
Depuis plusieurs décennies, la France subit un effondrement programmé de son appareil productif. Cette désindustrialisation, loin d’être un accident ou un résultat « naturel » de la mondialisation, est le produit d’un choix politique et économique mené par la classe bourgeoisie dirigeante française, avec la complicité active de ses valets au pouvoir — de Sarkozy à Macron, en passant par Hollande. Pour comprendre comment a été organisée cette descente aux enfers, il faut revenir sur les causes profondes
L’industrie est la colonne vertébrale du développement du pays
La France, comme l’ensemble des grandes puissances capitalistes, a bâti son développement sur l’industrie. De la révolution industrielle du XIXe siècle à la période appelée les Trente Glorieuses (1945–1975), l’essor de la production manufacturière a été le levier fondamental de la croissance économique, de l’emploi et aussi, du progrès social.
L’industrie ne se limite pas à la fabrication de produits manufacturés : elle irrigue toute l’économie. Un emploi industriel génère trois emplois induits dans les services, y compris les services publics, la logistique, la sous-traitance, la recherche et la formation. Supprimer une usine, c’est détruire un tissu social et économique local, voire régional. L’industrie structure le territoire et délocaliser une chaîne de production, c’est fragiliser tout l’écosystème qui l’entoure. Chaque casse industrielle est une plaie ouverte dans le corps vivant de l’économie et de la société.
Recherche et industries sont imbriquées
Le lien entre industrie et recherche scientifique est direct. Ce sont les besoins industriels qui orientent une partie décisive de l’innovation technologique : matériaux, robotique, informatique embarquée, chimie, etc. À quoi bon investir dans la recherche si les applications sont captées ailleurs, si les brevets sont rachetés par des multinationales étrangères qui en empocheront les profits capitalistiques ?
D’autre part, la vente à l’étranger de services d’ingénierie industrielle doit s’appuyer sur l’industrie manufacturière qui va démontrer le bien fondé et l’excellence de ces services. Par exemple, qui achèterait la technologie française des trains à grande vitesse si le TGV n’existait pas au réel, et démontrait quotidiennement que cette technologie est la meilleure ?
L’ingénierie industrielle française a longtemps été un fleuron reconnu internationalement. Airbus, le TGV, les centrales nucléaires, Ariane Espace, ou encore les technologies médicales de pointe, sont le fruit d’un investissement massif dans une industrie intégrée et planifiée. Ces projets n’auraient jamais vu le jour sans un État stratège, sans des infrastructures collectives, sans une classe ouvrière hautement qualifiée et sans syndicats combatifs. Ce modèle, la bourgeoisie l’a méthodiquement démantelé.
Le capitalisme mondialisé a imposé la division internationale du travail.
À la Chine a été assigné le rôle d’usine du monde : main-d’œuvre bon marché, législation antisyndicale, pollution sans frein, dumping social généralisé. L’Europe de l’Est (Pologne, République Tchèque, Hongrie) est, pour sa part, la banlieue industrielle de l’Allemagne, avec une spécialisation dans la sous-traitance automobile et la production à bas coût pour le Mittelstand allemand. Dans le même temps, la France a été plus en plus reléguée au rang de plateforme de services, de tourisme et de finance.
Les derniers développements géostratégiques, par exemple le projet de Trump visant à réindustrialiser les USA, montrent d’une part, l’importance de l’industrie, d’autre part les contradictions du capital et son dogme de rentabilité immédiate.
L’accélération récente de la désindustrialisation
La désindustrialisation n’est pas nouvelle, mais elle a pris une tournure brutale et accélérée sous Macron, ex-banquier d’affaires, au service des grands intérêts du capital monopoliste. En 1980, l’industrie représentait 24 % de l’emploi total en France. En 2023, elle ne représente plus que 10 %. Sur la même période, l’Allemagne est restée au-dessus de 20 %, l’Italie autour de 15 %.
Pourquoi un tel écart ? L’Allemagne a conservé un tissu industriel dense, basé sur un modèle fortement exportateur, un soutien aux PME industrielles exportatrices et une stratégie étatique cohérente. L’Italie a maintenu un tissu industriel important, notamment dans le Nord.
