
Si les caisses sont vides, c’est le fait des gouvernements de droite qui ont asséché les recettes et orienté une large part de cet argent public vers l’économie marchande, assène l’ex candidate du Nouveau Front populaire, dans son essai Où sont passés nos milliards. De quoi nourrir la réflexion à quelques jours des annonces de l’exécutif sur une nouvelle purge de 40 milliards d’euros.
Par Hayet KECHIT.
« Où sont passés nos milliards. » À travers cette question frontale, Lucie Castets œuvre à la déconstruction de la montagne de préjugés savamment érigée par les gouvernements de droite successifs pour paralyser toute remise en question de la doxa des « caisses vides » et, partant, fermer le débat sur le dépérissement des services publics.
Si les caisses sont vides, c’est le fait de ces mêmes dirigeants qui ont, mandat après mandat, asséché les recettes tout en orientant une large part de l’argent public vers le soutien aux entreprises, assène la Haut fonctionnaire et cofondatrice du collectif Nos services publics, dans son essai Où sont passés nos milliards (Seuil, 180 pages, mai 2025). Un an après avoir incarné l’union de la gauche sous la bannière du Nouveau Front populaire, Lucie Castets livre ici un plaidoyer pour briser le fatalisme et construire, face à un système économique à bout de souffle, un modèle alternatif de rupture radicale, qui remettra les services publics au cœur de notre modèle économique et social.
Les services publics occupent une place centrale dans votre essai, où vous les hissez au statut « d’enjeu majeur quasi civilisationnel ». Pouvez-vous détailler ce qui vous amène à ce constat ?
La question de la place des services publics est étroitement liée à ce qu’on décide de mettre en commun et, par conséquent, à la réponse qu’on apporte à des besoins qui sont universels, dont par exemple celui d’être soigné ou d’avoir accès à l’éducation. La question du niveau de socialisation de la dépense conditionne la manière dont on est en mesure de faire réellement société.
C’est un enjeu de civilisation, qui renvoie à cette alternative : décide-t-on de vivre dans une société où chacun se débrouille comme il peut, principalement grâce à ce qu’il a reçu à la naissance ; ou choisit-on de placer les principes de solidarité, d’universalité, d’égalité, d’équité au centre de notre organisation sociale ? Les services publics sont à la fois l’émanation et l’aboutissement de ce choix de mise en commun.
Vous faites un état des lieux accablant de ces services publics, dont le dépérissement serait même vecteur de « violence »…
Ne pas pouvoir se soigner comme on voudrait dans une société aussi avancée que la nôtre ; attendre des heures aux urgences avant d’être pris en charge ; ne pas avoir d’enseignants à la rentrée scolaire : tout cela représente en effet une violence concrète qui touche tout le monde, mais en particulier les habitants les plus vulnérables des zones rurales et des zones urbaines périphériques.
Cela perpétue une forme de violence de la puissance publique vis-à-vis de la population. Il y a également une violence vis-à-vis des agents publics qui sont de plus en plus nombreux à dire qu’ils ne trouvent plus de sens dans leur travail, qu’ils ne peuvent plus le faire dans des conditions acceptables et craignent de devenir eux-mêmes maltraitants vis-à-vis des usagers.
Cette violence est, écrivez-vous, d’autant plus puissante qu’elle est présentée comme inéluctable…
Oui, il y a une espèce d’imposition à bas bruit de cette idée selon laquelle il est évident qu’il n’y a désormais plus les moyens de financer nos services publics parce que les caisses seraient vides et que, en conséquence, le débat public ne devrait pas porter sur cet aspect de la question. Cette affirmation, à force d’avoir été martelée, apparaît pour beaucoup comme une évidence alors que cela doit absolument être questionné.
Je fais un parallèle avec le concept féministe de « gaslighting », qui est un outil critique central pour désigner la façon dont l’homme pousse une femme à remettre en cause son propre jugement. Il y a de même une forme de gaslighting économique imposée dans le débat public.
