« Insoumission » – L’entretien de Jean-Luc Mélenchon avec Tariq Ali (li.fr-12/07/25)

Illustration : Nicolas de Staël, Méditerranée, Le Lavando, 1952, Mitchell-Innes & Nash, New York, NY

En déplacement à Londres à la fin du mois de juin, Jean-Luc Mélenchon s’est entretenu avec Tariq Ali, historien, écrivain et commentateur politique britannique. Dans cet entretien que l’Insoumission publie en exclusivité, le leader insoumis livre une analyse complète sur la situation politique en France et à l’international. Partant des ondes longues de l’Histoire, Jean-Luc Mélenchon explique la logique de prédation permanente des États-Unis, alliés à Netanyahu, pour maintenir leur domination impériale et préparer leur guerre avec la Chine. Les secousses traversées par l’Empire fragilisent sa propre unité et peuvent, à terme, acter l’effondrement de ce pays en guerre permanente en proie aux sécessions.

A l’heure où les catastrophes naturelles se multiplient, le leader insoumis revient aussi sur la menace que fait peser l’effondrement climatique sur l’Humanité toute entière. En cause, le système suicidaire du capitalisme qui détruit les êtres humains et la nature. Face à lui, le collectivisme est une perspective, plus satisfaisante pour l’Humanité. En France, l’élan du collectif porté par les insoumis peut déboucher sur une autre société, débarrassé de la classe dirigeante française et de son racisme comme norme et stratégie. (interview publiée le 11 juillet 2025 sur Newleftreview )

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TA : Commençons immédiatement par Gaza. Nous sommes dans ce que l’on espère être la phase finale de cette guerre israélienne. Le bilan humain va atteindre plusieurs centaines de milliers de morts, peut-être près d’un demi-million. Aucun pays occidental n’a entrepris de tentative sérieuse pour l’arrêter. Le mois dernier, Trump a ordonné aux Israéliens de signer l’accord de cessez-le-feu avec l’Iran et, lorsque Israël l’a violé, il était furieux. Pour reprendre ses mots éternels : « They don’t know what the fuck they’re doing. » Mais cela m’amène à poser la question : pensez-vous que les Américains savent ce qu’ils foutent ?

JLM : Nous devons essayer de comprendre la logique de ces États occidentaux. Il ne s’agit pas simplement de dire que Trump est fou ou que les Européens sont des lâches ; peut-être le sont-ils, mais ce qu’ils font repose néanmoins sur un plan à long terme, un plan qui a échoué dans le passé, mais qui est en train de se réaliser. Ce plan consiste, d’abord, à réorganiser tout le Moyen‑Orient pour sécuriser l’accès au pétrole pour les pays du Nord global ; et, ensuite, à créer les conditions pour une guerre avec la Chine.

Le premier objectif remonte à la guerre Iran‑Irak, lorsque les États‑Unis ont utilisé le régime de Saddam Hussein comme instrument d’endiguement de la révolution iranienne. Après la chute de l’URSS, ils ont lancé la guerre du Golfe et Bush père a proclamé un « nouvel ordre mondial ». Depuis le début, j’ai estimé que c’était une tentative de contrôle des oléoducs et gazoducs et de protection de l’indépendance énergétique américaine en maintenant les prix suffisamment élevés, au seuil de rentabilité de l’extraction par fracturation hydraulique qu’ils pratiquent. Quand on saisit cette ambition principale de l’Empire, on comprend mieux d’autres événements. Par exemple, qu’ont fait les États‑Unis en Afghanistan après l’invasion de 2001 ? Ils ont empêché le passage d’un oléoduc via l’Iran. La guerre contre Daesh en Syrie était aussi, à bien des égards, une lutte pour une route d’oléoduc.

