«L’école Polytechnique est sous l’emprise des multinationales» (Reporterre-17/09/25)

Des étudiants de l’École polytechnique défilent lors du défilé du 14 juillet 2025, sur l’avenue des Champs-Élysées à Paris. – © Ludovic Marin / AFP

Financements privés, cours orientés, discours sur l’écologie censurés… L’école d’ingénieurs Polytechnique est sous l’influence des multinationales, dénonce l’Observatoire des multinationales. Quitte à museler ses étudiants.

Par Alexandre-Reza KOKABI

Sa gouvernance, ses financements, son secteur de recherche et même sa vie étudiante : l’École polytechnique est largement influencée par les grandes entreprises, révèle le rapport Polytechnique, une école d’État sous emprise, publié le 17 septembre par l’Observatoire des multinationales.

Auteur principal de ce travail, Romain Poyet connaît de l’intérieur cette école d’ingénieurs dont les élèves sont sous statut militaire : il y a étudié trois ans avant de rejoindre l’Observatoire. Pour Reporterre, il décrit une école prestigieuse de plus en plus soumise aux logiques du CAC 40, au détriment de sa mission d’intérêt général et de l’urgence écologique.

Reporterre — Votre enquête montre que des dirigeants de grandes entreprises occupent des postes clés dans les instances de Polytechnique. Que révèle cette présence sur la manière dont l’école est gouvernée ?

Romain Poyet — Un modèle de réussite qui domine, à Polytechnique, c’est celui du PDG du CAC 40, du grand patron d’une multinationale. Les conférences proposées aux élèves, les intervenants, les anciens élèves mis en avant : beaucoup d’éléments convergent vers cette image.

Dans les instances de gouvernance se trouve un nombre disproportionné de dirigeants de très grandes entreprises françaises et internationales. Sur 24 membres du conseil d’administration de Polytechnique, 6 représentent des grandes entreprises (dont TotalEnergies, Sanofi et Thales) et le conseil d’administration de la Fondation de l’X [qui finance et soutient le développement de l’école] est également largement composé de grands patrons (Arkema, Sopra Steria, Sanofi, Thales, etc.). Cela crée un effet d’entre-soi, où un petit cercle de décideurs pèse sur l’orientation de l’école.

Parrains des anciennes promotions. Capture d’écran/Observatoire des multinationales

Un exemple marquant est celui de Marwan Lahoud, ancien dirigeant d’Airbus et président de l’association des anciens élèves jusqu’en 2023. Lors du projet d’implantation de LVMH sur le campus, il avait directement pris position pour soutenir l’opération, orientant même un sondage auprès des élèves en présentant les partenariats avec les grandes entreprises comme une évidence positive. Cela contribue à normaliser l’emprise des multinationales.

Pourquoi cela nous concerne-t-il tous ?

Polytechnique forme une partie des futures élites économiques et politiques du pays. Chaque année, 500 nouveaux étudiants y sont financés par plus de 150 millions d’euros d’argent public. Les valeurs transmises — compétitivité, croissance, pouvoir individuel — influenceront ensuite leurs choix dans les ministères, les grandes entreprises et les administrations.

Vous indiquez que plus de 15 % du budget de Polytechnique provient de financements privés, en partie défiscalisés. Quelles conséquences concrètes cela a-t-il sur la recherche et l’enseignement ?

L’influence se joue dans la définition des priorités. Certains savoirs sont valorisés, d’autres marginalisés.

Sur l’écologie, par exemple, Polytechnique est coincée entre deux logiques contradictoires. D’un côté, elle doit afficher un discours « à la page » pour répondre aux mobilisations étudiantes. De l’autre, elle continue de former ses élèves pour les grandes entreprises qui la financent et l’influencent.

Certaines chaires liées à Polytechnique en 2023. Capture d’écran/Observatoire des multinationales

Résultat : beaucoup de communication verte, mais peu de transformations réelles. La recherche se concentre sur le climat, qu’elle réduit à une question d’énergie et de CO2. On néglige la biodiversité, la sobriété, les modes de vie. Un bon cours sur le climat existe, mais il représente à peine 3 % de la formation d’ingénieur. Le reste de la scolarité valorise des approches purement techniques — intelligence artificielle, finance, robotique —, sans réflexion sur leurs effets sociaux et écologiques.

« L’administration a tout simplement interdit un discours d’élèves sur l’écologie »

Les enseignants qui proposent de nouveaux cours sur l’environnement se heurtent à des résistances internes : chaque discipline veut garder ses heures, et l’administration n’impose pas d’orientation claire. Au contraire, elle entretient le statu quo. Tout cela est renforcé par les financements privés, en grande partie défiscalisés, qui orientent la recherche et l’enseignement vers des directions choisies par de grands groupes, sans contrôle démocratique.

L’un des épisodes marquants a été la tentative d’implantation d’un bâtiment TotalEnergies sur le campus. Que dit cet épisode de la relation entre Polytechnique et les grandes entreprises, notamment fossiles ?

