« Je faisais simplement mon travail » : chez Thales, un lanceur d’alerte dénonce une machine à « étouffer les voix dissonantes » (H.fr-4/11/25)

D’après le quadragénaire, il lui était demandé oralement de fermer les yeux. © Blondet Eliot/ABACA

Après avoir émis plusieurs signalements, notamment, sur des faits pouvant renvoyer à de l’escamotage fiscal, un ex-contrôleur de gestion chez le géant de l’armement français va contester en appel, début décembre, son licenciement. Thales conteste tout lien avec ses alertes. Alors des magistrats britanniques et français enquêtent sur le dossier, la Maison des lanceurs d’alerte lui a accordé un statut protecteur.

Par Thomas LEMAHIEU

Tout n’était pas clair. Et il n’aimait pas ça. Car son métier, c’était de comprendre et vérifier avant de valider. Un contrôleur de gestion, ça veut voir des pièces : les devis, un bon d’achat ou de commande, le compte rendu des activités, des factures, un avenant, la signature, un agenda cohérent, etc.

C’est l’ordre des choses, pas forcément celui d’une multinationale. Martin (prénom modifié) l’apprendra en juin 2023, quand il sera licencié pour « insuffisance professionnelle ». Après une première ordonnance rendue en référé au conseil des prud’hommes de Nanterre fin 2024, qui l’a débouté de ses demandes, l’affaire sera rejugée en appel à Versailles début décembre.

Revenons en arrière : à l’été 2019, Martin, arrivé un an plus tôt, tient son rôle de contrôleur de gestion chez le géant français de l’armement Thales. Une « régularisation » concernant les « prestataires locaux » qui avaient aidé sur un contrat avec l’Indonésie ? Il réclame des pièces sur ces nouveaux coûts imputés à un projet quasi bouclé… Des flux financiers allant, à rebours du sens naturel, de l’entité sous-traitante vers le fournisseur au sein du groupe ? Martin s’en émeut ouvertement.

Un lien apparaît, dans les échanges avec la hiérarchie, avec une autre commande en gestation pour l’Arabie saoudite, alors que les équipes de Thales au Royaume-Uni doivent d’urgence trouver les moyens d’organiser un test dans le désert… Cela ne lui semble pas orthodoxe, et le salarié le fait savoir.

« Tu pouvais le dire, et moins l’écrire »

Dans les échanges internes qui se font de plus en plus pressants et qui concernent la vente de systèmes de défense aérienne, les questions du contrôleur de gestion sont éludées, les ordres passent. Au total, ce sont 400 000 euros qui, s’ajoutant, selon lui, à d’autres transferts injustifiés par le passé, rémunèrent une prestation qui paraît fictive à Martin. De quoi alimenter, faute d’explications, ses premières spéculations : sans mauvais esprit, il craint d’avoir sous les yeux un mécanisme d’escamotage fiscal, voire de corruption. « Je faisais simplement mon travail », plaide-t-il.

D’après le quadragénaire, il lui est demandé oralement de fermer les yeux. Un des cadres dirigeants l’invite d’ailleurs par mail à plutôt communiquer de vive voix : « Peut-on en discuter ? » Un collègue qui a précédé Martin sur le poste lui signale son impair de manière plus explicite : « Tu n’as pas eu tort, mais tu pouvais le dire et moins l’écrire (vu la diffusion), c’est juste qu’il faut que tu saches. C’est plus une règle fiscale que comptable. Tout reste ambigu. »

Dans la foulée, Martin relève encore d’autres manquements, tant sur la protection des données personnelles des salariés que sur des cas de harcèlement dans certains services ou encore sur les honoraires particulièrement élevés d’un intermédiaire utilisé pour le marché saoudien… Dans son entretien d’évaluation, en 2020, il fait ainsi préciser qu’il a « exercé son devoir d’alerte sur son périmètre et fait remonter les points durs quand nécessaire ». Lors d’un rendez-vous médical, début 2021, il mentionne encore ses alertes.

Un statut octroyé par la Maison des lanceurs d’alerte

Alors qu’il est exfiltré dans une autre filiale, puis au siège du groupe et, dans les faits, éloigné des contrats trop sensibles, Martin finit par se retrouver dans le collimateur de dirigeants du groupe qui parlent ouvertement de le licencier. En octobre 2022, alors qu’une convocation à un entretien préalable est sur le point de lui être envoyée, le salarié, réalisant qu’il est, d’après lui, l’un des derniers témoins d’agissements potentiellement frauduleux, effectue plusieurs signalements sur la plateforme interne dédiée aux alertes éthiques.

La multinationale y voit un recours opportuniste afin de bénéficier de la protection accordée par le statut de lanceur d’alerte. Martin considère, lui, que ses signalements s’inscrivent à la suite de ses démarches précédentes auprès de ses responsables hiérarchiques. Le statut officiel lui sera d’ailleurs accordé par la suite, tant en justice que par la Maison des lanceurs d’alerte (MLA).

Ce n’est pas la seule chausse-trappe sous les pieds de Martin. Ainsi, alors qu’il prévient le DRH qu’il compte accompagner le salarié lors de son entretien préalable qui peut déboucher sur un licenciement, Grégory Lewandowski, le coordinateur CGT du groupe Thalès, s’étonne de l’entendre évoquer ses alertes, susceptibles de suspendre la procédure. « L’anonymat dont aurait dû bénéficier Martin ne semblait pas exister », témoigne le syndicaliste dans une attestation versée au dossier.