Voilà donc : une ligne de raisonnement assez cohérente. Un empire n’en est un que s’il peut maintenir le contrôle de certaines ressources, et c’est exactement ce qui se joue aujourd’hui. Les États‑Unis ont décidé de redessiner la carte du Moyen‑Orient, utilisant Israël comme instrument et allié. Ils savent qu’ils doivent récompenser Israël pour ce travail. C’est fait, sous la forme d’un soutien au projet politique du « Grand Israël », où la population palestinienne de Gaza et d’ailleurs doit disparaître. Si l’Europe et les États‑Unis avaient voulu arrêter cette guerre, elle aurait été limitée à trois ou quatre jours de représailles israéliennes après le 7 octobre. Au lieu de cela, elle dure depuis plus de vingt mois. Alors personne ne peut dire que les Américains ignorent ce qu’ils font comme certains le disaient. Ce qui se passe dans la région est intentionnel, planifié, organisé conjointement par les USA et Netanyahu.

TA : Vous avez mentionné que la seconde partie du plan américain est un conflit avec la Chine. Beaucoup de libéraux et de gauches-libérales estiment aujourd’hui que les événements au Moyen‑Orient sont atroces et que notre véritable cible devrait être la Chine. Mais ils ne réalisent pas que la Chine est la vraie cible, car, comme vous le dites, si les États‑Unis contrôlent tout le pétrole de la région – comme ce serait le cas si l’Iran tombait – ils contrôleraient le flux de cette denrée fondamentale. Ils pourraient forcer Pékin à supplier pour l’obtenir, ce qui contribuerait à la maintenir en laisse. Ainsi, de l’extérieur, la stratégie américaine au Moyen‑Orient peut sembler absolument folle – et elle l’est à divers niveaux – mais elle obéit aussi à une logique profonde : il vaut mieux affronter la Chine ainsi que lui faire la guerre. Cela commence déjà à créer d’énormes problèmes dans tout l’Est. J’ai remarqué que ni le Japon ni la Corée du Sud, qui comptent d’importantes bases militaires américaines, n’ont assisté au sommet de l’OTAN fin juin – ce qui n’est jamais arrivé auparavant.

JLM : Le conflit entre les États‑Unis et la Chine porte sur le commerce et les réseaux de ressources, et à certains égards les Chinois ont déjà gagné, car ils produisent presque tout ce que le monde consomme. Ils n’ont aucun intérêt à une guerre parce qu’ils sont déjà satisfaits de leur influence mondiale. Pourtant, c’est à la fois une force et une faiblesse. Quand 90 % du pétrole iranien va vers la Chine, par exemple, fermer le détroit d’Hormuz couperait des chaînes d’approvisionnement vitales et bloquerait beaucoup de la production chinoise. La Chine aussi est donc vulnérable. Vous avez raison de dire que certains en Occident préfèreraient une guerre froide à une guerre chaude, un encerclement et un endiguement plutôt qu’un conflit direct. Mais ce sont des nuances, et en réalité il est facile de passer de l’un à l’autre. Le premier conseiller économique et commercial de Biden avait déclaré qu’il n’existait pas de « solution commerciale » au problème de la concurrence avec la Chine, ce qui signifie : il ne peut y avoir qu’une solution militaire.

Le point concernant le Japon et la Corée est également significatif. Non seulement eux, mais aussi beaucoup d’autres puissances de la région renforcent désormais leurs liens avec la Chine. Le Vietnam était censé appartenir au bloc américain, mais il a signé des accords avec les Chinois. Il en va de même pour l’Inde, malgré les tensions entre les deux pays. Le contexte ici est qu’à travers une grande partie de l’Asie, le capitalisme est encore défini par des forces dynamiques de commerce et de production, tandis qu’aux États‑Unis il a pris un caractère prédateur et tributaire. C’est-à-dire que Washington essaie désormais d’utiliser son pouvoir pour faire payer le reste du monde, comme cela s’est vu lors de la réunion de l’OTAN que vous évoquiez, où il a été décidé que chaque État européen devrait consacrer 5 % de son PIB à la défense. Cet argent ne servira évidemment pas à construire des avions ou des sous-marins en Europe, mais plutôt à les acheter aux Américains.

