
La proposition de loi anti-fast-fashion ne vise plus que Shein et Temu, oubliant les géants européens du secteur. Les sénateurs, qui l’examinent le 2 juin, ont cédé face aux lobbies, estime Pierre Condamine, des Amis de la Terre.
Entretien réalisé par Jeanne CASSARD.
Elle est revenue sur le devant de la scène pour mieux reculer. Maintes fois retardée depuis son adoption à l’unanimité par les députés le 14 mars 2024, la proposition de loi visant à réduire l’impact environnemental de l’industrie textile — dite « anti-fast-fashion » — va enfin être examinée par les sénateurs lundi 2 et mardi 3 juin.
Ambitieux à l’origine, le texte a été complètement vidé de son contenu en commission de l’aménagement du territoire et du développement durable au Sénat, sous l’influence des lobbies. Si le lobbyisme de Shein a été très visible, celui de la fast-fashion française et européenne a été plus efficace : il a obtenu que le texte ne vise que les géants chinois.
La sénatrice Sylvie Valente-Le Hir (apparentée Les Républicains), rapporteure du texte à la chambre haute, a ainsi déclaré qu’elle ne voulait pas cibler Kiabi, Decathlon, Zara et Primark, car ces marques « font vivre les centre-villes ». Sauf que « la fast-fashion a détruit des milliers d’emplois dans les commerces de l’habillement avant l’arrivée des marques d’ultra-fast-fashion chinoises, Shein et Temu ne sont que la partie émergée de l’iceberg », réfute Pierre Condamine, chargé de campagne surproduction pour l’ONG Les Amis de la Terre, membre de la coalition Stop fast-fashion.
Reporterre — Quels sont les reculs à la suite du passage du texte en commission au Sénat ?
Pierre Condamine — Le plus important porte sur les marques qui seraient visées par les pénalités financières prévues par la loi. La version votée par les députés prévoyait que ces pénalités soient indexées sur l’affichage environnemental d’un produit, mais les sénateurs ont décidé à la place qu’elles seraient fondées sur « des critères de durabilité liés à l’impact des pratiques industrielles et commerciales des producteurs ».
Alors que l’affichage environnemental repose sur des critères précis, comme les émissions de gaz à effet de serre et la consommation d’eau nécessaires pour la production du vêtement, ces « pratiques industrielles et commerciales » ne sont pas définies. C’est une formule extrêmement floue qui ne correspond à aucune réalité juridique et aucun décret n’est prévu pour la préciser.
« La crise du secteur textile ne date pas de l’arrivée de Shein en France »
Cela laisserait donc une grande marge d’appréciation et la conséquence serait que seuls Shein et Temu seraient visés par la loi anti-fast-fashion, pas les firmes européennes et françaises comme Kiabi, Zara, H&M ou Primark.
Pour quelles raisons ?
C’est tout l’argument développé par le lobby de la fast-fashion française et européenne, ensuite repris par Sylvie Valente-Le Hir, la rapporteure du texte au Sénat. Elle a déclaré qu’elle voulait cibler Shein et Temu et épargner les entreprises françaises et européennes comme Kiabi, Zara, Primark et Decathlon, car celles-ci font vivre les centres-villes.
Sauf que c’est complètement faux. S’il n’existe pas encore d’études sur le sujet, on sait que l’installation d’un magasin Primark dans une zone périphérique a un impact très négatif sur les commerces du centre-ville. Par exemple, en 2013 à Bayonne, des commerçants s’étaient opposés à l’arrivée de Primark car ils craignaient que leurs clients les désertent au profit de cette enseigne.
« 37 000 emplois ont disparu dans le commerce de l’habillement et de la chaussure entre 2013 et 2023 »
Ensuite, la crise du secteur textile ne date pas de l’arrivée de Shein en France, vers 2019. Elle remonte à la fin de l’accord multifibres en 2005. Cet accord fixait des quotas d’importation pour protéger les industries des pays du Nord face à l’ouverture des pays du Sud. Dès qu’il a pris fin, les premières marques de fast-fashion, comme Zara et H&M, se sont mises à délocaliser leur production dans les pays du sud-est asiatique et elles se sont ensuite implantées en France.
Avec leur prix bas, ces entreprises étaient aussi très innovantes, car elles proposaient une nouvelle collection toutes les semaines. Impossible pour les enseignes traditionnelles d’y faire face. Résultat, 37 000 emplois ont disparu dans le commerce de l’habillement et de la chaussure entre 2013 et 2023, selon l’Alliance du commerce.
Avez-vous des exemples ?
En 2013, 1 350 postes sont supprimés chez La Redoute ; en 2017, 730 personnes sont licenciées chez La Halle aux chaussures ; quelques mois plus tard, 800 personnes chez Mim ; 200 chez C&A en 2020 ; 400 chez Celio la même année ; 2 600 chez Camaïeu en 2022 ; 600 emplois menacés chez Naf Naf actuellement… Et la liste est encore longue.
Alors qu’une partie du secteur fait face à une crise économique sans précédent, les marques de fast-fashion ont su tirer leur épingle du jeu. L’exemple le plus révélateur est Primark, qui a plus que triplé son chiffre d’affaires, passant de 306 millions d’euros en 2015 à 1 milliard en 2024. Celui de Zara a quasiment doublé durant cette période, passant de 21 milliards d’euros à 38,5 milliards. Kiabi ne fait pas exception : son chiffres d’affaires est passé de 1,7 milliard d’euros en 2015 à 2,3 milliards en 2024.
Si l’impact environnemental des marques de fast-fashion françaises et européennes est moindre que celui de Shein, il reste très important…
Oui, Zara et H&M, c’est 500 nouveaux modèles par semaine. C’est sûr que c’est moins que les 7 000 références quotidiennes de Shein, mais ça reste beaucoup trop. C’est pour cela que le texte des sénateurs, en visant uniquement Shein et Temu, passe complètement à côté de l’objectif initial de réduire l’impact environnemental du textile. C’est juste un texte protectionniste.
« L’objectif n’était pas de faire fermer Decathlon ou Kiabi, mais de les inciter à améliorer leurs pratiques. »
C’est d’autant plus dommage que la version du texte votée par les députés prévoyait des pénalités financières progressives, en fonction de l’affichage environnemental. Les marques d’ultra-fast-fashion seraient les plus pénalisées, les marques de fast-fashion le seraient un peu moins, les marques vertueuses seraient récompensées. L’objectif n’était pas de faire fermer Decathlon ou Kiabi, mais de les inciter à améliorer leurs pratiques.
L’ambition initiale de cette proposition de loi est-elle définitivement enterrée à cause du Sénat ?
Difficile à dire. Les sénateurs voteront le texte le 10 juin. Puisque le gouvernement a choisi de l’adopter en procédure accélérée, les deux chambres se mettront ensuite d’accord sur un texte en commission mixte paritaire. Si aucun accord n’est trouvé, le gouvernement peut donner le dernier mot à l’Assemblée nationale. À l’Assemblée, le texte est porté par la députée Anne-Cécile Violland [Horizons], qui a vivement critiqué la version adoptée par les sénateurs, estimant qu’ils avaient réduit son ambition à néant.
Mais face au contexte actuel de dérégulation au détriment des normes environnementales, que ce soit avec la loi de Simplification ou la loi Duplomb sur l’agriculture, on peut légitimement s’inquiéter pour l’avenir de la loi anti-fast-fashion. D’autant plus que le gouvernement a déposé le 28 mai un amendement qui supprime le montant des pénalités financières pour les marques de fast-fashion. Ce qui la rendrait inopérante.
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