
Le développement du vélo n’échappe ni aux stéréotypes de genre ni aux conflits de classes, analyse l’urbaniste Claire Pelgrims. Pour elle, la cohabitation passe par une articulation entre modes de transports rapides et lents.
Entretien réalisé par Erwan MANAC’H.
La croissance du vélo en France est forte et rapide. Entre 2019 et 2023, le nombre de passages a augmenté de 37 % d’après les capteurs installés par la Plateforme nationale des fréquentations (PNF). Mais cette tendance masque une réalité contrastée : la pratique du vélo est encore davantage développée chez les hommes et les catégories sociales supérieures. Et le partage de la route est source de nombreux conflits.
Chercheuse en urbanisme, Claire Pelgrims a étudié l’évolution des recommandations en matière d’aménagement cyclable et des représentations liées au vélo.
Reporterre — Comment expliquer les conflits suscités par l’augmentation du nombre de cyclistes, notamment dans les centres-villes ?
Claire Pelgrims — Ces conflits sont liés à des frictions entre différentes vitesses. Il n’est pas facile de faire cohabiter les modes de déplacement rapides et lents lorsque l’espace est limité. Les villes doivent trouver la bonne articulation.
Il existe deux solutions : soit vous réduisez la vitesse de tout le monde pour favoriser la cohabitation, soit vous séparez les différentes vitesses dans différents couloirs, en construisant des pistes cyclables. C’est cette deuxième option qui est aujourd’hui privilégiée, parce qu’elle offre un sentiment de sécurité plus important aux personnes qui maîtrisent moins bien leur vélo. Mais la place vient à manquer, parce qu’on ne supprime pas l’espace dédié à la voiture.
Les choix d’aménagement sont également faits pour essayer d’accélérer la lenteur, c’est-à-dire de rendre efficace le vélo et la marche, pour répondre aux besoins de déplacement hérités du tout-voiture. Les discours de promotion de la marche ou du vélo ont aussi fortement évolué depuis les années 1970. Ils portaient à l’époque une critique radicale de la société, promouvant la décélération, la décroissance et une logique d’émancipation.
Toute cette radicalité a été gommée pour faire entrer la « lenteur » dans les logiques économiques actuelles, comme un argument d’attractivité pour les centres-villes touristiques. Le vélo est perçu comme vecteur de productivité et d’efficacité pour les actifs urbains.
Comment expliquer des réactions parfois viscérales d’usagers de la route, lorsqu’ils sont gênés dans leur circulation ?
On touche à leur liberté. Les discours sur la mobilité, dès les origines du vélo et ensuite avec l’essor de la voiture, ont promu l’idée d’une émancipation par la mobilité, de la conquête d’une liberté nouvelle.
« Les automobilistes voient des privilèges ancrés de longue date menacés lorsqu’on leur demande de ralentir »
Être coupé dans cette liberté est violent symboliquement. Surtout pour les automobilistes qui voient des privilèges ancrés de longue date menacés lorsqu’on leur demande de ralentir.
Les associations de cyclistes qualifient de « violence motorisée » les comportements violents des automobilistes. Existe-t-il une spécificité à ces actes émanant d’automobilistes ?
Oui, déjà parce que la société accepte que la voiture puisse tuer. C’est un élément historiquement important, qui s’est progressivement installé au XXᵉ siècle, à travers de nombreux discours visant à déresponsabiliser les automobilistes. Dans les pays scandinaves, les piétons sont obligés d’avoir des vêtements avec bandes réfléchissantes et, en cas d’accident, c’est leur comportement qui est souvent interrogé.
D’autre part, dès les années 1950-1960, les études scientifiques ont identifié qu’un automobiliste, lorsqu’il se trouve dans le trafic, a tendance à dépersonnaliser les autres utilisateurs de la route. Il y a une déshumanisation qui explique beaucoup de la manière dont les gens se comportent.

Comment analysez-vous les critiques récurrentes contre les incivilités des cyclistes ?
Il est vrai qu’avec la diffusion de la pratique, il y a un apprentissage de la cohabitation qui doit se faire. Toute une série d’habitudes et d’usages doit être prise. Mais il est intéressant de souligner que l’incivilité se juge par rapport à des habitudes non écrites ou des règles instaurées pour favoriser la voiture.
La création du Code de la route, en 1933, visait d’abord à obliger les piétons à circuler sur les trottoirs pour ne pas gêner les voitures et leur permettre d’accélérer sans risque de tuer des piétons. Tout dépend donc d’où on regarde l’incivilité.