J’ai eu un jour une conversation intéressante avec un dirigeant chinois. Lorsque je lui ai dit que la Chine inondait le marché européen de sa surproduction de voitures électriques, il m’a répondu : « Monsieur Mélenchon, croyez‑vous qu’il y a trop de voitures électriques dans le monde ? » Evidemment j’ai dû dire non. Puis il m’a dit : « Nous ne vous obligeons pas à acheter nos produits ; c’est à vous de décider si vous voulez les acquérir. » C’était le coup de grâce ! Voilà un Communiste qui m’expliquait les bienfaits du libre-échange. Cela m’a rappelé que, quand il s’agit des États‑Unis et de la Chine, ce que nous avons est une confrontation entre deux formes différentes d’accumulation capitaliste – même s’il est réducteur de décrire le modèle économique chinois comme simplement capitaliste. Quand je l’ai interrogé sur le rapport de force militaire, il a ajouté que la Chine était dans une position favorable sur le plan militaire parce que, comme il l’a dit, « notre front, c’est la mer de Chine. Le front américain, c’est le monde entier. »

Donc, la bataille des USA avec la Chine est déjà en cours, et nous sommes également toujours dans une phase préparatoire. En ce moment, des navires de guerre nord-américains et des armes sont déployés aux quatre coins du globe, que Washington devra concentrer en vue de toute attaque. Il nous reste donc encore quelques années, une fenêtre d’opportunité. La France reste un pays disposant des ressources militaires et matérielles pour intervenir dans l’équilibre mondial du pouvoir. Je crois fermement qu’un jour nous aurons un gouvernement insoumis capable d’affirmer sa souveraineté sur notre propre production intérieure et notre politique étrangère : un gouvernement qui reconnaît que, même si la Chine représente une menace systémique pour l’Empire, elle ne l’est pas pour nous. C’est ce pour quoi je milite.

Quant à l’Allemagne, c’est une autre affaire. Vous savez, en France nous disons souvent « nos amis allemands ». Eh bien, les Allemands ne sont les amis de personne. Ils sont dans un souci constant d’intérêt national. Ils rompent des accords avec nous tout le temps. Aujourd’hui, ils sont prêts à investir 46 milliards de dollars dans leur économie de guerre parce qu’ils ont perdu la bataille de l’industrie automobile il y a plus de quinze ans. Pourtant, même les Allemands ont reçu une leçon sévère de la part des États‑Unis. Ils ont fini par dépendre de Gazprom pour leur énergie. M. Schröder est allé travailler pour la compagnie et a obtenu un bon accord avec les Russes. Puis les Américains ont dit « Stop » et Nord Stream a été détruit. Vous voyez, l’empire frappe quiconque lui désobéit.

TA : Comment, selon vous, sera le monde à la fin du siècle ?

JLM : La seule chose que nous pouvons savoir avec certitude est que soit la civilisation humaine trouvera un moyen de s’unir contre le changement climatique, soit elle s’effondrera. Il y aura toujours des êtres humains qui survivront aux tempêtes, aux sécheresses, aux inondations. Mais les technocrates ne pourront pas maintenir la société dans son ensemble. En France, nous avons certains des meilleurs technocrates du monde, mais ils sont assez stupides pour croire que tout restera fondamentalement pareil. Ils planifient la construction de nouvelles centrales nucléaires dans leur stratégie climatique ; mais on ne peut pas faire fonctionner des centrales nucléaires sans les refroidir, et les refroidissements nécessitent de l’eau froide, qui devient de plus en plus rare. Nous avons déjà dû commencer à arrêter des centrales nucléaires parce que la chaleur est devenue trop intense. Ce n’est là qu’un exemple, mais il y en a des dizaines d’autres où des décisions politiques sont prises comme si le monde allait rester tel qu’il est aujourd’hui. En tant que matérialistes, nous devons envisager l’action politique dans les paramètres d’un écosystème menacé de destruction. Tant que nous ne partons pas de ce postulat, nos arguments ne vaudront rien.

