
Plus de 200 cuistots, plongeurs et serveurs attaquent aux prud’hommes la plateforme proposant des missions dans la restauration. Ils n’en peuvent plus de subir tous les défauts du statut indépendant, sans quasi aucun de ses avantages.
Par Pierric MARISSAL.
Alors qu’il faisait la plonge au centre national de rugby de Marcoussis, lieu d’entraînement du XV de France, Frédéric 1, entouré de gardes du corps attentifs, a servi et débarrassé le président de la République, Emmanuel Macron. Une belle anecdote à partager avec ses proches.
Mais le jeune homme la racontera surtout aux conseillers prud’homaux de Créteil, probablement début 2026. Avec plus de 200 travailleurs de la plateforme Brigad, il demande en effet la requalification de son statut d’indépendant autoentrepreneur en salariat.
Travail dissimulé et mission prolongées
« D’ailleurs il y a bien un contrat type de prestation de service sur l’application, mais ni les travailleurs ni l’entreprise ne l’ont signé », remarque avec amusement Maître Kevin Mention, l’avocat des « Brigaders », comme la plateforme les appelle. Si Brigad s’est ouvert ces dernières années au médico-social, fournissant des cohortes d’aides à la personne aux Ephad notamment, elle s’est créée et développée dans le domaine de la restauration et de l’hôtellerie.
« Vos extras en quelques minutes », vantait le site Internet de Brigad, tout juste un an après sa création en 2016 (accessible grâce à Internet Archive – NDLR). Il s’enorgueillissait alors de « sélectionner (ses) Brigaders avec le plus grand soin ». « Nous rencontrons chaque personne souhaitant travailler à l’aide de notre service pour vérifier sa motivation et son expérience. »
La plateforme propose toujours des jobs de serveur, commis, plongeur, mais fait plus attention aux termes employés pour limiter les risques. On n’y dit plus un « brigader », mais un « talent ». Les « extras » sont devenus des « indépendants exerçant des missions ponctuelles ».
On ne note plus les travailleurs, on fait des « retours qualité »… Ce ripolinage de forme ne change pas grand-chose selon l’avocat. Un échange de mails entre la plateforme et un travailleur le fait d’ailleurs sourire. « Comme dans l’intérim, un employeur peut mettre un brigader en « favori » pour que les offres lui soient envoyées en priorité, mais un jour Brigad a demandé à un plongeur de refuser une nouvelle mission parce qu’au-delà de trois mois, il y avait des risques de travail dissimulé. Et là le travailleur leur répond que cela fait déjà plus de six mois qu’il travaille pour ce même employeur », relate Maître Mention.
89 heures de travail en une semaine
Frédéric, qui a trimé plus de huit mois à Marcoussis, est dans la même situation. « De 8 heures à 16 heures tous les jours, même le week-end, précise-t-il. Sans pause, parce que si tu en prends, ça rallonge ton temps de travail et il n’est pas payé. » Certaines semaines, il cumulait une autre mission de 18 à 23 heures, au même endroit.
Les yeux sur la facture, il lit : « De lundi au dimanche, tous les jours, la journée et le soir, j’ai travaillé 89 heures déclarées cette semaine-là, pour un peu plus de 1 300 euros, et Brigad s’est pris 445 euros de commission. » Il ajoute avec amertume que parfois il finissait à 1 heure du matin et devait amputer sa paie d’un retour chez lui en taxi, au milieu de sa trop courte nuit, puisqu’il devait repartir aux aurores pour rembaucher à 8 heures tapantes.
Il pointe aussi que s’il était recruté comme plongeur, il devait parfois s’occuper des livraisons, ranger la chambre froide ou faire du service, comme lorsqu’il a apporté son plateau au président.
Plonge et polyvalence mal rémunérées
« Le gros des missions est proposé pour la plonge, parce que c’est ce qui est le moins bien payé, 14 ou 15 euros de l’heure, moins les 25 % de Brigad et l’Urssaf derrière. Mais, dans les faits, on était souvent très polyvalents, je faisais aussi commis de cuisine ou du service selon les besoins », explique Mamadou 2, qui fut brigader pendant trois ans.
Patricia, une cheffe cuisinière avec plus de six ans d’ancienneté chez Brigad confirme : « Sur une mission où j’étais censée être second et payée comme tel, je me suis retrouvée seule en cuisine… » Les témoignages recueillis sont unanimes : en cas de problème la plateforme prend le plus souvent le parti du restaurateur, considéré comme l’apporteur d’affaires.
« Si l’indépendant nous indique que le travail demandé ne correspond pas à la description de la mission, il peut demander un ajustement de tarif et/ou une annulation de la mission. L’indépendant est libre de mettre fin à sa mission à tout moment », justifie Jean Lebrument, patron et cofondateur de l’entreprise.
Ces dernières années, la plateforme intervient le moins possible auprès de ses travailleurs, probablement par peur des risques juridiques. C’est que des entreprises d’intérim ont poursuivi la plateforme pour concurrence déloyale, et que des perquisitions ont eu lieu dans les locaux de Brigad, signe d’une potentielle instruction en cours pour travail dissimulé, à l’image de celle qui a abouti à la condamnation de Deliveroo.
