
Climat anxiogène, conditions de travail altérées… Depuis son rachat, fin 2023, par l’entreprise lyonnaise SGM, le grand magasin parisien est en proie à de lourdes difficultés financières.
Par Pauline ACHARD.
L’historique Bazar de l’Hôtel de Ville parviendra-t-il à souffler ses 170 bougies en 2026 ? Ce scénario semble chahuté depuis qu’un jeune homme d’affaires originaire de Vénissieux a mis la main, en novembre 2023, sur l’un des premiers grands magasins parisiens, dont Zola poussait les portes dans son roman Au Bonheur des dames.
À seulement 32 ans, Frédéric Merlin, président de la Société des grands magasins (SGM), foncière lyonnaise spécialisée dans la réhabilitation de centres commerciaux de villes moyennes en perte de vitesse, a volé au secours du groupe Galeries Lafayette.
Propriétaire depuis 1990, l’empire du boulevard Haussmann, confronté à la plus grande crise financière de son histoire, a été contraint de céder son joyau de 38 000 mètres carrés situé dans le Marais (et son antenne de Parly 2). La faute à un établissement devenu gouffre financier après l’épidémie de Covid et la piétonnisation de la rue de Rivoli, qui a réduit l’afflux touristique dans le centre-ville.
Un manque de marchandises
La SGM, dont la sœur du patron, Maryline Merlin, est, elle, directrice générale déléguée, aux côtés de leur mère Dominique Merlin, directrice générale adjointe, avait déjà acquis sept magasins régionaux des Galeries Lafayette au même groupe courant 2022. Mais en devenant l’unique actionnaire du fleuron parisien, les deux trentenaires ont fait un très gros coup, moyennant, comme l’ont évalué des experts en immobilier commercial, près de 500 millions d’euros.
Le groupe SGM a également recapitalisé la société à hauteur de 38 millions d’euros : 8 millions au moment de l’achat, puis 30 millions supplémentaires à la fin mars 2024 « malgré un contexte économique ponctuellement défavorable avec l’impact négatif prévu des Jeux Olympiques et Paralympiques sur le chiffre d’affaires », explique l’acquéreur auprès de l’Humanité.
Pourtant, à défaut d’enchanter, les Merlin sont loin d’avoir redressé la situation pécuniaire de l’ancien Bazar Napoléon. Au quatrième niveau du bâtimentde six étages, une feuille est placardée sur de grands panneaux noirs cachant, depuis début août, aux clients les rayons vides d’une marque de décoration d’intérieur : « Votre stand Madura est temporairement fermé. » Au sous-sol, espace entièrement dédié au bricolage, qui vaut au BHV sa réputation, les présentoirs de robinets et tuyauteries en tous genres, vis, gants de travaux… ne contiennent plus que des étiquettes indiquant les prix.
Impayés et problèmes de trésorerie
En effet, différents signaux font craindre aux salariés, fournisseurs et organisations syndicales une déroute prématurée du point de vente emblématique, fondé par le commerçant Xavier Ruel en 1856. Réunis en intersyndicale, la CGT, la CFDT, la CFTC-CSFV, la CFE-CGC et Sud Solidaires ont rapidement vu le vent tourner. À l’occasion de leurs vœux pour 2024, les organisations prévenaient : « Le groupe SGM, bien loin des valeurs sociales que nous avons connues, est axé sur des économies drastiques, notamment sur les frais de personnel. Cette nouvelle orientation risque de toucher chacun d’entre nous, et il est essentiel d’être vigilants face à ces changements qui peuvent impacter nos conditions de travail. »
Elles ne pensaient pas si bien dire. Comme l’a révélé Mediapart dans une enquête parue le 13 août, cela fait des mois qu’une grande partie des enseignes installées dans le magasin, fournisseurs et prestataires, sont en proie à de lourds impayés et retards de paiement. Selon la déléguée de la CGT Florine Biais, « en trente ans, et quelle que soit la situation financière du propriétaire, les problèmes de trésorerie n’ont jamais reposé à ce point sur les épaules des collaborateurs, qui sont parfois de toutes petites entreprises ». Le modèle économique des grands magasins veut que les enseignes vendent leurs articles grâce à leurs propres salariés, au sein d’un vaste commerce hôte, qui encaisse lui-même les achats avant d’en reverser les recettes aux marques, une fois le loyer de l’emplacement déduit. En ne payant pas ses fournisseurs, aussi appelés « démonstrateurs », la nouvelle direction les contraint ainsi à avancer davantage de fonds, dont beaucoup ne disposent pas, entraînant ainsi d’importants défauts de stocks. C’est, d’ailleurs, dans l’attente de son dû que la marque Madura a décidé de fermer son stand.
