
Loin des clichés médiatiques, les conditions de vie et de travail des agents sont soumises aux contraintes de production des trains. Ces 9, 10 et 11 mai, les contrôleurs étaient appelés à la grève.
Par Naïm SAKHI.
Tous les 22 du mois, Nicolas a les yeux rivés sur son logiciel de roulement, avec une préoccupation en tête : va-t-il devoir inscrire sa fille en urgence à la garderie ? « De 20 à 25 % de nos journées sont imprévues et sont censées être commandées tous les 22 du mois, pour le mois suivant. Or je dois inscrire ma fille un mois à l’avance pour qu’elle soit gardée soit le matin, soit le soir. Ce n’est pas tenable », insiste ce conducteur RER de 40 ans.
Face à cette situation, certains de ses collègues ont trouvé une parade : « Des préavis de grève couvrent l’ensemble de l’année. Des conducteurs se déclarent grévistes aléatoirement quand ils ont besoin de s’arrêter pour urgence familiale. » Quitte, donc, à renoncer à une partie de leurs rémunérations. Nicolas, basé dans l’Essonne, s’y refuse : « Mon droit de grève est un outil pour me battre et arracher des droits. »
Depuis le 5 mai, le réseau ferroviaire francilien et les TER sont impactés par une grève, à l’appel de la CGT cheminots. La fédération a laissé aux assemblées générales la liberté de décider des suites du mouvement, mais prévoit des journées d’action les 4, 5 et 11 juin. SUD rail, appuyé par le Collectif national ASCT (agent du service commercial train, c’est-à-dire les contrôleurs), né sur Facebook lors du mouvement de noël 2022, appelle quant à elle les contrôleurs à la grève ces 9, 10 et 11 mai. Les 1re et 3e organisations syndicales de la SNCF dénoncent une flexibilité qui s’est accrue depuis l’instauration des nouveaux logiciels de roulement et réclament une révision des primes des cheminots « roulants » (conducteurs et contrôleurs).
Après vingt-six ans d’ancienneté, Nordine, contrôleur sur les TGV entre Paris et Perpignan, ne gagne que 2 200 euros, primes comprises. Juste au-dessus du salaire médian, alors qu’au-delà des contrôles de billets les ASCT jouent un rôle clé dans la sécurité des trains et des circulations. « J’ai déjà eu une arcade éclatée lorsque je travaillais dans les RER. Les contrôleurs subissent des coups, sont bousculés, insultés, se font cracher dessus… Cela fait malheureusement partie du quotidien. Je ne connais pas un collègue qui ne se soit pas fait agresser », déplore-t-il. Or, si un ASCT se met en arrêt à la suite d’une agression, il perd une partie de ses primes. « Certains préfèrent ne rien dire pour ne pas perdre sur les rémunérations », constate Nordine.
Victime d’une rupture d’un ligament, un conducteur a perdu 1 400 euros de prime
Nicolas, le conducteur, n’a pas pu se cacher lorsque son corps a lâché. En mai 2024, ce handballeur amateur a subi une rupture d’un ligament croisé du genou. La médecine du travail est formelle : interdiction pour lui de monter dans une cabine de RER. « Après mon arrêt de travail, j’ai été placé neuf semaines dans des bureaux, mais sans pouvoir bénéficier de l’entièreté de ma prime de traction. J’ai perdu 1 400 euros cumulés. Quand un cheminot est en vacances ou accidenté, il perd une partie de sa rémunération. »
Ce contenu n’est pas visible à cause du paramétrage de vos cookies.Paramétrer mes cookies
À ces conditions salariales s’ajoutent des contraintes inhérentes aux métiers de cheminot « roulant », celui des découchers. À 30 ans, Suzy est conductrice sur le RER C. Deux fois par semaine, la cheminote doit dormir en dehors de son domicile. « Les locaux n’ont pas été pensés pour faire cohabiter femmes et hommes. Dans le dortoir de Versailles-Rive-Gauche, une seule chambre était équipée d’une douche, sinon il fallait utiliser les sanitaires sur le palier et je n’avais pas envie de voir des mecs en caleçon, relate Suzy. Avec la CGT on a pu obtenir des travaux. Les découchers nous empêchent parfois d’avoir une vie privée épanouie. Nos conjoints doivent accepter de renier une partie de la vie de couple. »
Pour Nordine, le découcher est aussi la norme. Ce père monoparental travaille par bloc de quatre jours, avec deux nuits à l’extérieur de son domicile. « Lorsque mes deux enfants étaient plus jeunes, je devais les faire garder par une nounou, à mes frais. Je sollicitais aussi ma famille proche pour qu’ils me dépannent. » À cela s’ajoutent « les horaires décalés, qui font que l’on rentre lorsque nos enfants sont à l’école ou dorment ». Un équilibre précaire remis en question par l’instauration d’un nouveau logiciel de roulement, courant 2024, qui contraint les cheminots à une plus grande flexibilité et, parfois, des changements d’emploi du temps vingt-quatre heures à l’avance, pour compenser des effectifs à flux tendu.
L’impact sur la vie privée est aussi une contrainte de taille pour Nicolas. « Par manque d’effectif je n’ai pu avoir de congés entre le jour de l’An et pâques. J’ai même dû me battre pour pouvoir garder mon enfant lors du week-end d’enterrement de vie de jeune fille de ma fiancée… » Désormais, le conducteur de RER a une technique : « Lorsqu’on me refuse des congés impérieux, je menace de venir avec ma fille dans la cabine. »
Pour autant, ce père de famille, un temps gendarme, ne perd pas le sens de son travail. « Dans les RER, nos usagers ne sont pas là pour aller au ski ou surfer. En bout de ligne, dans le 4 h 8 au départ de Dourdan dans le sud de l’Essonne, ce sont des femmes de ménage qui montent dans la rame pour bosser dans Paris. Les cheminots ne s’amusent pas à être en retard ou en grève. »
« Des agressions peuvent se produire et, tu auras beau crier, personne ne va t’entendre »
Pour les conducteurs, la solitude dans une rame est devenue la norme, à cause de la déshumanisation des gares et parfois l’absence de contrôleur dans les RER et TER. « En bout de ligne, en gare de triage, on se retrouve seul à gérer des personnes sous emprise d’alcool ou de drogues. Des agressions peuvent se produire. Et tu auras beau crier de toutes tes forces, personne ne va t’entendre », relate Suzy.
Désormais intégrée dans un roulement de planning, la conductrice est d’abord passée par la case « service facultatif ». « On était des bouche-trous : quand des collègues sont malades ; pour combler le sous-effectif ; ou intervenir lors de journées compliquées. Il fallait appeler la veille au soir pour le lendemain pour savoir si on était sur le pont », explique-t-elle. Avec un salaire de base de 1 839,59 euros brut, hors prime, la cheminote est juste au-dessus du Smic. La trentenaire n’a cependant pas oublié ce qui l’a poussée à faire ce métier : « Je voulais me sentir utile et travailler pour un service public. » Loin de la marchandisation du rail qui nivelle par le bas la qualité des transports et les conditions de travail des cheminots.
°°°
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/greve-sncf-horaires-decales-flexibilite-quelles-sont-les-conditions-de-travail-des-conducteurs-et-controleurs-h-fr-8-05-25/