
Communistes-Hebdo (journal du PRC): Tu viens de publier une brochure : » L’antisyndicalisme en France : Regard sur l’histoire et l’actualité de la répression antisyndicale », cette question renvoie à une constante historique de l’affrontement capital travail dans le capitalisme. Y-a-t-il aujourd’hui des pratiques spécifiques de cette répression ?
Stéphane Sirot : En premier lieu, il me semble en effet important de rappeler qu’il y a en matière de répression antisyndicale un phénomène permanent qui transcende toutes les époques. Et même, au fond, tous les types de régimes politiques, dans la mesure où les uns et les autres s’érigent en défenseurs de l’ordre dominant. Sans jamais disparaître, l’intensité de l’antisyndicalisme et les méthodes privilégiées dans ce domaine sont toutefois fluctuantes, selon les circonstances et les pouvoirs en place. À cet égard, ce qui me semble frappant depuis trois ou quatre décennies, a fortiori aujourd’hui, avec la version macronienne du néolibéralisme, c’est une montée en puissance des attitudes répressives, tant au niveau du patronat que de l’appareil d’État. La répression des grands mouvements sociaux s’est par exemple systématisée, incarnée par les violents affrontements qui les émaillent, dont les origines résident pour l’essentiel dans le choix d’une politique brutale du maintien de l’ordre ; la pratique gréviste est outre de plus en plus encadrée par des dispositifs légaux de contraintes qui cherchent à neutraliser ses effets perturbateurs ; les convocations au commissariat ou à la gendarmerie, voire les convocations devant les tribunaux croissent, dans une volonté non seulement répressive, mais également d’intimidation.
Communistes-Hebdo: Il y a la répression » classique » : licenciements de délégués lors des plans sociaux, blocage des carrières, isolement des militants…constate-t-on comme nous l’avions constaté chez Fleury-Michon en Vendée l’utilisation de méthodes qui se rattachent aux pratiques sectaires ?
Stéphane Sirot : Ces pratiques discriminatoires sont certes récurrentes s’agissant des militants des organisations les plus combatives. Il ne relève évidemment pas du hasard que le gros des syndicalistes subissant la vindicte des puissants appartienne à la CGT, parfois aussi à des structures de l’Union syndicale Solidaires… mais beaucoup plus rarement, sinon quasiment jamais, au syndicalisme de partenariat social, au premier chef de la CFDT.
Cela dit, les pratiques de répression antisyndicale sont multiples, foisonnantes, cumulatives. J’en ai tenté une typologie en les regroupant en trois grands ensembles. Je distingue d’abord l’antisyndicalisme par brutalisation directe, ouverte et frontale (répression des manifestations et/ou des grèves, sanctions ou licenciements de représentants syndicaux, poursuites en justice, etc.). Ensuite, il me semble exister un antisyndicalisme par brutalisation indirecte, sourde ou par anticipation (restrictions apportées au droit de grève sans pour autant le supprimer, discriminations voulues masquées en matière d’évolution de carrière et de salaire, freins à l’implantation syndicale, dispositifs de délégitimassions discursive des syndicats par des voies médiatiques, etc.). Enfin, j’évoque un antisyndicalisme par destination qui consiste, de la part des systèmes de pouvoir, à déstabiliser une forme dominante de syndicalisme estimée spécialement dérangeante, en s’adjoignant ou en instrumentalisant des organisations a priori hors champ des procédés les plus habituels de paralysie de l’action collective, tels les syndicats “jaunes” ou “maison”, ou encore le champ syndical de partenariat social, utilisés en tant qu’éléments de division du monde du travail et d’affaiblissement du syndicalisme de lutte de classe.
Communistes-Hebdo: Depuis le début de la guerre menée à Gaza et en Palestine occupée par Israël, de nombreux militants sont menacés, poursuivis et condamnés pour avoir affirmé leur soutien à la lutte du peuple palestinien, nous pensons ici en particulier au camarade secrétaire de l’UD-CGT du Nord et à secrétaire de la FNIC-CGT. Constate-t-on une utilisation plus pressante des motifs politiques dans la répression anti-syndicale ?
