L’économie féministe au prisme des études trans. L’exemple argentin (ContreTemps-27/10/25)

Après un retour sur l’histoire des luttes trans en Argentine et un focus sur les offensives antitrans de Milei, Pato Laterra revient pour Contretemps sur la manière dont les études trans revisitent l’économie féministe.

Par Pato LATERRA.

Contretemps – Peux-tu revenir sur l’histoire récente des luttes trans en Argentine ?

Pato Laterra –Il faut tout d’abord revenir sur la loi sur l’identité de genre, adoptée en 2012, qui reconnaît la citoyenneté aux personnes transgenres et donc une identité. Et, en Argentine, il y a quelque chose de très important autour de l’identité, pas au sens libéral étatsunien mais plutôt en lien avec la dictature, les disparitions de militant-es et les mobilisations des mères et grands-mères de la Place de mai. Les disparitions, mais aussi l’identité des enfants volés par les militaires, qu’ils soient nés en captivité et qu’ils aient été enlevés, c’est quelque chose de très important dans notre histoire. Pendant des décennies et encore aujourd’hui, on a patiemment cherché à identifier ces enfants, et à les réunir avec leur famille – souvent leurs grands-mères, les parents ayant « disparu·es », c’est-à-dire ayant été assassiné·es par la dictature. Pour les trans, la dictature a mis en œuvre une persécution policière. Certaines infractions pénales sont restées en vigueur jusqu’en 2005 ou 2006. Ce qu’elles établissaient, c’était le caractère délictueux des comportements non conformes au sexe attribué à la naissance dans la vie publique, comme le fait de s’habiller d’une manière qui ne correspondait pas au sexe figurant sur la carte d’identité à la naissance. Donc pour le simple fait de figurer une expression de genre qui ne serait pas la norme, vous pouviez être arrêté. La seule issue professionnelle qui restait face à la discrimination était également fortement criminalisée : le travail du sexe dans la rue. Cette histoire est très présente en Argentine, contrairement à d’autres pays où la carte d’identité nationale n’a pas de poids propre, où elle joue le même rôle que d’autres formes d’identification, pour effectuer des démarches et obtenir des prestations sociales, par exemple. En Argentine, la carte d’identité nationale est la porte d’entrée vers l’acquisition de droits personnels.

La loi sur l’identité de genre a été obtenue grâce à la lutte des travestis et des trans[1] dès 2006. Elle a permis la reconnaissance de l’identité trans et de l’identité travestie, en tant que sujets de droits, au sens des droits humains, qui eux aussi prennent une importance particulière dans l’histoire argentine marquée par les dictatures. L’enjeu autour de la loi sur l’identité de genre, ce n’est pas seulement la reconnaissance du droit à l’existence, mais aussi une série d’autres droits et de demandes primaires de la population trans, en particulier le droit à la non-discrimination et le droit à la santé. Jusque-là, les personnes trans n’étaient pas reconnues dans les statistiques officielles et les seules statistiques ou informations sur les conditions de vie étaient produites par les personnes trans elles-mêmes. Pour prendre un exemple, en 2010, l’espérance de vie, calculée par les travestis eux-mêmes donc, était de 35 ans, alors que l’espérance de vie de la population cis-sexuelle est de 65 ou 70 ans ! Cette loi donne également lieu à une série de politiques à plus long terme, notamment des politiques culturelles, des politiques liées à la reconnaissance et au respect de cette identité, ainsi que des politiques visant à lutter contre la violence physique et symbolique à l’égard des travesties et des personnes transgenres, même si cette violence reste quotidienne. En pratique, selon les militant·es et leurs organisations, la reconnaissance de l’identité par l’État constitue une amélioration importante. Elle offre un droit reconnu à l’éducation sexuelle intégrale, c’est-à-dire, à former au libre choix de son genre, à s’identifier comme on le souhaite, à partir des droits humains plutôt que, ou à côté, de la biologie. Son objectif est de permettre aux personnes de prendre des décisions éclairées et responsables concernant leur santé et leur sexualité de manière globale, de développer des relations respectueuses, de comprendre leurs droits et de se protéger contre les situations à risque ou les abus. Depuis cette reconnaissance, le taux de grossesse chez les adolescentes a baissé, les cas d’abus sexuels sont plus souvent dénoncés et plus généralement la sexualité et le consentement sont devenus des sujets politiques. Selon un rapport publié en 2019[2] par la région du grand Buenos Aires, 3 enfants sur 10 ayant signalé des abus sexuels ont pu comprendre qu’ils avaient été victimes d’abus après avoir suivi des cours d’éducation sexuelle intégrale. Chez les 12-14 ans, ce chiffre dépasse les 50 %.

