
Après l’annonce brutale de la fermeture de l’usine chimique Chemours, dans l’Oise, les salariés demandent que leur exposition aux polluants éternels soit prise en compte. L’employeur refuse de financer leurs prises de sang.
Par Erwan MANAC’H.
Villers-Saint-Paul (Oise), reportage
Est-ce par pudeur, par désarroi ou pour respecter un mot d’ordre passé en interne ? Devant le petit parking de l’usine Chemours, à Villers-Saint-Paul (Oise), les salariés déclinent chacun leur tour les questions de journalistes. « On est un peu sous le choc, tout est tellement compliqué », s’excuse un des 59 salariés, sonné par la fermeture surprise de cette usine.
Ils y fabriquaient des éléments pour mousse anti-incendie, des répulsifs et des produits surfactants. « On se pose pas mal de questions, dit un autre, nous savons que nous avons été exposés aux polluants éternels, mais la prise de conscience est très récente, nous n’avons aucun recul. »
« Ils vont devenir plus chers à fabriquer et plus difficiles à vendre »
L’actionnaire étasunien de cette multinationale de la chimie a surpris tout le monde en décidant de changer brutalement de stratégie. Chemours a enterré un projet de développement dans le domaine de l’hydrogène, pour lequel une subvention de 800 000 euros lui avait été accordée par la région Hauts-de-France, et plie bagage.
Et ce avant que ne se déploie la réglementation sur les PFAS, ces « substances per- et polyfluoroalkylées » également appelées « polluants éternels », utilisées dans sa production. Avant, aussi, qu’un diagnostic ne soit déclenché sur le risque auquel ses salariés ont été exposés et sur la pollution de l’eau, de l’air et de la terre alentour dont pourrait être responsable l’entreprise.
« C’est une décision économique prise à l’échelle mondiale. Nous abandonnons les produits surfactants, parce qu’ils vont devenir plus chers à fabriquer et plus difficiles à vendre », nous indique une source à la direction de Chemours.
Refus de financer des prises de sang
La période de trois mois de négociation sur le plan social a débuté en secret fin janvier, avant que la nouvelle ne s’ébruite par voie de presse fin février. Les représentants des 59 salariés ont opté pour une infinie discrétion sur les termes des pourparlers. « Nous sommes dans les négociations, ensuite, on parlera… peut-être », dit un salarié.
Le 20 mars, ils ont néanmoins décidé de durcir le ton. Alors que les négociations entrent dans leur dernière ligne droite, une grève a été déclenchée, selon des témoignages de salariés, pour réclamer une revalorisation de l’indemnité de départ. Ils considèrent que l’employeur doit prendre en compte le risque auquel ils ont été exposés en manipulant ces produits dangereux.
Dans un courrier adressé aux salariés, la direction écarte une telle option et menace, faute d’accord signé à la fin de la durée légale de négociation, d’appliquer un « document unilatéral » qui « ne sera naturellement pas le même sur le plan financier ».
Les salariés demandent aussi que l’employeur finance des prises de sang pour mesurer d’éventuelles traces de PFAS dans leur organisme. Deux substances ont déjà été testées auprès des salariés de l’usine ces dernières années, mais le personnel demande que ces tests soient étendus aux 20 substances que l’industriel est obligé de rechercher dans l’eau potable, depuis un arrêté ministériel de juin 2023. Ce que refuse la direction de Chemours.
Santé des travailleurs
Ces prises de sang sont un enjeu crucial. Elles coûtent cher (entre 150 et 300 euros), mais elles sont nécessaires pour constituer la preuve qu’un salarié a été exposé à une substance à risque. Preuve qui peut forcer l’employeur à établir un plan de prévention des risques ou qui, lorsque l’activité a cessé, devient indispensable pour faire reconnaître d’éventuelles maladies professionnelles se déclarant plusieurs années après l’exposition.
À Salindres, dans le Gard, des salariés d’une autre usine de PFAS, dont la fermeture a été brutalement annoncée en octobre 2024, demandent également des prises de sang et un « biomonitoring », que leur refuse la direction du groupe Solvay.
Contactée pour réagir à ces informations, la direction de l’usine Chemours n’a pas souhaité faire de commentaire. Elle a simplement indiqué qu’elle se conformerait à « toute obligation légale » concernant les risques professionnels.