La classe dominante française, elle, a fait le choix conscient d’abandonner toute ambition de politique industrielle au profit de la dérégulation, des privatisations, de la casse du service public, et de la soumission aux intérêts du capital financier.
Panorama dans la chimie
Depuis novembre 2023, le nombre de plans de suppressions d’emplois a littéralement explosé dans les secteurs des industries chimiques et pharmaceutiques. Plus de 130 PSE sont actuellement à l’œuvre dans la chimie, le pétrole, le caoutchouc, l’Industrie pharmaceutique et les secteurs associés. Cela représente plus de 30.000 emplois directs. Il s’agit de l’attaque contre l’emploi la plus forte jamais enregistrée dans ces industries.
Les conséquences sont incalculables pour plusieurs raisons.
Premièrement, les emplois supprimés sont des emplois hautement qualifiés, bien rémunérés avec une protection sociale de haut niveau et des garanties collectives conséquentes, y compris des systèmes de retraite supplémentaires, une reconnaissance et parfois une réparation de la pénibilité, des conditions de travail qui se sont améliorées grâce aux décennies de luttes sociales qui se sont déroulées dans ces entreprises et groupes. Même si ces pertes d’emplois étaient compensées par autant de créations, ce qui n’est malheureusement pas le cas, quel type d’emplois viendrait se substituer : des emplois de service, mal rémunérés, avec des garanties faibles et des conditions de travail dégradées.
Deuxièmement, comme déjà évoqué, ces suppressions d’emplois industriels entrainent avec elles la disparition des emplois induits, dans les entreprises de services industriels (sous-traitance notamment), les activités de service attenantes et aussi les services publics. Or, les industries chimiques sont pourvoyeuses d’emplois induits en beaucoup plus grand nombre que le reste de l’industrie, en particulier parce que la sous-traitance y est très largement développée. On parle plutôt de 5 emplois induits pour chaque emploi industriel dans la chimie. L’UFIP elle-même, la chambre patronale du pétrole, avançait il y a dix ans le chiffre de 600.000 emplois induits par l’activité pétrolière en France, pour une industrie qui ne comptait que 30.000 emplois directs, soit un ratio de 20 pour 1 !
L’autre aspect de l’emploi induit est l’impact sur les services publics. Là où l’industrie part, non seulement les commerces et activités tertiaires périclitent, mais le bureau de Poste ferme, les services de l’hôpital sont transférés ailleurs, les employés municipaux qui partent en retraite ne sont pas remplacés faute de rentrées fiscales, etc.
Troisième point : l’effet domino. Les industries chimiques ont la particularité d’être fortement imbriquées les unes avec les autres et stopper une activité a des conséquences immédiates sur un tissu industriel complet, un réseau de fournisseurs et de clients qui sont consommateurs des productions dont il faut se poser la question de l’avenir en cas de fermeture. Chez Vencorex (38), la fermeture annoncée a été combattue par les salariés en lutte, soutenus par leur fédération la FNIC-CGT. Un projet alternatif a été monté, dont l’un des aspects reposait sur le lien de ce site avec celui voisin d’Arkema Jarrie. Mais la direction d’Arkema a préféré prendre la décision de changer de fournisseur (pour se fournir à l’étranger), ce qui a fragilisé encore plus la pérennité du site de Vencorex. Au final, le tribunal de commerce a désigné une entreprise chinoise comme repreneur du site, mais en sacrifiant des centaines d’emplois, qui auraient été maintenus si le projet des salariés avait été retenu.
Enfin dernier point : la chimie est dite « mère des industries », non sans raison. Toutes les industries ont besoin de la chimie pour fonctionner, de la métallurgie aux fabricants de composants électroniques, de l’agro-alimentaire au secteur nucléaire, en passant par le textile, les verreries, les papeteries, etc. Quand une industrie chimique ferme, l’impact se répercute sur les autres industries qui avaient souvent tissé des circuits courts et des équilibres économiques quant à leurs fournisseurs. Cela amène ces autres sites industriels à rechercher des alternatives qui vont modifier les rentabilités économiques, et qui seront souvent pris comme prétexte pour la remise en cause des conquis sociaux des travailleurs.