Mais ce n’est qu’un premier pas. Pour changer réellement leurs conditions de vie, il faut également poser la question de l’accès à l’emploi. On l’a dit, la seule perspective qui était offerte aux personnes trans était le travail du sexe. Alors que certains discutent du revenu de base, du fait que nous ne devrions pas travailler du tout ou de la fin de l’exploitation, pour les personnes transgenres, le problème central est simplement de pouvoir obtenir un revenu de son travail sans courir de danger. Du fait des discriminations, la question de l’emploi devient centrale. Beaucoup de trans sont capables d’assurer un emploi, comme les personnes cis ; elles sont qualifiées mais, à cause de leur expression de genre, elles sont exclues du marché du travail. Et si par chance elles obtiennent un poste, c’est difficile de tenir sur la durée, écrasées par le poids d’une vie d’exclusion. Elles ont été exclues de la famille, exclues de l’éducation et exclues des espaces de socialisation quotidienne. Donc elles sont blessées et endommagées, empêchées de pouvoir coexister dans la société. Il y a donc, disons, un grand nombre de subjectivités qui ont du mal à persister dans un espace de travail du fait d’avoir été historiquement discriminées.

Je pense qu’un élément fondamental aujourd’hui, c’est que cette situation du difficile accès des trans au travail rencontre la crise contemporaine du travail, de l’institution du travail, du travail formel. Certaines travesties arrivent enfin sur le marché du travail, au moment même où celui-ci est en crise. Tout cela se télescope. Enfin, tant dans le domaine du travail que dans celui de la santé ou de l’éducation, ce que demandent les personnes transgenres, c’est de pouvoir accéder à ces politiques, c’est-à-dire que les politiques publiques ne soient pas normatives en termes d’accès, qu’il ne soit pas nécessaire de se conformer aux normes cisgenres pour exercer ses droits. Elles ne doivent pas non plus courir de risque, se mettre en danger, pour pouvoir y accéder.    

Et je pense que c’est précisément la raison pour laquelle les personnes trans sont la cible de la droite et de l’extrême droite.  Les personnes elles-mêmes vivent en dehors d’un cadre normatif, parce le système lui-même les en exclue. Les personnes neurodivergentes, les personnes handicapées, les personnes qui ont été stigmatisées ou discriminées en raison de leur socialisation, parce qu’elles ont grandi dans les familles que le système lui-même a détruit finalement. Donc je pense que ce qui cause la rage des travesties ou ce qui ouvre, disons, cette façon de vivre la vie trans est précisément transgressive. Donc toutes les revendications reviennent finalement à demander une manière non normative de mettre en œuvre les politiques publiques d’accès aux conditions de vie.

À gauche, certains militants révolutionnaires cisgenres peuvent considérer que les personnes transgenres veulent simplement réformer le système, mais c’est parce qu’elles n’y ont pas accès. Cette forme de mépris pour une simple demande d’accès aux conditions de vie, aux droits, aux politiques publiques, au marché du travail, est due au fait que beaucoup de ces personnes cisgenres ont déjà leurs conditions de vie garanties. Tant que nous n’avons pas cette garantie, il est difficile d’imaginer quelque chose de plus révolutionnaire. Il est déjà assez révolutionnaire de vivre dans un monde qui est contre vous. Les revenus, le logement, un espace de soutien et d’amitié ou d’amour, l’éducation, la famille, sont des éléments fondamentaux qui, en général, posent de grandes difficultés aux personnes trans.  