« Il y a un gaslighting économique qui paralyse le débat public »
Depuis plusieurs années, nous sommes en quelque sorte entrés dans une ère post-thatchérienne parce qu’on ne nous dit même plus : « Il n’y a pas d’alternative ». On ne prend même plus la peine de l’expliciter, se contentant de délivrer cette injonction : « Il faut baisser nos dépenses publiques. » Emmanuel Macron n’est pas le premier à avoir enfermé la discussion autour de la dépense publique, mais il est celui qui a habillé ce gaslighting d’un aspect uniquement technique, en prétendant être au-delà du clivage gauche-droite, tout en portant, sans le dire, des idées uniquement de droite.
Le résultat de cette doxa nous met face à une équation totalement biaisée : il n’y a plus d’argent et donc notre choix politique devrait se borner à arbitrer sur quels secteurs porteront les coupes. Au choix, la justice, l’éducation, la santé… ou encore en restreignant le périmètre de notre système de protection sociale. On nous met d’une certaine manière à la fin du chemin, en supprimant tout le cheminement qui aurait pu nous conduire à bifurquer vers d’autres options.
Quelles seraient ces autres options ?
Elles consisteraient à activer deux leviers majeurs, systématiquement occultés : une meilleure répartition des dépenses et une augmentation des recettes. La question de la répartition des dépenses est certes parfois soulevée, mais toujours de façon biaisée. L’exécutif parle sans cesse de la fraude sociale, mais n’évoque jamais le fait que les dépenses en faveur des entreprises et de l’activité marchande représentent une part croissante de la dépense publique.
Peu de gens savent, par exemple, que la France est un des pays de l’OCDE qui soutient le plus fortement son économie marchande par de l’argent public. Il ne s’agit pas de dire que c’est un mal en soi, mais cela doit être posé dans le débat. Ce n’est pourtant jamais discuté. Et les raisons sont idéologiques : ceux qui portent ce discours considèrent que la politique économique moderne est une politique de l’offre, de soutien aux entreprises en vue de les rendre plus compétitives. Or, la théorie économique est bien plus complexe que ça.
Vous répondez donc ici clairement à la question posée par votre livre : « Où sont passés les milliards ? »
Oui, exactement. Et ces milliards ne sont pas passés où l’on croit. Il est d’abord faux de dire que la dépense publique explose, elle augmente mais plutôt doucement à mesure que le PIB augmente. Elle reste autour de 57 % du PIB. Si elle est particulièrement élevée par rapport au PIB en France, c’est uniquement parce qu’on a choisi de socialiser notre système de retraite et de protection sociale. Si ce choix n’avait pas été fait, on aurait certes mécaniquement une dépense publique moins importante, mais des dépenses privées beaucoup plus élevées en contrepartie. Et cela ne serait pas plus efficace ou vertueux, au contraire.
C’est ce que j’essaie d’expliquer dans le livre en m’appuyant notamment sur les travaux de Nicolas Da Silva (Chercheur au Centre d’économie de l’Université Paris 13 – N.D.L.R.), sur la question relative aux dépenses de protection sociale et de santé : il montre entre autres que les frais de gestion des assurances privées sont nettement plus élevés que ceux de la sécurité sociale.
Vous affirmez que les gouvernements de droite sont associés à une aggravation de la situation des finances publiques. Comment l’expliquez-vous ?
Les chiffres analysés montrent en effet que ce sont les gouvernements de droite qui ont creusé le déficit et la dette, plutôt que ceux de gauche. Un rapport de la Cour des comptes révèle que la situation budgétaire actuelle est pour une grande part due au fait qu’Emmanuel Macron a décidé de réduire les impôts année après année au point de priver les finances publiques de 60 milliards d’euros d’impôts annuels.
La stratégie a consisté essentiellement à croire qu’en réduisant les impôts, notamment ceux pesant sur les entreprises, cela stimulerait la croissance et ferait donc augmenter les recettes. Cela a pu être vrai en partie pendant une période, mais on voit que sur la période des deux mandats cumulés, cela n’a pas marché. En s’enferrant dans une politique économique de soutien exclusif à l’offre aux entreprises, on a considérablement affaibli les finances publiques.