Nous pouvons aussi aborder la question en termes géopolitiques. Aujourd’hui, 90 % des échanges mondiaux se font par voie maritime. Mais ce n’est pas la façon la plus simple de transporter les marchandises. Plusieurs études montrent déjà que le transport ferroviaire est plus sûr, plus rapide et souvent moins coûteux. On peut donc imaginer que, à mesure que le climat se détériore, les Chinois exploreront des routes alternatives pour leurs produits. La route Pékin–Berlin sera fondamentale pour leur liaison avec l’Europe ; souvenez-vous que la Chine avait autrefois choisi l’Allemagne comme étape terminale de l’une des routes de la soie. L’autre route majeure passe par Téhéran et entre en Europe du Sud. La Chine aura un avantage mondial dans le développement de ces nouveaux canaux commerciaux parce qu’elle est la puissance dominante en termes d’efficacité technique : un atout essentiel en capitalisme « traditionnel ». Les États‑Unis, en revanche, n’ont plus cette capacité d’expertise technique. Les Américains sont incapables de même entretenir la station spatiale internationale en orbite autour de la Terre, tandis que les Chinois remplacent l’équipage de leur station tous les six mois. Les Américains parviennent à peine à envoyer quelque chose dans l’espace, tandis que les Chinois ont récemment posé un robot sur la face cachée de la lune. Les « Occidentaux » – je mets le terme entre guillemets car je ne l’aime pas ; je ne me considère pas comme occidental – sont si pleins d’eux-mêmes, si arrogants, si prétentieux, qu’ils ne peuvent admettre comprendre ce déséquilibre.

En bref, si le capitalisme continue de dominer, avec les néolibéraux au pouvoir, alors l’humanité est perdue, pour la simple raison que le capitalisme est un système suicidaire qui profite des catastrophes qu’il provoque. Tout système antérieur a été contraint de s’arrêter lorsqu’il a généré trop de désordre. Pas celui‑ci. S’il pleut beaucoup, il vous vend un parapluie. S’il fait trop chaud, il vous vend une glace ou une climatisation . Au cours des prochaines décennies, des régimes collectivistes démontreront que le collectivisme est une perspective plus satisfaisante pour les êtres humains que la concurrence libérale.

Sur un plan très personnel je veux risquer un pronostic.  Je pense aussi qu’avant la fin du siècle, peut-être même plus tôt, les États‑Unis d’Amérique n’existeront plus. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas une nation, et que c’est un pays qui est en guerre avec tous ses voisins depuis sa fondation. Samuel Huntington l’a décrit comme une structure fondamentalement instable et a prédit que la langue finit par y devenir dominante serait l’espagnol. Environ la moitié de la population américaine parle maintenant espagnol à la maison, et cette partie est majoritairement catholique, en contraste avec les Protestants éclairés qui ont fondé le pays. Ces dynamiques linguistiques et culturelles sont très importantes. Les gens tiennent profondément à leur langue maternelle : celle que leur mère utilisait pour les bercer , celle qu’ils utilisent pour dire « je t’aime » à leur partenaire. En Californie – un État qui a été arraché au Mexique en 1822, avec une économie dont le PIB est le sixième au monde – l’espagnol y est parlé partout, plus que l’anglais. Il n’est donc pas surprenant que la campagne pour l’indépendance californienne gagne en ampleur, avec un référendum qui pourrait être organisé dès l’année prochaine. Je ne sais pas si cela fonctionnera, mais il est frappant qu’un État majeur de la puissance dominante envisage déjà la sécession. Nous allons assister à davantage de cela. Et l’idéologie dominante du pays – « chacun pour soi » – ne va pas permettre de le maintenir uni.

TA : Vous écrivez dans votre récent livre que le peuple français peut exploser à tout moment comme un volcan, qu’il y a quelque chose qui bouillonne constamment sous la surface de la société française. La dernière personne que j’ai entendue faire une remarque similaire, c’est Nicolas Sarkozy. Quand il était président, un journaliste flatteur lui a dit : « Vous êtes si populaire, M. Sarkozy, vos cotes sont si élevées, vous avez une si belle épouse », etc. Et la réponse de Sarkozy, à ma surprise, fut que ceux qui posent ce genre de questions ne comprennent pas la France, parce qu’en France ceux qui vous louent aujourd’hui seront capables d’entrer dans votre chambre pour vous tuer demain.