Contretemps – Au début des années 2010 les choses évoluaient donc, un peu au moins, dans le bon sens. Avant d’en arriver à Milei en 2024, est-ce qu’il y a eu des avancées sous le gouvernement de Fernandez ?

Pato Laterra –Oui, des progrès importants ont été réalisés pour les personnes transgenres en 2021, avec l’adoption d’une loi sur les quotas d’emploi. Il y a évidemment un long chemin à parcourir entre la loi et son application, mais il s’agissait d’un changement législatif très important. La loi impose des quotas d’emploi pour les personnes transgenres dans le secteur public au niveau fédéral, et elle a déjà été adoptée dans certaines provinces. Il convient de rappeler que l’Argentine est l’un des premiers pays au monde à appliquer ce quota d’emplois. Auparavant, depuis la fin des années 1970, ce quota existait également pour les personnes handicapées. Dans le cas des personnes transgenres, il s’agit de l’occupation de 1 % des postes du secteur public national par des personnes transgenres. En outre, cette loi a permis d’accorder des avantages fiscaux aux entreprises privées afin de les encourager à embaucher des travesties et des personnes transgenres. Si nous croyions à la théorie économique néoclassique, avec un marché parfait, une telle loi ne serait pas nécessaire. Mais la théorie néoclassique et les lois du marché sont une fiction : l’embauche de personnes n’est pas un choix rationnel, effectué de manière abstraite sur le marché. Il existe en réalité une discrimination sur le marché du travail, une stigmatisation des personnes transgenres, et c’est en raison de ces injustices, et non de la qualité, de la formation ou des fonctions des personnes transgenres, qu’elles ne sont pas embauchées. Cette loi vise donc à réparer, dans une certaine mesure, le préjudice subi de manière intergénérationnelle par les générations passées, qui ont été systématiquement discriminées sur le marché du travail.

Avec Francisco Fernández Romero, un collègue géographe, depuis environ trois ans, nous menons une étude sur la mise en œuvre du quota de travail trans[3]. Cette étude a commencé avec l’objectif de savoir comment cette loi était appliquée et aussi de connaître les conditions sociodémographiques des personnes transgenres qui ont pu trouver un emploi. Nous avons mené deux enquêtes, l’une en 2022 et l’autre en 2024. Le premier résultat, c’est dans quelle mesure la loi sur les quotas d’emploi des transgenres était respectée : la loi fixe un quota de 1% pour l’emploi des transgenres. En Argentine, il y a plus ou moins 550 000 travailleurs masculins et féminins dans le secteur public national, si on appliquait le quota, on devrait donc avoir 5 500 travesties ou transgenres travaillant dans le secteur public. Et en novembre 2023, on a pu observer que seulement 955 personnes ont été embauchées dans ce cadre. Donc la loi n’était mise en œuvre qu’à 17 %. Ce que nous avons constaté dans cette étude, c’est que les personnes qui avaient été embauchées, au-delà du fait qu’elles faisaient face à beaucoup d’obstacles, avaient aussi été discriminées une fois en emploi, sur leur lieu de travail. Il y a bien sûr du mégenrage, des problèmes d’accès aux toilettes, mais aussi des discriminations qui consistent à ne pas leur confier certaines tâches. Les lieux de travail sont généralement très hostiles. Cependant, dans de nombreux cas, ces personnes ont dit que ce travail leur a sauvé la vie, que grâce à leur contrat de travail, ielles ont pu louer une chambre ou un appartement. Sans contrat de travail, ielles n’avaient accès qu’à des chambres dans des pensions de famille, qui coûtent le double ou le triple du loyer normal, parce que les chambres en pension sont accessibles sans condition. Il faut savoir qu’aujourd’hui en Argentine, avec la dérégulation des prix des loyers, les loyers sont très chers, proches des prix européens. Or le logement est une question fondamentale pour que les gens puissent développer leurs conditions de vie. Les enquêté·es ont aussi dit que grâce à ce travail, ielles accédaient à un revenu et surtout une stabilité. Et cela rend leur vie quotidienne très différente. Parce que si vous ne pouvez pas prévoir dans un mois ce qui va vous arriver en termes de revenus, vous allez avoir une vie beaucoup plus difficile.Un autre résultat, c’est que les personnes recrutées sur le quota trans ont été placées dans les catégories salariales les plus basses dans le secteur public national, tout en bas de la grille.Ainsi, notre estimation pour le mois de juillet 2024 était que 57% des personnes embauchées sur le quota trans se trouvaient en dessous du seuil de pauvreté. En d’autres termes, bien qu’elles gagnent de l’argent, qu’elles aient un emploi formel, les personnes embauchées se situent sous le seuil de pauvreté. C’est ce qui se passe aujourd’hui pour une grande partie des travailleurs en Argentine, plus ou moins 40 % d’entre eux : vous travaillez, vous avez un salaire chaque mois mais vous êtes toujours sous le seuil de pauvreté. C’est pire encore pour les personnes transgenres, cette proportion monte à 57%.