Stéphane Sirot : Il y a à mon sens une judiciarisation accrue des pratiques militantes, en particulier lorsqu’elles s’écartent de la vulgate dominante, y compris lorsqu’il s’agit de questions d’ordre politique. L’exemple du conflit israélo-palestinien et du génocide en cours à Gaza en constitue, de fait, l’élément le plus frappant. Je peux d’ailleurs ici apporter un témoignage direct. Le 28 mars 2024, j’ai été cité comme témoin de moralité dans le procès pour « provocation à la haine raciale » et « apologie du terrorisme » de Jean-Paul Delescaut, le secrétaire général de l’UD CGT du Nord, poursuivi en tant que responsable du site Internet de sa structure, où a été diffusé le 10 octobre 2023, trois jours après les massacres commis en Israël par le Hamas, un communiqué intitulé “La fin de l’occupation est la condition de la paix en Palestine”, qui replaçait cet événement dans un contexte de longue durée. La phrase la plus controversée était la suivante : « Les horreurs de l’occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi [7 octobre 2023] elles reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées ». Quoi que l’on pense d’une telle formulation, lui imputer les qualificatifs ayant motivé ce passage devant un tribunal relève d’une interprétation de nature bien plus politique que juridique, dans un contexte où afficher son soutien à la cause palestinienne et s’extraire du discours toléré par le pouvoir constituait de facto une évidente prise de risque. Du reste, la condamnation de Jean-Paul Delescaut à un an de prison avec sursis en première instance est là pour le confirmer.
L’extrême droite et ses sympathisants participent également parfois de la judiciarisation de l’antisyndicalisme à des fins politiques. Récemment, en avril 2025, Céline Verzeletti, ex-membre du bureau confédéral de la CGT et co-secrétaire générale de l’UFSE-CGT au moment des faits mis en cause, a été citée à comparaître devant le tribunal d’Aix-en-Provence pour « injures publiques ». Cela faisait suite à une plainte déposée par un juge de la Cour nationale du droit d’asile, qui reprochait à cette militante d’avoir relayé, en tant que directrice de la publication du site Internet de son organisation, un tract du syndicat CGT de la CNDA informant de la révocation dudit juge, en raison de ses penchants pour les idées d’extrême droite, en particulier sur les questions migratoires.
Au fond, cela n’est guère surprenant. Dans un contexte où les organisations partisanes de la gauche de l’échiquier politique peinent à s’imposer, le champ syndical de confrontation sociale, avec ses centaines de milliers d’adhérents et l’importance de son maillage territorial se présente comme la force de résistance et de progrès souvent la plus significative et jugée comme le principal frein à la déferlante de restriction des protections et des droits sociaux.
Communistes-Hebdo: L’actualité est marquée par une montée du mécontentement social à la suite du plan d’austérité présenté par le Premier Ministre Bayrou. Une initiative court et prend de l’ampleur sur les réseaux sociaux pour un blocage le 10 septembre. Des syndicats, fédérations, unions départementales, en particulier de la CGT, y appellent. Peut-on dire qu’il s’agit d’un simple remake des Gilets Jaunes ou le signe d’un mouvement profond y compris dans les formes de l’action ?
Stéphane Sirot : De manière assez naturelle, ce que je qualifie de « mouvement du 10 septembre » peut faire penser à certains égards à celui des Gilets jaunes. Ne serait-ce qu’en raison de son émergence via les réseaux sociaux dont, au passage, il faut souligner qu’ils sont désormais un outil bien ancré dans le paysage des relations sociales. En outre, le soupçon d’une instrumentalisation par des mouvances d’extrême droite et/ou complotistes du mot d’ordre « bloquons tout », le foisonnement volontiers diffus ou désordonné des revendications et des moyens d’action préconisés, ou encore le caractère proclamé a-partisan et a-syndical de ce mouvement sont autant d’éléments qui ont plaidé pour une comparaison avec les Gilets jaunes.