Un exemple pour illustrer cet aspect est celui de la plateforme ExxonMobil de Port-Jérôme (76). Il s’agit d’une vaste plate-forme intégrée, qui comprend à l’origine deux raffineries et une usine pétrochimique alimentée par le raffinage. En avril 2024, la direction du groupe étasunien à annoncé la fermeture du vapocraqueur, cœur de la pétrochimie. Malgré les luttes sociales, près de 700 emplois directs disparaissent, mais pas seulement : des milliers d’emplois indirects sont supprimés dans le silence médiatique ; des usines attenantes, comme Arlanxeo à Liilebonne, jusqu’alors alimentées par les unités pétrochimiques de Port-Jérôme, doivent d’urgence se réinventer en retrouvant d’autres fournisseurs, ou bien cesser à leur tour leur activité. Cette décision va fragiliser l’avenir de l’activité de raffinage qui subsiste, à telle point qu’en juin 2025, le groupe ExxonMobil annonce que le site est vendu à une entreprise canadienne, North Atlantic. En attendant, l’ensemble des clients de la plateforme sont fortement impactés par cette casse industrielle.
Pour une réindustrialisation non capitaliste
En 2008, Rhodia fermait son usine de Paracetamol de Roussillon (38), la dernière d’Europe à l’époque. Un plan dit social était mis en place, appuyé par des millions d’euros d’aides publiques pour la liquidation des postes et le reclassement des 300 salariés. La production, quant à elle, était délocalisée en Chine, avec des impacts (notamment) sur l’usine Sanofi de Lisieux (14) qui fabrique le Doliprane (et que depuis, Sanofi a vendu !).
Durant la crise sanitaire en 2020, on fait semblant de s’apercevoir qu’il n’y a plus de fabrication de Paracétamol en France, ce qui pourrait expliquer les pénuries constatées à ce moment-là. Décision est donc prise en 2023 pour la construction d’une nouvelle usine de Paracetamol sur la plateforme chimique de Roussillon, moyennant de nouvelles aides publiques d’un montant de plusieurs dizaines de millions d’euros, donnés à l’industriel privé Seqens. La classe politique française, unanime, se félicite de cette relocalisation dont l’objectif est de commercialiser le médicament en 2026.
C’est l’exemple parfait de ce qu’il ne faudrait pas faire : Je ferme l’usine ferme, la production est délocalisée, l’argent public coule à flot. Je réouvre l’usine, mais seulement si le robinet d’argent public se réouvre aussi !
Face à la débâcle de la désindustrialisation, la solution ne viendra pas des plans technocratiques, des conférences sociales ni du « verdissement » du capitalisme à coût de subventions publiques. Elle ne viendra pas non plus d’un hypothétique « retour de la souveraineté industrielle » vanté par les mêmes qui ont démantelé l’existant, en particulier aujourd’hui en mettant en avant une réindustrialisation liée à l’armement dans le cadre de la hausse jusqu’à 5% du PIB. Elle viendra de la lutte.
- Réquisitionner les usines stratégiques menacées de fermeture et les placer sous contrôle ouvrier.
- Nationaliser les secteurs clés de l’énergie, des transports, de la sidérurgie, de l’électronique et de la chimie.
- Planifier démocratiquement la transition écologique et productive, en lien avec les besoins sociaux (logement, santé, transports publics, etc.).
- Relocaliser ce qui peut l’être, sur la base d’une stratégie industrielle orientée vers l’utilité sociale, pas vers le profit.
- Former massivement des travailleurs aux métiers industriels du XXIe siècle, en articulation avec la recherche publique.
- Construire des coopérations industrielles internationalistes, hors du cadre de la guerre économique capitaliste.
Il ne s’agit pas de revenir à un âge d’or mythifié de l’industrie capitaliste française, mais de rompre avec le capitalisme lui-même.
La reconquête industrielle ne sera pas le fruit des urnes ni des promesses ministérielles. Elle sera le produit des luttes sociales, des occupations d’usines, des blocages, des alliances entre les travailleurs, les ingénieurs, les chercheurs, les jeunes en formation. La classe ouvrière a construit l’industrie. Elle peut la reconstruire, à condition de reprendre le pouvoir.
°°°
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/industrie-desindustrialisation-et-lutte-de-classes-en-france-capitaliste-prc-8-07-25/