Pour cette deuxième enquête, nous avons collaboré avec Zaguan qui est, plus qu’un syndicat, un front de travailleurs et travailleuses travesties et transgenres. En juillet 2023, avant même que la possibilité d’une victoire de Milei ne soit envisagée, les travailleuses travesties et transgenres ont commencé à se réunir pour influencer et changer leurs conditions de travail. Il était nécessaire de lutter contre la discrimination et la violence sur le lieu de travail, mais aussi d’interpeller les syndicats. Le syndicalisme, avec la sécurité sociale qu’il gère, par exemple, organisée en mutuelles en Argentine, est loin d’être en mesure d’accueillir les personnes transgenres. À l’époque, nous nous posions une question fondamentale : il en va de même pour les lieux de vacances partagés à bas prix auxquels donne accès l’affiliation syndicale, ou tout autre avantage accordé dans le cadre de certaines politiques syndicales, nous voulions cela pour notre communauté. Lorsque nous nous sommes réunis en 2023 avec Zaguan, notre objectif était le suivant : pouvoir réfléchir à ces questions syndicales et créer un espace permettant de changer les conditions sur les lieux de travail. Au départ, cela différait de la réflexion syndicale habituelle, centrée sur les exigences des employeurs, les revendications salariales, la protection du travail dans les usines…    Si Zaguan[4] n’est pas un syndicat, c’est pour pouvoir être l’interlocuteur des syndicats, établir un pont avec eux, au lieu de leur faire concurrence. Il existe une forte concurrence entre les syndicats, car ce sont des structures très rigides et très hétéronormatives, ce qui rend difficile la prise en compte des revendications d’autres acteurs émergents. Nous avons donc entamé un dialogue avec les syndicats. Les deux parties doivent avancer, car il y avait aussi beaucoup de réticence de la part des personnes transgenres envers les syndicats, à juste titre. Les syndicats eux-mêmes discriminaient les personnes transgenres sur leur lieu de travail. Cela est également important pour les syndicats, dans un contexte où, en Argentine, la question syndicale est en pleine crise, car leur sujet, le travailleur, est en crise.

Contretemps – Fin 2023, le candidat d’extrême droite libertarien Milei a gagné l’élection présidentielle. Quelles sont ses prises de position, ses actions sur le sujet des sexualités et identités de genre ?

Pato Laterra – Lorsque Milei arrive au pouvoir, il commence à démanteler férocement toutes ces politiques. Dès son deuxième jour, il met fin à la carte alimentaire destinée aux personnes transgenres en situation critique, qui garantissait une sorte de revenu minimum et ne servait qu’à acheter de la nourriture. La carte alimentaire a été maintenue pour les enfants vulnérables et les familles dans le besoin, ainsi que la politique sociale connue sous le nom d’allocation universelle pour enfant à charge. Il s’agit donc d’une attaque ciblée contre les personnes transgenres. Et ce, sans même un prétexte budgétaire, car il s’agit d’un volume de financement insignifiant. De ce point de vue, cela peut même être contre-productif, car cela réduit la demande des commerces qui acceptent la carte alimentaire, ce qui est économiquement récessif. Il s’agit d’une mesure purement idéologique et réactionnaire. Puis, au bout de trois mois, Milei a commencé à mettre en œuvre ses plans de licenciement des personnes embauchées grâce aux quotas trans : 150 licenciements dans le secteur public au niveau fédéral, selon une estimation issue de notre enquête avec Francisco.    

