Et si… la gauche se réconciliait ? Avec Julia Cagé (reporterre-2/07/25)

L’économiste Julia Cagé, à Paris, en juin 2025. – © Mathieu Génon / Reporterre

« Aujourd’hui, il n’y a plus d’envie de gauche », résume l’économiste Julia Cagé. Elle propose des mesures concrètes pour y remédier, afin, notamment, de lier question écologique et besoin de redistribution.

Julia Cagé est économiste — elle a été lauréate du prix du meilleur économiste européen — et politologue. Elle s’intéresse à l’économie des médias, aux comportements de vote, et… à l’union de la gauche.

Lisez ce grand entretien ou écoutez-le et regardez-le en vidéo.

Entretien réalisé par Hervé KEMPF et Mathieu GENON (photographies).

Reporterre — Quel est l’état de la gauche en France aujourd’hui ?

Julia Cagé — Elle se porte mal. Elle n’était pas loin d’avoir un Premier ministre en 2024, mais ça ne s’est pas fait. La gauche a aussi beaucoup déçu quand elle était au pouvoir entre 2012 et 2017. Il y a énormément de choses que François Hollande a mal faites. Maintenant, quand on voit Emmanuel Macron, quand on voit le risque d’avoir soit le Rassemblement national, soit un Bruno Retailleau au pouvoir en 2027, on se dit que c’était quand même mieux quand les socialistes gouvernaient.


Beaucoup de gens disent « la gauche, on a essayé, c’était nul donc je ne veux plus voter à gauche ».

La gauche a été au pouvoir quasiment la moitié du temps depuis 1981 [1]. Elle a cependant fait des choses bien : l’impôt sur la fortune, la CSG [la contribution sociale généralisée] [2], un certain développement des services publics, un certain nombre de politiques environnementales. Il faut qu’elle s’interroge sur la politique européenne, qui explique en partie la désindustrialisation. La gauche a aussi accepté l’idée qu’à 50 % du PIB, l’État social était assez développé et qu’on ne pouvait pas aller plus loin. Sauf qu’il faut aller plus loin.

«  La principale faiblesse idéologique de la gauche au cours des dernières années a été d’accepter l’idée qu’on a atteint un plafond de développement de l’État social.  » © Mathieu Génon / Reporterre

Le service public des hôpitaux se dégrade, et les besoins ont beaucoup augmenté, parce que la population est vieillissante, mais aussi parce qu’on a fait d’énormes progrès en termes de médecine, ce qui coûte beaucoup plus cher. Donc si on s’arrête à tant de pourcents d’investissements dans la santé, la santé publique va se dégrader. C’est pareil pour l’éducation : il faut investir davantage dans l’éducation, l’enseignement supérieur et la recherche.

La principale faiblesse idéologique de la gauche au cours des dernières années a été d’accepter l’idée qu’on a atteint un plafond de développement de l’État social. La deuxième faiblesse est l’idée que les capitaux sont complètement mobiles et qu’on ne peut taxer ni les entreprises ni les très riches, parce qu’ils partiraient ailleurs. Et ça, c’est une énorme erreur. Un milliardaire ou une entreprise qui dégage plusieurs dizaines, centaines de millions d’euros de marge chaque année, on peut augmenter sa fiscalité.


Vous parlez de la gauche, mais La France insoumise (LFI) et le Parti socialiste (PS) semblent totalement irréconciliables.

Oui mais les partis, ça m’importe peu. Ce qui m’importe, ce sont les électeurs de gauche dont la plupart votent de manière stratégique : ils veulent être gouvernés par la gauche, ils veulent un candidat de gauche au second tour de l’élection présidentielle et qui va l’emporter. Et s’ils se retrouvent à trois mois des élections avec un candidat PS mieux placé, ils voteront pour le PS, et si le mieux placé est LFI ou écologiste, c’est pareil. Très peu d’électeurs de gauche sont irréconciliables.

Dans le livre qu’on a écrit avec Thomas Piketty sur l’histoire du conflit politique [3], on a montré que les caractéristiques des électorats du Parti socialiste et de La France insoumise étaient similaires. Les habitants des communes les plus pauvres votent davantage pour ces partis. Il y a une différence avec l’électorat écologiste, qui est plus favorisé économiquement. C’est la contradiction intrinsèque du parti écologiste.

Le troisième point sur lequel la gauche doit réfléchir et travailler, c’est qu’elle a pensé la question écologique indépendamment de la question de la redistribution. Par exemple, on ne devrait pas taxer de la même manière l’émission de la première tonne de carbone et la centième. Les très riches sont les principaux émetteurs de CO2, alors que les 50 % des Français les plus modestes ont des niveaux d’émissions proches de ce qu’il faut pour respecter l’Accord de Paris.

