
Nous publions des extraits de la IXe conférence donnée par Alexandra Kollontaï sur le travail des femmes pendant la Première Guerre mondiale.
Lors de la guerre de 1914-1918, « des millions de travailleurs furent arrachés à leurs lieux de travail et jetés sur les champs de bataille. C’est ainsi que, après la mobilisation générale, les femmes, les filles, les sœurs et les mères des soldats occupèrent les places restées vacantes dans les ateliers. Abandonnées par leurs “soutiens de famille”, les femmes s’empressèrent d’assurer leur propre entretien. Les industriels accueillirent cette main-d’œuvre bon marché à bras ouverts, d’une part parce que les femmes remplaçaient parfaitement les hommes alors au fond des tranchées, d’autre part parce qu’elles augmentaient les profits. (…)
Pendant la guerre, les bénéfices des industriels sur les bas salaires des femmes
La situation de la femme dans la société se modifia alors prodigieusement. La société bourgeoise, qui avait tenu jusque-là à ce que la femme occupât sa juste place au foyer, exalta dès lors le “patriotisme” des femmes prêtes à devenir “soldats derrière le front” et à exécuter un travail dans l’intérêt de l’économie et de l’État. (…)
Le travail des femmes s’imposa dans toutes les branches de l’industrie. Il fut surtout le plus répandu dans l’industrie métallurgique, dans la fabrication d’explosifs, d’uniformes et de conserves qui produisaient directement pour le front.
Mais d’autres branches furent également envahies par les femmes, même les secteurs qui leur étaient restés totalement interdits jusque-là. (…)
De nombreuses femmes travaillaient dans les mines ou sur les chantiers de construction et exécutaient des travaux pénibles et nuisibles à l’organisme féminin. Le nombre des employées dans les services publics, telle la poste, se multiplia à l’infini. (…)
Si les industriels faisaient des bénéfices sur les bas salaires des femmes, ils savaient aussi utiliser adroitement leur travail contre les organisations et le travail masculin mieux rémunéré. Par ailleurs, ils augmentaient encore leurs bénéfices en exploitant les ouvrières jusqu’à la limite de leurs possibilités.
Travail de nuit et heures supplémentaires étaient de règle. Presque toutes les lois sur la protection du travail féminin furent abrogées.
Sans le moindre scrupule, les industriels imposèrent aux femmes les travaux les plus pénibles et nuisibles à leur santé. C’est alors que le caractère nocif et répugnant du capitalisme apparut au grand jour. Dans sa recherche insatiable du profit, il ne prenait même plus la peine de se voiler la face derrière ses bonnes intentions libérales.
En Angleterre, les heures supplémentaires furent rendues obligatoires pour les femmes. Les journées de travail atteignaient 12 à 15 heures par jour. Le travail de nuit était alors de règle. La bourgeoisie cessa de s’indigner hypocritement sur les conséquences nuisibles du travail de nuit responsable en particulier “de la dissolution des mœurs familiales”. Même les maigres lois si difficilement conquises par la classe ouvrière pour la protection des travailleuses furent annulées. (…)
Lorsqu’enfin, après une longue et épuisante journée de travail, les ouvrières employées, téléphonistes ou contrôleuses rentraient à la maison, elles devaient ressortir aussitôt et prendre place dans les queues interminables pour acheter la nourriture, le bois ou le pétrole nécessaires au repas de la famille. (…)
Et ajoutée à toutes ces privations physiques, tapie dans l’ombre comme une menace sourde, l’angoisse permanente pour les êtres chers – époux, fils ou frères – partis au front.