Avec Zaguan, nous avons cherché des formes de résistance juridique. Interpeller les syndicats étaient décisif, parce que ce sont les organisations syndicales qui ont les moyens de défendre les travailleurs, et donc les personnes trans face aux licenciements. La législation de l’administration publique argentine fait que, dans certains cas, les conseils syndicaux ont pu réintégrer la quasi-totalité du personnel trans qui avaient été licenciés. Le dialogue avec ces conseillers juridiques syndicaux, bien que complexe, a pu avoir lieu, ce qui, à une autre époque, aurait peut-être été considéré comme quelque chose de tout à fait impossible.Ces attaques s’inscrivent dans le cadre du démantèlement du ministère de la Femme, du Genre et de la Diversité, qui était chargé de nombreuses mesures très importantes pour les femmes et les personnes transgenres les plus touchées par la violence ; par exemple, il existait une allocation de six mois pour sortir d’une situation de violence.

Le gouvernement Milei perturbe et supprime également les outils qui permettent d’informer le public, qui visent à rendre des comptes et à évaluer ces politiques. Il est donc impossible de faire le bilan et de connaître les effets produits. Ce sont les fonctionnaires licenciés du ministère ou les chercheurs intéressés par les politiques de genre qui doivent reconstituer les dossiers.

Il y a également une attaque contre le financement de l’éducation et de la santé. Cela signifie que tous les systèmes de santé existants sont en crise faute de financement.

Et les personnes transgenres sont généralement prises en charge dans le cadre de la santé publique, qui s’occupe de celles et ceux qui n’ont pas de mutuelle. En Argentine, si vous avez un emploi formel, vous êtes pris en charge par un réseau de soins mutualistes, et non par la santé publique. Mais comme les personnes transgenres ont rarement un emploi formel, c’est le système de santé publique qui prend en charge leur prise en charge. Cela a donné lieu à un système de santé publique informé et, en fin de compte, plus responsable dans le traitement de la diversité que le système d’assurance maladie ou le système médical privé individuel. Et aujourd’hui, c’est ce système qui est particulièrement menacé.    

Enfin, Milei sape complètement la politique d’éducation sexuelle intégrale (ESI), qui est une politique à long terme. Il s’agit de permettre aux enfants et aux jeunes d’avoir accès à l’information, afin que cette discrimination ne se reproduise pas. Cela s’inscrit dans le cadre d’une politique de haine très forte, très exacerbée, où les boucs émissaires sont les personnes transgenres, les migrants, les peuples autochtones et les personnes handicapées. Et aussi les fonctionnaires, décrits comme des parasites. Y compris les scientifiques. Il s’agit donc d’une offensive réactionnaire, qui va jusqu’à la violence physique et symbolique contre les personnes transgenres, mais aussi contre les lesbiennes et les gays, ainsi que contre toutes les personnes mentionnées ci-dessus.

Ces changements, tant dans les lois que dans les discours, s’inscrivent dans un contexte de violence à l’égard des personnes transgenres, alors qu’en réalité, bien sûr, elles ne sont pas la cause du problème, ni du déficit budgétaire, ni du déséquilibre des comptes nationaux. Le problème réside dans des années d’organisation économique discriminante et en crise pour générer toujours plus de profits.

Pour ces gouvernements de droite et d’extrême droite – je pense à Musk, Trump, Bolsonaro –, le cheval de bataille, leur discours principal, est de réduire le déficit. Mais rien de ce qui se passe ne réduit réellement le déficit. Le discours semble économique, il porte sur la réforme fiscale, sur la dette, sur le modèle économique, mais en réalité, il s’agit de réduire les dépenses sociales comme moyen de contrôle public, de dénaturer les problèmes sociaux et d’épuiser et d’appauvrir la population. Au contraire, il faudrait parler de l’argent que s’approprient les multimillionnaires. Je pense qu’aujourd’hui, il est facile de s’en rendre compte.    