On montre du doigt les catégories populaires qui vivent en périphérie. En général, ce n’est pas un choix. Le mode de vie périurbain est le plus souvent un mode de vie contraint et c’est l’absence de service public qui le rend particulièrement polluant. Donc les gens prennent la voiture, ils n’ont pas d’autre choix. On pourrait dire, si vous émettez 4 tonnes de carbone par an, vous n’êtes pas taxé. Mais celui qui émet 100 tonnes ou plus, on le taxera à 90 ou 100 %. Il faut penser la question environnementale d’un point de vue redistributif.


Comment taxer le carbone ?

L’une des manières de faire est de taxer les activités les plus polluantes, en doublant ou triplant le prix des billets d’avion. Deuxièmement, il y a des choses qu’il faut interdire, comme les lignes sur des trajets qui peuvent être faits en train en moins de trois heures. De même, on pourrait limiter la taille des véhicules. Ensuite, aujourd’hui, quasiment toutes les consommations, notamment les plus coûteuses, sont faites avec un paiement en carte bancaire. Comme on a la trace de ces paiements, l’administration fiscale peut à partir du bilan annuel du relevé de carte bancaire de chaque individu établir un bilan carbone sur lequel appliquer un taux de taxation progressif.

«  Il faut penser la question environnementale d’un point de vue redistributif.  » © Mathieu Génon / Reporterre



La gauche avait un programme, celui du Nouveau Front populaire. A-t-elle besoin d’un nouveau programme ?

Le programme du Nouveau Front populaire, que j’ai défendu, a été fait en trois jours et c’était le meilleur en 2024. Mais on n’a pas fini de réfléchir à ce que peut être la gauche demain. Un tiers des gens aujourd’hui votent pour le Rassemblement national. Aujourd’hui, il n’y a plus d’envie de gauche. L’arrivée de François Mitterrand au pouvoir avait changé la vie des gens, avec les nationalisations, une augmentation du salaire minimum et des retraites, l’impôt sur la fortune, etc. Il y avait une politique ambitieuse. Quelle est la dernière ambition forte portée par la gauche ? Le mariage pour tous. On ne vote pas pour la gauche seulement sur des questions de société.

« L’arrivée de Mitterrand au pouvoir avait changé la vie des gens »

La préoccupation principale des gens aujourd’hui est le pouvoir d’achat. De plus en plus de Français ne s’en sortent pas à la fin du mois. Par exemple, si vous habitez dans une grande ville, quasiment la moitié de votre revenu part dans le logement. Il est temps que la gauche parle davantage d’encadrement des loyers. Cela fait partie des questions qui pourraient donner envie de voter pour la gauche.


Comment financer ces nouvelles politiques ?

Il faut taxer les milliardaires, et même aller plus loin que ce que propose Gabriel Zucman. Et pour le permettre, il faut rééquilibrer la composition de l’Assemblée nationale, qui n’est pas à l’image de la société française. Les ouvriers et les employés y sont sous-représentés, pour ne pas dire absents. Pour faire face à ça, la gauche devrait porter la parité sociale. De même qu’on a imposé la parité homme-femme pour les candidats aux élections législatives, on pourrait imposer une moitié de candidats ouvriers et employés.

Lire aussi : Et si… on taxait les milliardaires ? Avec Quentin Parrinello

Tant que la moitié des Français n’auront pas une représentation politique à leur image, ils n’auront pas confiance dans le système démocratique. Cela explique d’ailleurs pourquoi les gens votent aussi peu aujourd’hui.


Est-ce qu’un employé qui a un BTS de plomberie ou une ouvrière qui travaille dans un entrepôt Amazon a la compétence pour décider du budget de la Sécurité sociale et de la politique étrangère de la France ?

Est-ce qu’un dentiste a la compétence pour discuter de la pénibilité au travail ? Je veux une Assemblée nationale qui soit à l’image de la France parce que les politiques doivent être mises en place pour l’ensemble des Français. Il faut une juste représentation des dentistes, des avocats, des cadres supérieurs, des professions libérales et des ouvriers et des employés. Quand on arrive à la députation, qui est compétent sur l’ensemble des sujets qui doivent être traités par l’Assemblée nationale ? Tous les sujets sont d’une complexité folle. C’est avec la diversité des 577 députés qu’on arrivera à avoir demain des politiques plus justes et plus efficaces pour l’ensemble du pays.


