat de gauche à la présidentielle – NDLR) proposait en 2019 un impôt sur les grandes fortunes de 8 % au-delà de 10 milliards de dollars de patrimoine.
La taxe permettrait aux milliardaires d’entrer dans le champ de la solidarité internationale, à laquelle ils ne participent pas aujourd’hui. Plus d’un siècle après sa création, l’impôt sur le revenu reste une révolution démocratique inachevée dans la mesure où les très riches ne sont pas concernés.
Et ce seuil de 100 millions d’euros, d’où vient-il ?
Il correspond tout simplement au niveau à partir duquel le système fiscal devient régressif. Les contribuables dont la fortune s’approche des 100 millions d’euros payent déjà des montants significatifs d’impôt sur le revenu. Plus de 80 % des recettes de cet impôt plancher proviendraient des milliardaires, là où la richesse se concentre et les revenus s’évaporent. Quand vous touchez 3 milliards d’euros de dividendes, il vous suffit de sortir quelques millions d’euros de votre holding pour financer votre consommation quotidienne. Cela représente une fraction infime de votre richesse.
Pourquoi ne pas soutenir alors la taxe sur les holdings proposée par le gouvernement en remplacement de votre dispositif ?
Parce qu’elle est d’une hypocrisie sans nom ! Cette taxe sur les holdings de 2 % pourrait être une bonne idée, sauf que l’article 3 du PLF (projet de loi de finances) liste toutes les exonérations prévues. Par exemple, la taxe ne s’applique pas aux actions détenues par les holdings au titre de participation.
Mais les actions, c’est 90 % de la fortune des holdings. La liste des exonérations est interminable (immobilier commercial, investissement dans des entreprises innovantes…). Ne reste qu’une fraction très faible du patrimoine des holdings. En gros, seuls les comptes dormants oubliés par les milliardaires seraient ciblés. Cette taxe a été conçue pour ne rien apporter.
On vous oppose généralement deux arguments : votre taxe risque de faire fuir les riches ; et elle risque de tuer l’innovation, comme l’affirme d’ailleurs le prix Nobel d’économie Philippe Aghion. Que répondez-vous ?
L’exil fiscal n’est pas une loi de la nature, c’est un choix de politique publique. On peut faire le choix de le tolérer ou de le réduire voire de l’empêcher. En France, on a fait le choix de le tolérer : quand une personne s’en va, elle cesse immédiatement d’être taxée. Les États-Unis font le choix inverse : quand vous partez vous installer à l’étranger, vous payerez malgré tout des impôts aux États-Unis jusqu’à la fin de vos jours.
Je propose que le taux plancher de 2 % continue à s’appliquer cinq ans après le départ à l’étranger, mais on pourrait aller plus loin. Nous ne sommes pas impuissants face au chantage au départ des ultra-riches.
Abordons la question de l’innovation. L’idée selon laquelle le fait de demander à un milliardaire de payer autant d’impôt qu’un Français moyen puisse décourager une personne de 20 ans de créer une start-up innovante ne tient pas debout. En gros, cela signifierait que des gens s’exilent préventivement à Singapour ou aux îles Caïman de peur que s’ils se retrouvent un jour à la tête d’une fortune de 100 millions d’euros – perspective hautement improbable –, ils se voient taxés. Cela n’a aucun sens.
Mieux que ça, je soutiens que mon projet de taxe aurait en réalité un effet net positif sur l’innovation. Avec les 20 milliards d’euros que cela rapporterait, on pourrait investir dans la recherche, notre système éducatif et les infrastructures publiques.
Au vu des leviers d’optimisation dont disposent les ultra-riches, comment garantir que votre rendement de 20 milliards ne tombera pas à 5, comme l’affirment d’autres économistes ?