Contretemps – Peux-tu revenir maintenant sur tes propres recherches. Comment repenser l’économie féministe à partir d’une approche non cis hétéro ? En commençant peut-être par expliquer ce qu’est pour toi l’économie féministe…

Pato Laterra – L’économie féministe consiste à introduire dans l’économie la discussion de ce qui se passe en termes de relations de genre. C’est-à-dire donner de la visibilité à ce que nous pourrions appeler l’autre face de l’économie, le travail qui est rendu invisible. En mettant sur la table le travail invisibilisé, qui est le travail de reproduction, le travail reproductif, le travail domestique et de soins [cuidado, c’est-à-dire soin en espagnol, a un sens un peu distinct, plus militant que care, NDLT] non rémunéré, on ne montre pas seulement ce qui arrive à ce travail. On discute de la manière dont cela soutient le système dans son ensemble. Comment la production et la reproduction des personnes sont organisées, et pas seulement des personnes, mais du monde dans son ensemble.

Maintenant, ce que je pense de l’économie féministe, ayant travaillé longtemps dans l’économie féministe, c’est que l’idée que les chercheuses se font du genre est très étroite.

C’est une idée limitée aux femmes cis-sexuelles. Ou c’est une idée limitée à une vision hétéro-normative, cis-sexuelle. Il en va de même pour la théorie de la reproduction sociale. En d’autres termes, je pense que la définition du sujet de l’économie féministe pose problème.

L’approche de la reproduction sociale consiste à réfléchir à la manière dont elle soutient et produit la main-d’œuvre, ce qui rend ce problème relativement utilitaire. Vous participez à la reproduction sociale dans la mesure où vous contribuez à la reproduction du système. Le fonctionnement de la famille (nucléaire, désormais recomposée) est alors déterminant. La question est de savoir comment fonctionne la famille nucléaire ou quel rapport de domination, hétérosexuel, elle abrite.

Or, ces derniers temps, la famille nucléaire et la famille hétérosexuelle se désintègrent complètement, et soudainement, les gens commencent à s’intéresser à d’autres formes d’organisation, comme les formes queer ou trans. Les familles trans ne sont pas organisées pour leur reproduction de la même manière que la famille nucléaire. Il y a un livre, les soins multidimensionnels[5], sorti pendant la pandémie qui compile tout cela. La différence, c’est que les personnes sont soignées ou reproduites non pas en tant que force de travail, mais en tant qu’êtres humains. Et non par la conjointe ou la mère mais dans des relations d’amitié ou d’autres types de parents qui ne sont pas des membres de la famille, pas une famille avec des enfants. Or de plus en plus de personnes cis, vivent seules ou en dehors d’une famille nucléaire. Je pense donc que parfois ces questions de queer ou trans sont intéressantes parce que précisément ce qu’elles examinent, c’est comment la reproduction sociale, ou plutôt la reproduction quotidienne, reproduction de la vie, s’appuient sur ces nouvelles formes de liens. C’est une contribution des études queer et trans aux études féministes.

Contretemps – Tu défends également le fait que le travail reproductif s’appréhende d’une manière différente au sein des études trans, avec une attention spécifique à la partie émotionnelle de ce travail et de comment les liens sont construits entre les personnes. Peux-tu revenir sur ce point ?