« Nous sommes livrés à nous-mêmes »
La loi est encore balbutiante en matière de protection des travailleurs exposés aux PFAS. Certes, le Code du travail prévoit que tout risque chimique doit être évalué et faire l’objet d’un plan de prévention sur mesure. La médecine du travail — en manque de moyens humains — est également censée inscrire au dossier médical la liste des substances auxquelles un salarié est exposé et peut déclencher un « suivi médical post-exposition », lorsqu’elle l’estime nécessaire.
Mais sur le cas spécifique des perfluorés, les seuils d’expositions n’ont pas été réévalués depuis la découverte de l’ampleur de la pollution, ces dernières années. Des travaux sont en cours dans le cadre du plan interministériel sur les « PFAS, mais en attendant leur résultat, le flou domine. « Faute de réglementation, la direction est tranquille. Nous sommes livrés à nous-mêmes et Chemours n’a pas de mal à fuir sa responsabilité », s’inquiète un salarié.
Nous ne sommes qu’au tout début de la prise de conscience des spécificités des PFAS. La connaissance scientifique sur les quelque 12 000 molécules qu’ils recouvrent se renforce progressivement. Deux PFAS sont reconnus « cancérigènes » et interdits ou restreints (le PFOA et le PFOS) et le caractère de perturbateur endocrinien des PFAS est de mieux en mieux documenté, avec des risques d’infertilité, de maladies de la thyroïde ou de cholestérol. « Les connaissances scientifiques disponibles sur les PFAS sont encore extrêmement limitées », écrit l’Académie des sciences dans un rapport sur les PFAS, publié le 25 mars, qui alerte : « Les enseignements tirés des PFAS « historiques » [PFOA et PFOS] montrent qu’un manque de données ne devrait pas justifier un report des mesures de réduction des risques. »
Cartographier l’exposition
À l’échelon national, la CGT a lancé le 6 janvier 2025 un collectif PFAS pour tenter de faire avancer la transparence et la prévention quant à l’exposition des salariés à ces composés chimiques fluorés. L’enjeu est notamment de cartographier à l’échelle du pays les endroits où l’exposition a été la plus importante, pour que les maladies induites puissent être reconnues maladies professionnelles, ce qui offre aux travailleurs une meilleure prise en charge et une indemnisation du préjudice par l’employeur.
« Les salariés ont été massivement exposés, c’est une véritable boîte de Pandore. C’est pour cela qu’il faut absolument établir la responsabilité de l’employeur. Cela devrait tomber sous le sens, car elle est en théorie inscrite dans le Code du travail, mais nous devons mener une vraie bataille, car le lobbying de l’industrie chimique est puissant », dit Agnès Naton, secrétaire régionale CGT de Rhône-Alpes.
Attention aux œufs et poissons
Le départ de Chemours soulève également une montagne de questions quant à « l’ardoise environnementale » que l’usine laisse derrière elle. « Ces entreprises sont extraordinaires. Dès qu’on montre les rejets, elles ferment et délocalisent. Elles agissent avec la même désinvolture pour les conséquences sociales et environnementales de leur activité. Or, nous ne connaissons pas aujourd’hui l’ampleur réelle de la pollution. Le travail de diagnostic et de dépollution ne doit pas être à la charge de la collectivité », dénonce François Veillerette, de l’association Génération Futures, qui a elle-même procédé à des prélèvements dans la région.
Après avoir constaté la présence de PFAS dans l’eau et la terre, l’Agence régionale de santé de l’Oise a appelé « par précaution » la population à ne consommer ni les poissons sur une dizaine de kilomètres en aval de Creil ni les œufs prélevés dans Villers-Saint-Paul et la commune limitrophe de Verneuil-en-Halatte. Il est aussi déconseillé d’utiliser l’eau des puits pour l’arrosage des potagers. [1]
La loi prévoit que l’entreprise qui cesse une activité dépollue elle-même son site. Pour ce qui est des zones polluées alentour, l’État devra déterminer la responsabilité de la société Chemours, qui intègre une plateforme chimique avec plusieurs autres usines. Contactées par Reporterre, ni la préfecture de l’Oise ni l’inspection du travail n’ont souhaité communiquer sur ce dossier.
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Source: https://reporterre.net/Fermeture-brutale-d-une-usine-a-PFAS-les-salaries-inquiets-pour-leur-sante
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