C’est un symbole très fort. Quand TotalEnergies a voulu construire son centre de recherche à deux pas des salles de cours, l’école a d’abord validé le projet sans débat public. Les élèves et une partie du personnel se sont mobilisés, et la contestation a pris une ampleur au-delà du campus. L’opération a échoué, mais deux ans plus tard, LVMH est revenu avec une demande similaire.

Lire aussi : TotalEnergies abandonne son projet de bâtiment à Polytechnique

L’administration reste prête à céder son campus à des multinationales, y compris à des entreprises fossiles responsables du dérèglement climatique. C’est exactement l’inverse de ce que devrait être une école publique financée par de l’argent public : un lieu de savoir indépendant, au service de la société et de la transition écologique.

Vous décrivez un modèle d’innovation centré sur l’entrepreneuriat privé et des start-up souvent d’une utilité sociale marginale. Que cela révèle-t-il ?

Polytechnique véhicule une croyance très ancrée : la technologie et l’entrepreneuriat suffiraient à résoudre les grands problèmes sociaux et écologiques. Dans les faits, la plupart des start-up issues de l’école ont une utilité sociale très faible, parfois inexistante. Certaines vont même à rebours des enjeux de transition.

Celles qui proposent des solutions plus intéressantes sont mises en avant comme vitrines — comme Ÿnsect (élevage d’insectes pour l’alimentation) et Agricool (production de fruits et légumes en containeurs) [aujourd’hui en difficultés financières] —, mais elles restent marginales. La grande majorité des start-up soutenues par l’école sont liées à la fintech, la cybersécurité, la data et la défense. L’innovation est réduite à un levier de croissance et de compétitivité internationale, au lieu d’être pensée comme un outil au service du bien commun.

Vous montrez que les critiques étudiantes sont régulièrement disqualifiées ou réprimées. Quels exemples vous paraissent les plus révélateurs ?

En juin, lors de la cérémonie de remise des diplômes, l’administration a tout simplement interdit un discours préparé par des élèves sur l’écologie. Cette cérémonie est historiquement un espace d’expression pour les promotions, l’occasion de revenir sur leur formation et de partager leurs convictions devant leurs proches. Mais cette fois, la direction a jugé que le discours était « trop critique » et l’a remplacé par un texte consensuel sur l’entrepreneuriat.

« Un discours sur les violences sexistes et sexuelles a été lourdement censuré »

Le même jour, un discours sur les violences sexistes et sexuelles a été lourdement censuré, réécrit par l’administration avant d’être prononcé. Là encore, le ton n’était pas agressif, mais simplement lucide et critique.

Ce n’est pas un cas isolé. Les élèves qui s’opposent à certains partenariats, comme ceux avec Total et LVMH, ont aussi été sanctionnés par des mesures disciplinaires militaires [comme de dix jours de renvoi par l’autorité militaire de l’école]. L’institution cherche à préserver son image et à protéger ses liens avec les grandes entreprises, quitte à museler ses propres étudiants. C’est une manière de dire « Vos critiques ne sont pas légitimes », ce qui est très inquiétant pour une école censée former des esprits libres et responsables.

Vous écrivez que Polytechnique est emblématique d’un mouvement plus large. Quelles leçons tirer pour l’avenir du service public et de la recherche ?

Polytechnique n’est pas une exception : les mêmes dynamiques existent dans la plupart des grandes écoles et universités. Plus une institution est prestigieuse, plus elle attire de financements privés, et plus elle s’expose à ce type d’emprise. C’est ce que montrent notamment les enquêtes tout juste rendues publiques par le collectif EIES [Entreprises illégitimes dans l’enseignement supérieur] sur l’influence du privé dans l’enseignement supérieur.

La leçon est simple : il faut réaffirmer la gouvernance démocratique de nos établissements. Cela suppose deux conditions minimales, aujourd’hui absentes : la transparence sur les contrats et les financements privés, et une véritable démocratie dans les instances de décision. Sans cela, l’argent public continuera de servir les logiques privées. Ce, au détriment de la mission de service public et de la réponse aux urgences écologiques et sociales.


Contactée par Reporterre, l’École polytechnique affirme mettre ses élèves « en contact avec une grande diversité d’acteurs socioéconomiques : les armées, les institutions publiques, la recherche académique et bien sûr les entreprises françaises et européennes ». L’école revendique des collaborations avec « une cinquantaine d’institutions universitaires », ainsi que de « très nombreuses institutions publiques, comme la Cour des comptes, des ministères, la Ville de Paris ou encore le Giec ».

L’établissement indique par ailleurs ne pas avoir été sollicité lors de la rédaction de l’enquête citée, et affirme « ne pas reconnaître les chiffres » qui y figurent. Elle renvoie à son rapport annuel sur les chaires, qui recense les partenariats noués avec les entreprises.

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Source: https://reporterre.net/Polytechnique-est-sous-l-emprise-des-multinationales

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/lecole-polytechnique-est-sous-lemprise-des-multinationales-reporterre-17-09-25/

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