JLM : Cet aspect de la société française découle, tout d’abord, de l’histoire du pays. Deux empires et trois monarchies en moins d’un siècle. Ajoutons y cinq républiques en en deux siècles et bien sûr trois révolutions. Cela a produit une culture collective de l’insoumission. J’ai choisi ce mot pour le nom du mouvement parce que c’est exactement l’esprit que nous voulons incarner : un instinct rebelle, une capacité toujours présente de rejeter l’ordre imposé. Si nous voulons développer une stratégie révolutionnaire, nous devons nous appuyer sur ces fondations culturelles. On disait autrefois, à voix basse, « je suis communiste » ou « je suis socialiste ». Maintenant ils disent « je suis insoumis ».

Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi des changements démographiques, le brassage des populations. Pour se soumettre à l’ordre établi, il faut y être intégré, plus ou moins profondément. Le serviteur doit apprendre à accepter sa position de serviteur, car son père l’était, son grand-père l’était, et ainsi de suite. Mais si vous venez d’arriver en France, si vous avez risqué votre vie pour venir et êtes plein d’enthousiasme pour la vie, alors vous voulez réussir plutôt que vous soumettre. Vous voulez que vos enfants réussissent aussi, qu’ils reçoivent une bonne éducation. Et cela crée une dynamique interne au sein de ces populations que les classes dominantes, avec leur arrogance habituelle, ne peuvent pas comprendre. Mitterrand a été élu en mai 1981 parce que le Parti communiste organisait la classe ouvrière traditionnelle et le Parti socialiste, les classes sociales montantes. Mais aujourd’hui, il n’existe plus de classes sociales montantes en France, à part dans les communautés immigrées.

Nous, à La France insoumise, nous n’avons jamais pensé que les Français étaient devenus racistes, fermés, égoïstes. Certes, il y a cela. Mais il y a aussi des forces opposées, nombreuses et fortes. Voilà pourquoi nous nous concentrons sur les quartiers populaires – y compris ceux peuplés d’immigrés – et les jeunes, parce que ces deux secteurs ont intérêt à ouvrir la société plutôt qu’à la refermer. Nous ne sommes pas un peuple comme les Anglo-Saxons, très orientés vers les affaires. C’est le seul pays où, lorsqu’on veut critiquer quelqu’un, on emploie une expression populaire comme « heureusement que tout le monde ne fait pas comme vous ». Autrement dit, ce qui est bien, c’est ce que tout le monde fait. Il y a un collectivisme égalitaire spontané en France qui s’observe jusque dans notre langage quotidien.

C’est une nation construite par des révolutions, organisée autour de l’État et des services publics. Toutes nos réalisations – techniques, matérielles, intellectuelles – viennent de la puissance de l’État. Dès lors, en détruisant l’État, le néolibéralisme détruit la nation française elle-même. Vous voulez un catalogue de la destruction ? Une école ferme chaque jour ; une maternité tous les trois mois ; 9 000 km de voies ferrées déclassées ; dix raffineries disparues. La guerre de l’oligarchie contre la société signifie la destruction du bien public au profit du bien privé. Et pourtant, ces appauvrissements de l’État ont entraîné l’effondrement de l’investissement privé. Tout l’argent s’est rué dans la sphère financière. Les riches ne créent pas d’emplois. Ils n’achètent pas de machines pour produire. Ils profitent en ne faisant rien d’autre que de manier la machinerie de la spéculation financière.

Notre stratégie politique s’appuie sur la combinaison de ce diagnostic matériel et d’une analyse culturelle. Socioculturellement, il y a d’autres pays où on pourrait dire « Oui, c’est parfaitement normal ; c’est leur argent, ils peuvent en faire ce qu’ils veulent. » La France est différente. Chez nous , il faut justifier ce que l’on fait. On est responsable envers le collectif. Ce n’est pas un nationalisme abstrait. Je ne pense pas que les Français soient meilleurs que les autres ; ils peuvent bien sûr être poussés à la compétition. Mais cet élan collectif profond me rend optimiste quand je vois les fascistes essayer d’imposer leur vision sombre de l’existence. Ils n’ont aucune ambition pour la société, aucune proposition pour l’avenir. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’ils n’aiment ni les Arabes ni les Noirs.