Comment réunir la gauche et les écologistes pour repenser un programme sur les bases que vous avez suggérées ?

Si la gauche se laisse enfermer dans le thème de l’identité, c’est parce qu’elle n’a pas assez de propositions socio-économiques. Je pense aussi parfois qu’il faudrait juste qu’elle ait un peu de bon sens dans ses réponses. Par exemple, quand on lui dit du soir au matin, « vous êtes complètement laxiste », il faut être capable de répondre que quand la gauche au pouvoir était au pouvoir, on dépensait plus pour le service public de la police, y compris pour la police de proximité, qu’aujourd’hui. Qui a désinvesti la police ? Nicolas Sarkozy et ensuite Emmanuel Macron.

«  Si la gauche se laisse enfermer dans le thème de l’identité, c’est parce qu’elle n’a pas assez de propositions socio-économiques.  » © Mathieu Génon / Reporterre

Sur la sécurité, il faut de la police de proximité, avec une approche de gauche : une police qui échange avec la population. Il ne faut pas avoir peur d’affronter un certain nombre de sujets, mais avec une approche véritablement de gauche. Et ensuite, sur l’identité, on souffre de la victoire idéologique de Vincent Bolloré et de ses médias de désinformation.


Parce qu’il met des milliards sur la table.

Oui, on n’a pas assez régulé l’actionnariat des médias, on n’a pas assez protégé l’indépendance des journalistes. CNews a imposé une manière de ne pas faire de l’information mais de tout formater sur la thématique de l’identité. Par exemple, la rentrée scolaire, on devrait en parler à propos du nombre d’enseignants, des écoles de proximité, de la rémunération des professeurs. Mais lors de la rentrée en 2023, le Premier ministre Attal avait parlé de l’abaya et les chaînes d’info en ont fait un thème qui tournait en boucle. C’était une fumisterie idéologique, mais qui a rencontré la paresse de la gauche, qui était très contente de venir parler du thème facile de l’abaya plutôt que des sujets de fond sur lesquels il faut travailler.


La gauche et les écologistes ne travaillent pas ?

Il y a à gauche une certaine paresse intellectuelle qui fait qu’on tombe dans les pièges tendus par le Rassemblement national et par les médias.


Le Parti socialiste est-il de gauche ?

On peut ne pas être d’accord sur tout, mais il ne faut pas se voiler la face, l’électorat total de la gauche représente un tiers de l’électorat. Vous ne gagnez pas une élection avec ça. Donc il faut arriver à se mettre d’accord à l’intérieur de cet électorat. Moi, je suis plutôt plus à gauche de la gauche que social-démocrate, mais je préfère un candidat social-démocrate que Marine Le Pen. Et de même, un Glucksmann ou un François Hollande devraient se mettre d’accord sur le fait qu’ils préfèrent un Ruffin ou un Mélenchon comme président de la République que Marine Le Pen. S’ils n’arrivent pas à se mettre d’accord là-dessus, c’est qu’ils sont bêtes.

Julia Cagé, co-autrice d’«  Une histoire du conflit politique  » (Seuil, 2023). © Mathieu Génon / Reporterre



Il est clair que sans union des gauches ou de la gauche et des écologistes, l’extrême droite parviendra au pouvoir.

Donc c’est à la société civile de les déborder.

Et comment ?

Elle l’a fait pendant la campagne en juin juillet 2024. Elle s’est mobilisée, elle a débordé de partout. C’est ça qui fait que, finalement, des candidats sociaux-démocrates ont appelé à voter pour des candidats LFI et réciproquement. Ce que dit la société civile, c’est : « On s’en fout de vos tambouilles de parti, on est des gens de gauche, on veut davantage de pouvoir d’achat, on veut davantage de services publics, on est humaniste, on veut moins de racisme, on veut moins d’inégalités. On veut enfin, parce qu’il y a une urgence, davantage lutter contre le réchauffement climatique. Mais mettez-vous d’accord, sortez qui vous voulez du chapeau, ce n’est pas grave, on a les idées, on a le programme. »

Mais comment on fait ?

Il faut sortir des idées fortes. La société civile émergera autour d’idées politiques fortes. Là, ce qui l’empêche d’émerger, c’est qu’elle n’a pas envie de prendre parti pour untel ou untel dans de la tambouille politicienne.

Et si… la gauche se réconciliait ? – Entretien avec Julia Cagé

°°°

Source: https://reporterre.net/Et-si-la-gauche-imposait-des-deputes-ouvriers-Avec-Julia-Cage

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/et-si-la-gauche-se-reconciliait-avec-julia-cage-reporterre-2-07-25/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *