Chalutage de fond et aires protégées : l’Ifremer publie un rapport pour éclairer le débat (OF.fr-11/04/25)

La baie de Douarnenez, dans le Finistère, fait partie du parc marin d’Iroise, une aire protégée en France depuis 2007. | THOMAS BRÉGARDIS / OUEST-FRANCE

Les aires marines protégées sont des sujets très sensibles, qui opposent souvent ONG et pêcheurs. La question de leur gestion « au cas par cas » et celle de l’interdiction du chalutage de fond cristallisent les tensions. L’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) publie ce 11 avril une note sur le sujet. Elle synthétise les connaissances actuelles et éclaire les échanges. Ouest-France a pu interviewer trois de ces chercheurs en avant-première.

Par Jean-Marie CUNIN.

Les aires marines protégées sont « un débat qui monte à l’approche de la troisième conférence des Nations Unies sur l’océan (l’Unoc) », admet d’emblée Clara Ulrich. La scientifique coordonne les expertises halieutiques (qui concernent la pêche) à l’Ifremer, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer.

À deux mois de cet événement mondial, qui se déroulera à Nice en juin, les ONG rivalisent en effet de publications sur le manque d’ambition de ces aires protégées et les conséquences de certains engins de pêche — notamment le chalut de fond, qui vient racler les fonds marins — sur la biodiversité qu’elles abritent.

Ces ONG demandent davantage d’aires marines dans les eaux hexagonales, une gestion plus cohérente de ces espaces et surtout une protection plus forte, qui passerait notamment par l’interdiction systématique du chalutage de fond, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Des positions qui ulcèrent les représentants des pêcheurs, qui mettent en avant le rôle crucial du chalut dans la pêche française, ainsi que les règles strictes de protection de la vie marine qu’ils assurent déjà respecter.

« Vraie liberté de travail »

L’Ifremer, dont le siège est situé près de Brest (Finistère), réunit plus de 800 scientifiques aux spécialités diverses. Les travaux de recherche alternent avec des expertises commandées par les divers ministères et administrations.

Le budget de cet institut public est assuré en grande majorité par l’État, ce qui n’empêche pas « une vraie liberté de travail et d’expression et une indépendance scientifique », assure Clara Ulrich.

Face à ce débat autour des aires protégées toujours plus agressif, une trentaine de scientifiques (écologues, halieutes, économistes…) de l’institut ont décidé de réunir dans une note leur réflexion sur le sujet. Ouest-France a pu consulter ce rapport en amont et interviewer trois d’entre eux en exclusivité.

L’Ifremer regroupe plus de 800 chercheurs, et opère depuis 40 ans des navires de recherches, des robots et des sous-marins (photo d’archive). | IFREMER

Approche au « cas par cas »

Ce débat n’est pas nouveau et a toujours cristallisé beaucoup de tensions entre les divers acteurs. Et le vocabulaire n’aide pas… « L’utilisation du mot “protégé” peut être source de confusion… L’UICN (l’autorité mondiale pour la conservation de la nature) elle-même fait une gradation dans la protection. C’est pour cela que nous faisons une distinction entre la protection forte ou stricte, et celle avec conciliation des activités humaines », rappelle Clara Ulrich.

L’UICN définit en effet 6 niveaux, plus ou moins stricts, de protection. Seuls les niveaux I et II correspondent à des réserves intégrales, où quasiment toute activité humaine est proscrite. Mais la France, comme de nombreux autres pays, possède une typologie différente. Le code de l’environnement répertorie ainsi 11 niveaux de protection différents.

Surtout, la gestion « à la française » repose sur la notion de « cas par cas » : chaque aire marine protégée, et le pays en comptait 565 fin 2022, a son propre fonctionnement et ses propres règles. Cette approche a pu être perçue « comme une position intermédiaire qui […] peut donner l’impression d’un objectif flou, où les intérêts socio-économiques locaux pourraient aisément primer sur les ambitions de protection de la biodiversité », peut-on lire dans la note.

Mais cette « approche différenciée peut permettre d’aborder les situations de chaque aire et ses spécificités, fort d’une vision globale. Elle ne devrait, en aucun cas, être synonyme de statu quo », peut-on lire à la toute dernière ligne du document de l’Ifremer.

« Nous avons une mosaïque d’aires. Certaines sont très petites, d’autres très grandes, et surtout les objectifs sont différents », illustre ainsi Clara Ulrich.

« Cela dépend de l’objectif de l’aire en question. Si on veut protéger des espèces sensibles qui vivent au fond de la mer, la question du chalutage de fond se pose. Si l’objectif premier est la protection d’oiseaux marins, elle se posera sans doute moins », complète Sandrine Vaz, chercheuse en écologie marine.

La question du chalut de fond

Cet engin de pêche, majeur aujourd’hui dans l’économie de la pêche française mais aux conséquences sur la biodiversité pouvant être très fortes, n’est pour l’heure interdit que dans un nombre d’aires restreint. Les chalutiers, parfois immenses, qui viennent pêcher dans de nombreuses aires marines protégées le font donc en toute légalité. Ce que voudraient changer certaines ONG.

Faut-il dès lors interdire systématiquement cette pratique dans les zones protégées ? « Nos recherches montrent clairement que le milieu marin se dégrade. Et les impacts du chalutage sont bien documentés, des interdictions dans les zones les plus vulnérables se justifient. Pour autant, l’interdiction totale du chalutage ne nous semble pas justifiée, il existe d’autres manières de faire », répond Clara Ulrich.

La scientifique estime ainsi qu’il existe « aujourd’hui des approches et modèles qui disent ce que pourraient être une zone chalutable et une zone non-chalutable, en repartant de ce que nous disent les données écologiques et socio-économiques, et pas seulement les cartographies actuelles ».

Un chalutier pêchant – légalement – dans une aire marine protégée du nord de la France fin 2024. | HANS LUCAS VIA AFP

Dans leur note, les chercheurs de l’Ifremer préconisent de s’appuyer sur des outils scientifiques disponibles tels que la planification spatiale (les aires protégées) couplés à des données territoriales telles que les « analyses de risque pêche ». Ces analyses, menées par l’État, « se termineront en 2026, avec certes du retard. Les mesures qui en seront tirées seront applicables en 2027 », souligne à Ouest-France le ministère de la Transition écologique, également en charge de la Mer et de la Pêche. Ces analyses « permettront de documenter et d’analyser les états des écosystèmes et les pressions (de pêche) qui s’y appliquent à une échelle assez fine », développe Clara Ulrich.

Cette dernière compte aussi tirer du positif de ce débat houleux : « il faut qu’il se traduise par la mise en œuvre des objectifs de protection plus forts ». Elle rappelle que l’État s’est déjà engagé à placer sous protection forte, un statut de sauvegarde renforcé, 5 % des eaux de chaque façade maritime de métropole d’ici 2030. Cela concerne donc la Méditerranée, l’Atlantique Nord −Manche Ouest, l’Atlantique Sud et la Manche Est − mer du Nord.

Quelles conséquences pour les pêcheurs ?

Ces aires marines protégées sont parfois considérées comme contraignantes voire inutiles par des représentants de pêcheurs, qui estiment que ces derniers sont déjà les premiers concernés par la conservation de la biodiversité marine, source de leur revenu.

Ces aires ont des bénéfices démontrés pour les espèces qui y sont protégées. « Au Royaume-Uni, les mesures de gestion sur les langoustines et les homards, élaborées avec les pêcheurs, ont eu un effet très clair sur leur taille et leur poids, qui ont augmenté », illustre Florence Cayocca, directrice de l’unité de recherche « dynamiques des écosystèmes côtiers ».

Les pêcheurs sont-ils aussi gagnants, si les poissons le sont ? Pour certaines espèces, « comme il y a plus de poissons à l’intérieur de l’aire protégée, cela va finir par déborder en dehors des aires, donc oui, pour les pêcheurs les plus proches des aires protégées, ce sera bénéfique », débute Clara Ulrich. Mais il y aura « des perdants pour ceux qui pêchaient à l’intérieur, surtout si l’aire marine est grande et qu’ils ont peu de possibilités de reporter leur pêche ailleurs  », temporise-t-elle.

« Assez rapidement, les pêcheurs perçoivent l’aire comme un capital, qui permet un surplus de poissons. C’est rare de voir des pêcheurs revenir sur un cantonnement de pêche après l’avoir accepté », ajoute Sandrine Vaz.

Pour les fameux chalutiers, de fond ou non, les gains semblent en revanche moins évidents. « Ce sont des métiers mobiles, donc toute restriction de zone est une perte d’accès. Certains petits navires côtiers sont très dépendants de l’accès à une zone délimitée », rappelle Clara Ulrich.

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Source: https://www.ouest-france.fr/mer/exclusif-chalutage-de-fond-et-aires-protegees-lifremer-publie-un-rapport-pour-eclairer-le-debat-5219989e-1547-11f0-a9e1-03ede7a28dd6

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/exclusif-chalutage-de-fond-et-aires-protegees-lifremer-publie-un-rapport-pour-eclairer-le-debat-of-fr-11-04-25/↗

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