Par ailleurs, la critique des nouveaux cyclistes vient parfois de cyclistes précurseurs ayant nourri un fort sentiment de communauté, à l’époque où le vélo était marginal et marginalisé. Sentiment qui se perd désormais que la pratique se démocratise. Les critiques portées sur les nouveaux cyclistes sont liées à la fois à l’idée d’une moins bonne maîtrise du vélo et du Code de la route, puisque débutants, et à celle d’une courtoisie moins développée — non-respect des distances, refus de priorité, etc. — en particulier parce qu’ils et elles transposeraient de mauvaises habitudes liées à la mobilité automobile sur ce nouveau mode de transport.
Que dire des « Fat bikes » électriques, vélos à grosses roues, imposants et rapides, qui séduisent un public plus jeune et souvent masculin, et concentrent beaucoup de critiques sur leur incivilité, justement ?
Ces critiques contre le « mauvais comportement à vélo », qui ciblent la place et la vitesse des Fat bikes, me font penser à celles qu’on entendait au moment de l’apparition du vélo à assistance électrique. Il était à l’époque critiqué en tant que tel, par des gens qui promouvaient le vélo « musculaire » associé à la valeur de l’effort physique.
Les valeurs du sport ne s’expriment pas dans les Fat bikes, dont l’esthétique se rapproche davantage d’une moto avec une position assise. Ces critiques résonnent donc comme des conflits de valeurs et de classes. Elles semblent en effet moins vives contre les « speed pedelecs », vélos électriques capables de rouler à 45 km/h, dont la forme ressemble à un vélo classique, que pour les Fat bikes, qui sont plus « virils » et séduisent des jeunes hommes et notamment des personnes racisées.
Que dire du sentiment anticycliste qui s’exprime, semble-t-il, de plus en plus fortement ?
Il faut avoir conscience que le rapport à l’effort physique varie selon les classes sociales. Pour les employés de bureau et les métiers sédentaires, l’injonction à prendre soin de son corps est très forte, ce qui n’est pas le cas dans les métiers manuels, qui peuvent au contraire être éreintants et mal s’accommoder avec le vélo.
Il y a aussi des différences d’imaginaire. En Afrique subsaharienne et en Amérique latine, le vélo reste connoté comme l’outil du pauvre, utilisé à la campagne, antinomique avec l’idée d’ascension sociale.
« En France, le vélo a pris son essor en étant entouré d’un discours d’émancipation »
En France, le vélo a pris son essor notamment au XIXᵉ siècle en étant entouré d’un discours d’émancipation notamment des femmes et, entre deux guerres, de la classe ouvrière. Cette image, incarnée par la bicyclette du facteur, a été ringardisée par un discours de promotion de la voiture qui en faisait l’outil d’émancipation et le leitmotiv du développement auquel tout le monde devait aspirer.
Le vélo reste associé à des constructions identitaires. On le constate notamment dans l’archétype du vélo dit de maman, un vélo cargo familial associé aux mères de famille aux Pays-Bas, ou dans les vélos de course vintage associés aux jeunes hommes sportifs. Lever ces freins culturels est un long processus.

On voit néanmoins apparaître de nouvelles pratiques, avec les nouveaux engins comme les trottinettes, draisienne et « Fat bikes » électriques. Les choses semblent changer rapidement, est-ce un constat que vous partagez ?
L’arrivée de l’assistance électrique a rendu accessible beaucoup d’usages qui existaient auparavant de manière marginale, comme le vélo cargo. Cette extraordinaire diversification change les significations autour du vélo. Nous voyons apparaître une plus grande flexibilité dans les discours : on voit des femmes s’emparer de la mode des vélos de course vintage en réinterrogeant le stéréotype de genre.
De plus en plus d’hommes, également, se permettent d’acheter des vélos avec des barres obliques, estampillés féminins, par exemple lorsqu’ils portent des costumes qu’ils ont peur de déchirer en enfourchant leur vélo.
Cela dit, les choix d’équipement restent encore stéréotypés. Et dans les choix d’urbanisme concernant les mobilités, domaine très masculin, les perceptions féminines de la sécurité sont peu prises en compte.
Vous écrivez d’ailleurs que les stéréotypes de genres sont prégnants dans la manière dont sont pensées les infrastructures cyclables. De quelle manière ?
La piste cyclable de 1,5 mètre de large, avec un certain rayon pour tourner, est pensée pour l’homme d’âge moyen, sportif, qui va au travail. Il ne correspond pas aux besoins des parents avec des enfants qui apprennent à pédaler, ou des personnes plus âgées qui ont des problèmes d’équilibre. La prise en compte de ces besoins n’a débuté qu’il y a une dizaine d’années.
On s’est également aperçus, par exemple à Bruxelles, que le réseau de pistes cyclables en étoile, desservant le centre urbain, n’était pas adapté aux trajets qui se cantonnent au quartier, qui correspondent plus à l’usage de mères de famille qui se chargent encore beaucoup plus des courses et de déposer les enfants. Ces petits trajets en chaîne tissent un réseau plus restreint, qui n’est pas intégré à la réflexion sur les aménagements cyclables.
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