Il est très facile de provoquer les fascistes. Vous agitez un drapeau rouge et soudain ils accourent. J’ai récemment affirmé que la langue française n’appartient pas aux Français mais à ceux qui la parlent. Cela a provoqué une énorme controverse. « Le français appartient aux Français ! », ont-ils crié. Eh bien, en réalité, 29 pays ont le français comme langue officielle. En reconnaissant cela, on peut commencer à discuter de la langue comme bien commun. Lorsque vous dites à un fasciste qu’il y a 100 millions de Congolais qui parlent français, ils s’évanouissent. Quand vous leur dites qu’en moyenne les Sénégalais sont plus instruits que les Français, ils ne peuvent pas l’admettre. Encore pire à leurs yeux  : les Musulmans d’Afrique du Nord ont tendance à mieux réussir à l’école. Je pense que face aux fascistes nous devons déclencher une guerre culturelle frontale en même temps qu’un combat économique. Nous ne devons pas avoir peur. Évidemment, cela peut être désagréable, mais c’est ainsi que les gens en viennent à comprendre la réalité humaine le plus profondément. Nous pouvons être des travailleurs, mais nous sommes aussi des amoureux, des poètes, des musiciens – et ces identités ont aussi leur place en politique. Je ne sais pas si cela vous paraît trop romantique ?

TA : La France n’a pas été épargnée par la montée mondiale de l’extrême droite. L’intelligentsia libérale et gauche‑libérale traditionnelle a été incapable de lutter, car c’est le système qu’elle soutient qui a permis à ces forces réactionnaires de croître si vite. Pensez‑vous qu’un parti dirigé par une figure comme Le Pen ou Éric Zemmour pourrait gagner seul et former un gouvernement majoritaire en France ?

JLM : La montée de l’extrême droite a été une catastrophe intellectuelle. Une partie de la raison de sa force tient au fait que nous avons perdu des repères cohérents de pensée critique. Les sociaux-démocrates n’ont aucun intérêt pour ce type de réflexion : au lieu d’offrir des explications globales, ils répètent simplement quelques principes économiques éculés que vous et moi avons entendus depuis quarante ans. Cela ne suffit pas, notamment pour les jeunes ou ceux qui ont vécu des vies difficiles : qui ont travaillé dur, payé des impôts, contribué, et veulent comprendre pourquoi ils vivent dans un monde si pourri. L’extrême droite leur fournit un arsenal entier de certitudes : les hommes sont des hommes, les femmes sont des femmes, les Blancs sont supérieurs. La plupart des gens sont vigilants face à cette propagande, mais bien d’autres y adhèrent, ce qui signifie que nous faisons face à une situation où – en effet – l’extrême droite est capable de gagner seule en absorbant toute la droite .

Stefano Palombarini écrit qu’il existe trois blocs en France : la gauche, la droite et l’extrême droite. À cela, nous ajouterions une quatrième catégorie : pas un bloc, pas un acteur homogène, mais une masse de personnes désillusionnées par tout. Ils sont des millions, et nous nous battons pour les ramener dans la famille politique collectiviste. Mais l’extrême droite a un travail beaucoup plus facile. Cela s’explique en partie par le déclin de la droite, y compris des macronistes. Ils commencent à réaliser qu’ils ne peuvent plus convaincre les gens. Alors ils embrassent l’idéologie, la rhétorique, la culture de l’extrême droite.

Le ministre de l’Intérieur a récemment ordonné une journée de rafles d’immigrés dans les gares pour épingler les personnes sans papiers. C’était insupportable ! J’ai dit à mes camarades que nous devons nous préparer à une lutte bien plus intense contre ces rafles à l’avenir. À mesure que la droite et l’extrême droite convergent, ce type de racisme devient la norme. Si vous travaillez en France depuis dix ans et que la préfecture ne vous envoie pas vos papiers de renouvellement, vous pouvez maintenant être interpellé en pleine rue et expulsé. Toute votre vie peut être anéantie en quelques instants. Non, non, on ne peut pas accepter ça. C’est insupportable.