« Nous n’avons reçu aucune notification officielle, ni pour les litiges aux prud’hommes que vous évoquez, ni pour une éventuelle plainte », nous a répondu néanmoins la plateforme. « J’ai été longuement interrogée par un gendarme de la répression des fraudes (DGCCRF – NDLR) », confirme de son côté Patricia. « Ils voulaient recueillir des témoignages, notamment sur les conditions de travail et l’intensité des missions. Et chez Brigad, il n’y a aucune limite : plus on travaille, plus ils gagnent de l’argent », lance-t-elle.
Sur son application, elle montre une offre de cheffe chez un traiteur parisien, près de deux mois de travail, 7 jours sur 7, de 10 heures à 23 heures avec seulement 30 minutes de pause quotidienne. « La paie est alléchante, mais humainement qui peut faire ça ? » questionne-t-elle. Le patron de Brigad rétorque que « par définition, les indépendants sont libres de choisir leurs horaires et jours de travail ».
Des numéros de Siret dénichés en ligne ou à Barbès
Sur de nombreux points, les témoignages diffèrent sérieusement des propos de la plateforme. Celle-ci assure par exemple que les travailleurs peuvent disposer d’une clientèle en dehors de la plateforme, quand Patricia relate que « Brigad nous avait empêchés de passer en direct avec les clients sous peine de sanction ».
Là encore, Jean Lebrument promet qu’« il n’existe aucune sanction », mais tous les brigaders interrogés ont déjà vu leur compte suspendu une semaine, pour un retard ou pour une absence, comme un enfant malade. Tous ces points sont cruciaux, car ils constituent les indices de subordination sur laquelle les conseillers prud’homaux – et éventuellement les juges – se baseront pour établir, ou non, le travail dissimulé.
Charge à Maître Mention de les fournir. « J’ai une armoire pleine de pièces et ça déborde partout dans mon bureau. J’ai dû utiliser plus de 45 ramettes de papiers, et ce n’est pas fini », lance l’avocat, qui représente déjà 209 brigaders et est en train de constituer les dossiers pour une vingtaine de plus.
Parmi les documents qu’il rassemble figurent les pièces ayant justement trait aux sanctions, celles liées aux sélections des travailleurs, les factures, ainsi que des documents montrant qu’« ils ont aussi des plannings, avec des temps de pause définis… Il y a même un brigader qui a plus de 700 heures supplémentaires non payées ! Vive l’indépendance », ironise-t-il.
Certaines missions se révèlent aussi dès leur énoncé peu compatibles avec le statut d’indépendant, comme le remplacement d’un salarié en long arrêt, ou le fait de « travailler en équipe », « sous la direction d’un chef de cuisine ». Ces derrières années, Brigad s’est révélée aussi plus prudente vis-à-vis des travailleurs sans papiers. En 2019, Mamadou et Frédéric avaient pu s’inscrire sur la plateforme avec leur passeport sénégalais et un numéro de Siret déniché en ligne ou acheté à la criée à la station de métro Barbès à Paris.
Vérification renforcée des identités et titres de séjour
« Un jour, avec trois autres brigaders sans papiers, je me suis retrouvé en mission dans un camp militaire de l’Essonne, raconte Frédéric. Un collègue se fait contrôler par un soldat sur place, qui voit qu’il n’est pas en règle. Résultat on s’est tous fait contrôler et on s’est retrouvés pendant au moins huit heures en détention, avec une obligation de quitter le territoire. Mais j’ai pu continuer à travailler pour Brigad après. »
En tout cas jusqu’en 2021-2022, quand les contrôles sont devenus bien plus stricts. « Brigad vérifie systématiquement l’identité des utilisateurs, la validité de leurs titres de séjour, ainsi que chaque numéro de Siret », rétorque Jean Lebrument. Une partie des travailleurs que représente Maître Mention sont dans ce cas, et ils sont remontés car « Brigad a refusé de payer les dernières factures des sans-papiers ; moi j’ai toujours des impayés bloqués là-bas depuis trois ans ! s’emporte Mamadou. C’est à cause de ça que je suis allé voir l’avocat ».
Au printemps dernier, les fondateurs de Brigad ont lancé Rosk, une plateforme qui propose des missions dans la restauration, mais cette fois-ci sous statut réglementé d’entreprise de travail temporaire (intérim). « Ils m’ont proposé de travailler aussi pour Rosk, ce sont les mêmes genres de missions que Brigad, mais dans les clous, résume Patricia. Je pense qu’ils ont fait ça pour se couvrir à cause des procédures en cours. »
Jean Lebrument s’en défend : « Il s’agit de deux sociétés distinctes ayant un fonctionnement opérationnel propre, des applications différentes et qui visent à adresser des besoins différents. » Mais pour maître Mention la création de Rosk révèle plutôt « un aveu de culpabilité ».
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