Ce ne fut qu’un seul et même spectacle de désolation : sang et épouvante au front ; privations et larmes à la maison. (…)
La lutte des femmes contre la guerre
C’est pourquoi il était aussi tout naturel que, pendant toute la période de la guerre, les femmes soient particulièrement agitées. (…)
Dans la plupart des pays s’élevèrent de violentes émeutes contre la guerre et l’inflation. À Paris, en 1916, les femmes attaquèrent les magasins et dévalisèrent les entrepôts de charbon. En juin 1916, l’Autriche connut une véritable insurrection de trois jours lorsque les femmes se mirent à manifester contre la guerre et l’inflation.
Après la déclaration de la guerre et pendant la mobilisation, les femmes se couchèrent sur les voies de chemin de fer pour retarder, ne serait-ce que de quelques heures, le départ des soldats vers l’enfer de la guerre et la mort.
En Russie, en 1915, les femmes furent les instigatrices de troubles qui répandirent comme une traînée de poudre à partir de Saint-Pétersbourg et de Moscou sur tout le pays. À la période même où les industriels avides de profits exaltaient le “patriotisme féminin” et employaient les femmes dans leurs usines, les ouvrières prenaient une part active aux mouvements de grève. La guerre n’apporta aux femmes qu’un surcroît de peines et de soucis, causes de leur “agitation”.
Le 23 février 1917
Le 23 février 1917 (le 8 mars de l’ancien calendrier), les femmes prolétaires, en particulier les ouvrières du textile de Saint-Pétersbourg, s’avancèrent sur la scène historique et exprimèrent la colère grandissante de la classe ouvrière.
Cette insurrection fut le signal de départ pour la grande Révolution russe.
Le 26 mars 1915, à Berne, des femmes socialistes se rencontrèrent – je fais allusion ici à l’internationalisme et non au national-chauvinisme – au Congrès international des femmes, pour tenter d’expliquer en commun le soulèvement des travailleuses contre la guerre et de dégager les lignes de force pour leur lutte contre la guerre mondiale. Ce fut en fait le premier congrès international depuis le début de la guerre.
Il permit de dégager deux lignes principales. La fraction majoritaire condamna effectivement la guerre. Mais sans pour autant se séparer des sociaux-chauvinistes. La fraction minoritaire, nos bolcheviks russes, réclama la condamnation des traîtres à la solidarité internationale du prolétariat et s’opposa sans équivoque à la guerre impérialiste en appelant à la guerre civile. (…)
À vrai dire quelques États bourgeois furent obligés depuis la fin de la guerre de réaliser toute une série de réformes, ayant trait aussi à la situation de la femme, mais ces compromis (…) finirent par être arrachés à la bourgeoisie essentiellement pour deux raisons : grâce à l’exemple intimidant de la Révolution russe, d’une part, et grâce à la tendance démocratique largement répandue parmi les masses, d’autre part.
Mais le droit formel n’apporta aucun changement à la situation réelle de la femme dans la société bourgeoise. La femme se retrouva toujours dans le même rôle social après la guerre comme avant. Dans tous les pays bourgeois elle reste toujours la servante de la famille et de la société. »
Alexandra Kollontaï, première femme ministre de l’histoire dans le gouvernement de Lénine en 1917 Née en 1872 à Saint-Pétersbourg dans une famille aristocrate russe, Alexandra Kollontaï adhère au Parti bolchevique et devient une artisane de la révolution russe de 1917.C’est dans ce contexte que cette femme de lettres, qui a publié de nombreux ouvrages théoriques et parle plusieurs langues grâce à ses voyages en Europe, est nommée commissaire du peuple aux Affaires sociales dans le gouvernement de Lénine, devenant la première femme au monde à accéder au poste de ministre.En 1920, elle fonde le Département des femmes du parti bolchevique, le Zhenotdel, pour améliorer les conditions de vie des femmes ouvrières et paysannes de l’URSS, et encourager leur éducation et leur émancipation du foyer. Son combat s’inscrit dans la lutte des classes, en opposition avec les féministes de la bourgeoisie.Des conquêtes historiquesLa révolution bolchévique d’octobre 1917 permet de mettre en place des avancées majeures et historiques pour les femmes : congé maternité de seize semaines, obtention du droit de vote et d’être élue, droit de divorce par consentement mutuel, salaire égal à celui des hommes, création de maternités, de crèches, de cantines, de laveries, et finalement le droit à l’avortement. L’URSS est devenu le premier pays à l’autoriser grâce à elle. |
Aux origines du 8 mars
E n août 1910, lors de la deuxième conférence internationale des femmes socialistes à Copenhague, Clara Zetkin propose l’idée d’une journée internationale dédiée aux droits des femmes. Une résolution acte « l’organisation » par « les femmes socialistes de tous les pays » d’une « Journée des femmes dont l’objectif premier est l’obtention du droit de vote. » Cette « revendication doit être examinée à l’aune de la question de femmes dans la conception socialiste. La Journée des femmes sera internationale et fera l’objet d’une organisation soignée ».