« Plan social déguisé »
« Pour les rassurer, la direction fixe régulièrement de nouvelles échéances de paiement, qui sont, là encore, différées, abonde Maurice Baudry, de la CFE-CGC, créant un climat extrêmement anxiogène. » C’est pourquoi l’intersyndicale s’est accordée pour lancer en juin un droit d’alerte économique, outil permettant au CSE de demander des explications à l’employeur face à une situation financière préoccupante. Un retour de la direction est donc impatiemment – mais sans grande conviction – attendu pour le 13 septembre, une fois que le rapport d’expert commandé par les organisations sera livré.
Aux fournisseurs incertains de passer l’année et au manque de marchandises en kiosque s’ajoute un dégraissage des effectifs qui s’apparenterait, selon Nathalie Kann, secrétaire du CSE et représentante de la CFTC, à « un plan social déguisé ». « Depuis décembre, au moins 200 des 1 200 salariés – BHV Marais et Parly confondus – ont quitté le navire sans être remplacés, si ce n’est sur de très courtes périodes par des intérimaires », assure la représentante du personnel.
La direction invoque, elle, des problèmes de logistique liés à la passation de capital. Étant « dans l’attente de l’autonomisation totale du magasin, les Galeries Lafayette assurent encore un certain nombre de prestations pour le BHV ». Cela « nuit à la fluidité du traitement des factures et entraîne pour une partie d’entre elles des délais allant au-delà de nos engagements contractuels. Cette situation (étant) renforcée par le caractère saisonnier de l’activité d’un grand magasin comme le BHV, dont la trésorerie disponible est toujours moins importante durant les mois de printemps et d’été », se justifie par ailleurs la SGM.
Mais Nathalie Kann n’est pas dupe et « les collaborateurs ont, eux aussi, du mal à gober la pilule ». Au cours d’un CSE en décembre dernier, la DRH de la SGM n’est pas passée par quatre chemins en annonçant à ses nouvelles troupes que « la politique et le social, c’était fini ». « La stratégie managériale qui consiste à enterrer le dialogue social que nous étions parvenus à créer avec notre ancienne maison mère nous démontre que la SGM éprouve un profond mépris pour ses salariés, les fournisseurs, les prestataires, et par conséquent la clientèle », regrette Maurice Baudry, de la CFE-CGC. La dégradation des conditions de travail et le manque de marchandises contraignent les salariés à allonger les délais de livraison des clients, et parfois à finir par les rembourser faute de produit.
De même que pour le reste de l’intersyndicale, selon Neyla Lakhdar, de Sud Solidaires, cette gestion est « contraire à l’ADN du magasin, reconnu pour la qualité de ses produits et de son service client ». De son côté, l’entreprise lyonnaise, qui affirme qu’avant le rachat, le BHV perdait 15 millions d’euros par an, vise un retour à la rentabilité d’ici à la fin de l’année. Le défi est de taille lorsque l’on sait que les achats pour les fêtes de fin d’année débutent en octobre et que l’enseigne, exsangue, doit remplir ses caisses sur cette période pour le reste de l’année.
°°°
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/impayes-suppressions-demplois-rayons-vides-pourquoi-le-bhv-marais-traverse-une-crise-sans-precedent-depuis-son-rachat-h-fr-19-08-24/