Si mon projet de taxe est mité par des niches et des exonérations, ce sera effectivement bien moins que 20 milliards. Mais je ne propose pas de recréer un ISF dont le taux relatif s’élevait, à la veille de sa suppression, à seulement 0,005 % du patrimoine des milliardaires. C’est l’échec fiscal le plus important des quarante dernières années puisqu’il exonérait quasiment intégralement les grandes fortunes. J’essaie de tirer les leçons des erreurs du passé. Il y a trois choses à faire : ne prévoir aucune exonération, lutter contre l’exil et la fraude fiscale.
Vous ciblez une centaine de milliardaires mais que faites-vous de tous les autres riches qui paient un taux marginal d’impôt sur le revenu très inférieur à ce qu’ils payaient dans les années 1980 ?
Aujourd’hui, il y a deux impôts sur le revenu : la CSG, un prélèvement de 10 % à la source dès le premier euro de salaire ; et un impôt sur le revenu censément progressif mais bourré de niches fiscales. Nous avons besoin de les unifier dans un grand impôt citoyen sur le revenu qui s’ajouterait à la taxe que je propose. Si on n’arrive pas à taxer les milliardaires, les autres catégories sociales refuseront légitimement de faire des efforts.
Vous vous placez dans une logique de redistribution des richesses mais ces richesses se fondent largement sur la propriété privée des moyens de production : c’est parce que les milliardaires possèdent des entreprises qu’ils sont puissants…
Oui, il faut sortir du « royalisme économique », dénoncé par Franklin Roosevelt dans les années 1930. C’est-à-dire en finir avec cette vision selon laquelle seuls les ultra-riches feraient un usage productif de l’outil de travail : pour être rentable, une entreprise devrait être détenue à 48 % par Bernard Arnault. L’histoire invalide cette théorie. En 1997, au bord de la faillite, Apple voit ses actionnaires rappeler Steve Jobs pour sauver la boîte, alors qu’il ne détenait plus aucune action. Non seulement cela a marché, mais cela n’a pas empêché l’innovation. C’est l’implication des salariés, la coopération avec la puissance publique et le partage des pouvoirs qui font la productivité.
En l’espace de quelques mois, vous êtes devenu l’économiste français le plus critiqué. Qu’est-ce que ça vous fait d’être qualifié par Bernard Arnault de « militant d’extrême gauche » qui veut « détruire l’économie libérale » ?
Ces attaques témoignent de la fébrilité des personnes concernées et de la faiblesse de leurs arguments. Affirmer qu’un impôt de 2 % par an sur des fortunes qui ont augmenté de 10 % en moyenne chaque année depuis trente ans va mettre à terre l’économie française est excessif.
Des objections sur le fond sont entendables. Je vais citer le Financial Times, qu’on ne peut accuser de sympathie communiste : « La France se caractérise par l’emprise de ses milliardaires sur la vie économique et la vie politique de la nation. » Il faut donc mener ce combat difficile pour élargir le champ de la démocratie. Nous pourrions rester entre chercheurs dans notre tour d’ivoire mais il est de notre devoir de contribuer à l’appropriation culturelle de ces savoirs, en l’occurrence l’ampleur de l’évasion fiscale.
Que pensez-vous de la concentration des médias dans les mains des ultra-riches qui s’opère en France ?
La concentration extrême des richesses accompagne toujours l’extrême concentration des pouvoirs. Ça devrait tous nous inquiéter. Cette tension entre démocratie et concentration des richesses est l’un des problèmes centraux de nos sociétés démocratiques. Le patrimoine pour les classes populaires et moyennes, c’est une bonne chose car cela ouvre l’accès à une résidence principale, à un pécule pour la retraite et à un bas de laine en cas de coup dur. Pour les ultra-riches, le patrimoine, c’est le pouvoir. Je conçois donc l’impôt plancher comme une mesure nécessaire mais pas suffisante pour protéger la démocratie du risque de capture oligarchique.
(1) Les milliardaires ne paient pas d’impôt sur le revenu et nous allons y mettre fin, Seuil, 2025.
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URL de cet article: https://lherminerouge.fr/entretien-face-au-chantage-des-ultra-riches-nous-ne-sommes-pas-impuissants-entretien-avec-leconomiste-gabriel-zucman-h-fr-23-10-25/