« En matière d’alerte éthique, il y a une vraie opacité chez Thales, ajoute-t-il auprès de L’Humanité. Au sein du comité éthique, par exemple, le directeur juridique RH siège et intervient dans les procédures. Alors que les fonctions éthiques et RH devraient, selon nous, être cloisonnées et séparées, il est juge et partie ensuite : il intervient dans la reconnaissance des alertes puis dans le cadre des sanctions, de façon concomitante. »

À l’issue de ses investigations, le comité de suivi des alertes du groupe Thales livre une conclusion catégorique : « Aucun élément permettant de corroborer une allégation de fraude fiscale ou d’un autre type n’a été détecté. » Toutefois, il ne classe pas sans suites, émettant des « recommandations auprès du management de la fonction Finance quant aux suites à donner » : il évoque en particulier un « rappel aux règles financières en matière de partage des marges (et/ou de rééquilibrage de celle-ci) entre les entités du groupe ».

Interrogé par nos soins sur ce « plan d’actions », Thales n’en livre pas les détails, mais renvoie vers son dernier document d’enregistrement universel : l’entreprise « s’interdit de sanctionner, licencier ou discriminer tout collaborateur du groupe en raison d’un signalement » et assure qu’elle veille « au respect de la confidentialité » concernant les données relatives à ce signalement.

Pour Thales, un licenciement sans lien avec les signalements

Dans la foulée, la procédure s’achève donc par le licenciement de Martin en juin 2023. « Le salarié a effectué plusieurs signalements sur la plateforme d’alerte quelques heures après avoir été informé de sa convocation à un entretien préalable en vue d’un éventuel licenciement pour insuffisance professionnelle, fait valoir Thales auprès de L’Humanité. Il a été licencié et a par la suite saisi le Conseil de prud’hommes en sollicitant la nullité de son licenciement, prétendant que celui-ci serait lié à ses signalements. »

Selon la multinationale, « la décision de licenciement était fondée sur des éléments objectifs sans lien avec les alertes, ce qu’a reconnu la formation de référé du Conseil de prud’hommes en rejetant le 19 novembre 2024 toutes les demandes de cet ancien collaborateur ».

« Je croyais qu’il y avait des garde-fous, le système est, au mieux, défaillant. En réalité, la procédure d’alerte interne ressemble à un mécanisme pour étouffer les voix dissonantes », estime aujourd’hui Martin non sans amertume. Grégory Lewandowski rapproche cet épisode d’un autre : une lanceuse d’alerte licenciée après avoir alerté sur un possible trafic d’influence de Thalès aux Nations Unies. « Dans les deux cas, on a des lanceurs d’alerte reconnus comme tels qui émettent des doutes, remarque le cégétiste. En face, la direction minimise. Elle est prête à admettre un dysfonctionnement et propose un traitement chirurgical sans vouloir voir le problème structurel… Il y a un petit ménage pour se sécuriser juridiquement, puis elle licencie ceux qui ont signalé le problème. »

Aux côtés de magistrats britanniques, le PNF mène l’enquête

Rien, à ce stade, n’est établi. L’ex salarié de Thales argue de sa « bonne foi » et, en dehors de la multinationale comme des prud’hommes, certains des éléments qu’il met en avant ont manifestement piqué la curiosité à l’Agence française anticorruption (AFA), entre autres…

En novembre 2024, le Serious Fraud Office (SFO), l’institution chargée de la lutte contre la corruption au Royaume-Uni, officialise l’ouverture d’une enquête conjointe avec le Parquet national financier (PNF) français sur des faits de « corruption d’agent public étranger, trafic d’influence d’agent public étranger, recel et blanchiment ». Selon Thalès, à l’époque, les investigations concernent « quatre entités du groupe en France et au Royaume-Uni, dans le cadre de l’exécution d’un contrat en Asie ».

Aujourd’hui, le PNF confirme à l’Humanité avoir ouvert des investigations sur cette affaire, sans vouloir rentrer dans les détails. Thalès, de son côté, dit refuser de « commenter les enquêtes en cours » et se prévaut d’ « une politique de tolérance zéro en matière de corruption et de trafic d’influence ». Le groupe affirme aussi « coopérer pleinement, tout en contestant fermement les allégations portées à sa connaissance dans le cadre de l’enquête en question ». Auditionné, en juin dernier, pendant une journée par une équipe de magistrats britanniques et français, sur la base de son dossier prud’homal, Martin avertit : « Je reste déterminé à aller au bout. »

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Corruption : au moins cinq autres procédures visant Thales au PNF

En plus de l’enquête conjointe avec ses homologues britanniques du Serious Fraud Office (SFO), visant notamment le contrats avec l’Indonésie, voire avec l’Arabie Saoudite, le Parquet national financier (PNF) est saisi actuellement d’au moins cinq autres procédures pour corruption autour du groupe français d’armement. Pour la première, dans laquelle un juge d’instruction décortique la vente de sous-marins à la Malaisie en 2002, un procès pourrait prochainement être ordonné, notamment contre Thales. Quatre enquêtes préliminaires, ouvertes entre 2016 et 2023, visant des faits potentiels en Inde, au Brésil, à l’ONU et ailleurs, sont en cours. En juin 2024, des perquisitions ont eu lieu dans des locaux de Thales aux Pays-Bas, en Espagne et en France. Mais selon la multinationale, « ces enquêtes ont été engagées sur une période longue (15 ans) et aucune n’a abouti à date ».

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Source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/armement/je-faisais-simplement-mon-travail-chez-thales-un-lanceur-dalerte-licencie-mene-bataille-contre-une-machine-a-etouffer-les-voix-dissonantes

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/je-faisais-simplement-mon-travail-chez-thales-un-lanceur-dalerte-denonce-une-machine-a-etouffer-les-voix-dissonantes-h-fr-4-11-25/

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