Le 23 février 1917, c’était la « Journée internationale des femmes » raconte Trotsky dans l’Histoire de la révolution russe. « Pas une organisation ne préconisa la grève pour ce jour-là » y compris chez les bolchéviques. Mais « en dépit de toutes les directives, les ouvrières du textile quittèrent le travail dans plusieurs fabriques. Plusieurs cortèges de femmes ouvrières du textile manifestent dans le centre-ville pour réclamer “du pain et la paix”. Contre toute attente, cette grève partie de la base marque le début d’une offensive décisive contre l’absolutisme ».
Quatre ans plus tard, le 8 mars 1921, Lénine décrète la « Journée internationale des travailleuses », en hommage aux femmes qui ont initié la révolution de 1917, reprenant la décision prise en 1910 par la conférence internationale des femmes socialistes.
Lénine sur la journée du 8 mars 1921
« Pour entraîner les masses dans la politique, il faut y entraîner les femmes. Car, sous le régime capitaliste, la moitié du genre humain est doublement opprimée. L’ouvrière et la paysanne sont opprimées par le capital ; en outre, même dans les plus démocratiques des républiques bourgeoises, elles restent devant la loi des êtres inférieurs à l’homme ; elles sont de véritables « esclaves domestiques », car c’est à elles qu’incombe le travail mesquin, ingrat, dur, abrutissant de la cuisine et du ménage.
La révolution bolchévique a coupé les racines de l’oppression et de l’inégalité de la femme, ce que n’avait encore osé faire aucun parti, aucune révolution. De l’inégalité de la femme devant la loi, il ne reste pas trace chez nous. L’inégalité odieuse dans le mariage, le droit familial, la question des enfants a été totalement abolie par le pouvoir des Soviets.
Ce n’est là qu’un premier pas vers l’émancipation de la femme. Mais pas une seule République bourgeoise, même parmi les plus démocratiques, n’a osé le faire, et cela de crainte d’attenter au principe sacro-saint de la propriété individuelle.
Le second, (le plus important) a été la suppression de la propriété privée sur la terre et les usines. Voilà ce qui ouvre la voie à l’émancipation effective et intégrale de la femme et à son affranchissement de « l’esclavage domestique » par la substitution de la grande économie collective à l’économie domestique individuelle.
Cette émancipation est chose difficile, car il s’agit de transformer des coutumes, des mœurs enracinées depuis des siècles. Mais nous avons déjà un début, le branle est donné et nous sommes engagés dans la voie nouvelle.
Aujourd’hui, journée internationale des ouvrières, dans tous les pays du monde d’innombrables réunions d’ouvrières voteront des adresses de félicitation à la Russie des Soviets, qui a inauguré l’œuvre difficile, mais grande et féconde, de leur libération ; les leaders du mouvement féminin exhorteront à ne pas perdre courage devant la sauvage réaction bourgeoise. »
°°°
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/la-lutte-pour-lemancipation-des-femmes-est-liee-a-celle-contre-la-guerre-io-fr-8-03-25/