Reste malgré tout enracinée l’idée que la gauche serait synonyme de danger pour les finances publiques. Comment l’expliquer ?
L’histoire des idées est très cyclique, nous sommes les héritiers de cette pensée née du retournement intellectuel des années 1980, où s’est opéré le basculement d’une approche très keynésienne, donnant un rôle central à l’État dans l’économie, à une approche plus libérale. Je ne pense pour autant pas que nous soyons dirigés par un gouvernement néolibéral et austéritaire, au sens où il imposerait une dérégulation massive de l’économie. Au contraire, l’État intervient de plus en plus, mais au profit des entreprises.
« Il faut absolument considérer aujourd’hui qu’être radical, c’est être raisonnable »
Nous sommes en quelque sorte entrés dans une période post-néolibérale. Par ailleurs, les budgets augmentent année après année, certes pas très vite, mais ils augmentent. Il n’y a donc pas de cures d’austérité massives, en revanche la décomposition de la dépense publique révèle que la dépense va de moins en moins, proportionnellement, aux services publics et aux ménages, et de plus en plus à la sphère marchande.
Vous pointez un paradoxe : les dépenses augmentent sans pour autant que les services publics fonctionnent mieux. Pourquoi ?
En effet, la dépense publique augmente globalement mais, parallèlement, s’impose le constat (légitime) d’une baisse de la qualité des services publics. La réponse que le collectif Nos services publics apporte à ce paradoxe est que les besoins augmentent beaucoup plus vite que les moyens. J’ajouterai donc à cela l’idée que cette dépense publique est par ailleurs dirigée vers d’autres domaines que les services publics. La réalité est que les services publics sont dans un état de délitement parce qu’ils ne sont pas mieux financés, au contraire.
Vous déconstruisez aussi cette idée selon laquelle les politiques néo-libérales aboutiraient à une simplification des services publics…
Oui, je me suis appuyée notamment sur les travaux de la sociologue Béatrice Hibou. Elle montre comment l’importation des méthodes d’organisation du privé, notamment via l’idéologie du New management public a conduit à imposer de nouvelles méthodes de reporting, qui ont eu pour conséquence de complexifier et de stratifier le travail des agents.
Elle explique que l’introduction d’une logique de rentabilité et de démonstration de la rentabilité des actions conduites a mené à l’explosion d’une documentation très chronophage de ce que font les agents publics au quotidien, aux dépens des activités de services publics en elles-mêmes. Ce phénomène est particulièrement visible chez les soignants qui témoignent par exemple des heures passées à remplir des documents visant à démontrer que leur tarification est justifiée. Autant de temps qu’ils ne pourront pas passer auprès de leurs patients.
La gauche, pour retrouver sa place, doit retrouver le goût de l’inattendu, écrivez-vous. Peut-elle sans risque jouer cette carte de l’imprévu dans un contexte où la peur du lendemain domine ?
La gauche, au contraire, paie le fait qu’elle n’est plus attendue que comme une force attachée simplement à atténuer à la marge les méfaits de l’économie capitaliste. Je pense donc qu’il faut qu’elle propose un modèle de société et d’organisation collective, y compris sur le plan économique, qui soit plus innovant et plus protecteur et qu’elle démontre la crédibilité de sa capacité à mettre en œuvre ce modèle protecteur alternatif.
Le système économique, basé sur l’accumulation et sur l’épuisement des ressources, est à bout de souffle. Il ne permet pas de répondre sur le plan mondial aux crises actuelles, en particulier la crise écologique. Aujourd’hui, il faut absolument considérer qu’être radical, c’est être raisonnable. Et être radical, c’est être compétent. Il y a une chose sur laquelle la gauche ne peut pas faire de compromis, c’est sa volonté de rupture par rapport à ce qui est proposé depuis plusieurs décennies dans les politiques publiques. Je pense par exemple à la nécessité de remettre nos services publics au cœur de notre modèle économique et social.
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