Donc, en plus de jouer un rôle de premier plan dans les luttes sociales, nous devons également mener ce combat intellectuel. C’est pourquoi nous avons créé une fondation, l’Institut La Boétie, pour relier les intellectuels à la société. Nous avons organisé des conférences, des tables rondes, publié des livres. La plupart des intervenants viennent de France, mais d’autres viennent de l’étranger. David Harvey est venu parler de la géographie critique ; Nancy Fraser a exposé sa vision du féminisme matérialiste et de la reproduction sociale. L’objectif n’est pas de « recruter » des intellectuels, mais de diffuser leurs idées, qui rejoignent soudain des milliers de personnes. Nous avons reçu des demandes de réunions « intellectuelles » spécifiques dans tout le pays ; il y en a eu plus de quatre‑vingts jusqu’à présent, pour présenter le livre collectif des intellectuels sur l’extrême droite.

TA : Une coalition de la droite et de l’extrême droite en France serait-elle différente dans sa nature du gouvernement de Meloni en Italie ?

JLM : En France, la rhétorique raciste est devenue extraordinairement intense et la violence est de plus en plus tolérée. Il y a quelques semaines seulement, un policier qui a tiré et tué une jeune femme, passagère dans une voiture, a vu l’affaire classée sans suite. Classement. Aucune poursuite. Il y a des scandales de brutalité policière presque chaque semaine. La police est dominée par ces éléments. En conséquence, un régime d’extrême droite en France serait encore plus violent, encore plus agressif, qu’en Italie.

L’extrême droite pense qu’elle vit dans la France du début du XXᵉ siècle, où les immigrés devaient se taire. Ils ne réalisent pas que nos populations se sont mêlées. Il y a 3,5 millions de personnes ayant la double nationalité franco-algérienne : des gens profondément liés à la France et dont les parents viennent de là-bas. Et il y a 6 millions de français musulmans. Mais l’extrême droite refuse de l’admettre. Elle voit les musulmans comme des envahisseurs à cause de leur religion et tente d’oublier que ce pays a vécu trois siècles de guerre civile religieuse entre catholiques et protestants.

Toute la machine politique et intellectuelle de la classe dirigeante française se dirige désormais dans cette direction. Cela inclut la misérable petite gauche dirigée par le Parti socialiste, qui nous aboie dessus du matin au soir. Ils ne se rendent pas compte qu’ils participent à une stratégie plus large de l’establishment : agissant comme auxiliaire de gauche de la droite. Ils vivent dans un monde de rêve, voulant une France comme l’Allemagne, avec une grande coalition du centre : les sociaux‑démocrates indistinguables des libéraux, les Verts toujours en demande de guerre. Ces gens travaillent chaque jour à nous diviser tout en prétendant prôner l’unité.

C’est très tordu, très vicieux, mais bon, c’est la lutte. Je ne veux pas donner l’impression que l’extrême droite a gagné. C’est dur ? Et alors ?  Quand était-ce simple ? Je dis souvent à mes jeunes camarades : vous ne connaissez pas la France d’autrefois, quand la majorité des gens dans les villages allaient à la messe chaque semaine et que le curé leur disait de ne rien avoir à faire avec les communistes ou les socialistes. J’allais frapper aux portes quand j’étais jeune dans les années 1980 et les gens disaient : « Vous êtes allié aux communistes ? Ils sont contre Dieu. Et on ne peut pas voter contre Dieu. » J’essayais d’expliquer que Dieu n’y était pour rien dans les élections en France. Souvent en vain !

 Il s’agit du monde auquel tu veux appartenir. Si tu n’en sais rien, tu finiras soit avec les libéraux, soit avec les fascistes. Les libéraux disent « chacun pour soi » et les fascistes disent « tous contre les Arabes ». Ils ont leurs visions du monde, et nous devons offrir une autre façon de voir le monde : « tous ensemble ce sera plus efficace et plus vivable ! » . C’est ce que nous essayons de faire. C’est pourquoi parfois on me dit que je suis lyrique et romantique. Oui, je le suis, et il n’y a aucune honte à cela.

— Traduction de Rym Khadhraoui.

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Source: https://linsoumission.fr/2025/07/12/melenchon-entretien-tariq-ali/

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