Mais des différences majeures sont apparues d’emblée. A commencer par le choix d’une date de mobilisation un mercredi plutôt qu’un samedi, à l’instar des Gilets jaunes. Cela ne me semble pas une différence anodine. Le samedi était destiné à agglomérer toutes les catégories de la population hors temps de travail pour la plupart. A contrario, un mercredi implique pour nombre de celles et ceux déterminés à s’impliquer, de se mettre en grève, donc de s’emparer en l’occurrence d’une pratique susceptible de toucher l’appareil d’État, les entreprises, et d’impliquer le champ syndical. S’agissant d’une partie de ce dernier, les appels qui se sont multipliés à mobiliser le 10 septembre donnent d’ores et déjà à ce mouvement une autre coloration que celui des Gilets jaunes. De même, d’ailleurs, que le soutien ou la sympathie plus ou moins marqués de la part des organisations de la gauche politique institutionnelle. Or, tous ceux-là, centrales syndicales et partis de gauche, étaient à l’époque passés à côté du mouvement des Gilets jaunes, voire l’avaient méprisé.
Outre le fait qu’il s’agit sans doute pour eux de ne pas rater, cette fois-ci, un possible mouvement populaire, il est également à envisager que le terreau de mécontentement, les échos de la colère du corps social soient remontés jusqu’en haut des appareils partisans et syndicaux. Ainsi, la direction confédérale de la CGT n’était pas partie pour appeler à faire de ce 10 septembre un succès. Elle s’est trouvée en situation de s’exprimer ainsi à l’issue d’un CCN où ses structures professionnelles et territoriales ont sans doute relayé des attentes et des envies d’en découdre des travailleurs suffisamment fortes pour inciter la confédération à prendre une position plus engageante que celle exprimée sur une radio, quelques jours plus tôt, par Sophie Binet.
Bien sûr, comme il est de coutume, seul le jour J apportera une réponse à la question de savoir si le réel mécontentement populaire exprimé par la voie des sondages ou des réseaux sociaux se matérialisera concrètement par une forte mobilisation. Néanmoins, ajoutons que le choix du 8 septembre par François Bayrou pour demander la confiance des députés n’est pas anodin. Il peut notamment illustrer les inquiétudes d’un pouvoir qui se sait minoritaire et tente ainsi d’amortir un éventuel choc quarante-huit heures plus tard, au moyen du sacrifice de son premier ministre et, au moins temporairement, de son budget d’une brutalité sociale inouïe.
Communistes-Hebdo:F. Bayrou vient de passer son message lors de l’Université d’été de la CFDT. Il a fait abondamment référence aux racines politiques et sociales du christianisme social au travers de Marc Sangnier et du MRP. Peut-on y voir une tentative de reconstruire un mouvement social-démocrate allant des socialistes aux centristes ?
Stéphane Sirot : Il existe, de fait, un écosystème de culture sociale-chrétienne, même s’il ne forme pas un tout en apparence cohérent. Du côté syndical, la CFDT constitue son bras armé dans le monde du travail. Politiquement, il a toujours eu davantage de difficultés à se cristalliser et à former un puissant ensemble. Le social-libéralisme du PS crée une porosité potentielle entre lui-même et le centre droit qui rend envisageable un exercice commun du pouvoir. D’autant plus qu’une certaine polarisation de la vie politique peut lui donner l’impression qu’il existe un espace central à reformater, dans un contexte présidentiel crépusculaire. Cela dit, il y a loin en l’espèce de la théorie à la pratique, d’autant plus que ce type de manœuvre implique, pour des organisations partisanes composées de généraux sans troupes, une incarnation dont ils sont dépourvus. Si Bayrou estime probablement en avoir l’étoffe, il est certainement à peu près le seul à le penser…
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