Pato Laterra –Ma thèse porte sur la prise en charge des personnes trans en Argentine et sur la relation entre les politiques sociales et la reproduction de la vie des travesties et des trans. Ce que j’observe, c’est une conception profondément cisgenre des soins. Je vais apporter une idée qui n’est pas la mienne, mais celle de deux chercheurs canadiens, Lewis et Irving[6], qui affirment que l’objectif de l’économie politique transgenre est d’étudier comment les vies transgenres s’inscrivent dans les structures économiques existantes et comment elles proposent des alternatives pour vivre. Irving vient d’une tradition anglophone avec laquelle j’essaye de faire dialoguer la tradition latino-américaine, qui s’intéresse à la communauté. C’est que pour les trans et plus généralement les LGBT, immédiatement, le moyen de survivre dans le système est une question communautaire, de construction de liens. Je ne veux pas idéaliser cette idée de communauté, je dis simplement que la façon de se reproduire ou de survivre s’appuie plus ou moins directement sur la communauté. Nos besoins sont résolus d’une manière communautaire. C’est en grande partie à cause des vies que nous menons : par exemple, nous passons une grande partie de notre vie à vivre seul·e ou à vivre avec d’autres personnes qui ne sont pas la famille ou un couple. Vous avez donc une forme de reproduction qui est totalement différente. Il y a beaucoup de gens trans qui ont besoin d’obtenir de la nourriture par l’intermédiaire d’une communauté ou qui ne pourraient pas se payer seul·e un logement. Ces questions concrètes, matérielles, ne sont pas séparées des émotions, puisqu’elles se résolvent par la mobilisation de liens interpersonnels. Ces affects nous organisent, mais ils sont aussi instrumentalisés par la droite pour nous désorganiser : la droite sait très bien comment perturber ces affects pour leur ôter la vitalité. Je crois que c’est ce que Milei fait, consciemment ou inconsciemment. Les études trans ou les études queer enrichissent donc le féminisme qui pendant longtemps s’est concentré sur les aspects plus matériels. Le tournant affectif consiste à prendre en compte comment sont produites culturellement les émotions et les affects dans les groupes. Je crois qu’il y a comme une rupture, une coupure, qui complique l’intercompréhension entre celleux d’entre nous qui ont une tradition matérialiste et entre celleux d’entre nous qui rompent avec les féminismes classiques.

On s’intéresse aussi à ce qui constitue la base culturelle de la société, ce qui permet la durabilité de la communauté. C’est finalement une autre façon de penser la matérialité. C’est un peu ce que je disais précédemment sur l’optique utilitariste des théories de la reproduction sociale : comment améliorer la situation des femmes ? Comme si « les femmes » était un sujet unique, homogène, alors que nous savons que les femmes sont une catégorie très diversifiée et traversée par différentes intersectionnalités. Donc je trouve très intéressant le croisement de l’économie féministe avec ces approches à partir de la communauté. D’autant, encore une fois, que ces expériences d’organisation de la vie quotidienne des personnes queer et trans ne sont pas si éloignées des nouvelles organisations que peuvent avoir des jeunes personnes cis, qui adoptent d’autres façons d’affronter la vie. Avoir deux ou trois enfants, s’occuper de ces personnes, être capable, je ne sais pas, d’acheter une maison, d’avoir un foyer : toutes ces questions sont manifestement très éloignées de la majorité de la population trans. Je pense qu’aujourd’hui, elles sont également éloignées des jeunes et de la manière dont ils s’organisent ou dont certains d’entre elleux s’organisent. Il s’agit donc de créer des passerelles. Trans et jeunes ne subissent pas les mêmes discriminations mais je pense que c’est un rapprochement qui peut être pertinent, une perspective non normative. Là où, je crois, souvent l’approche de la reproduction sociale, l’approche féministe, garde une certaine normalité occidentale qui n’est pas ce qui se produit avec d’autres liens.

*

Pato Laterra est économiste à la Université de Buenos Aires.

Propos recueillis par Fanny Gallot et Hugo Harari-Kermadec.

Notes

[1] Le terme « travestie », genrée au féminin, est une identité propre à certaines régions d’Amérique latine et diffusée par les migrations, un retournement du stigmate (« travesti » étant initialement utilisé une insulte) constitué en sujet politique. Suivant Butierrez et Fernández Romero (2023), l’identité de personne trans renvoie à une grande pluralité d’expériences, incluant à la fois celles qui s’identifient comme des hommes ou des femmes transsexuels, transgenres ou trans, ainsi que les travesties, les personnes non binaires et d’autres identités de genre. Bien qu’il existe des différences géographiques, historiques, identitaires et de position sociale entre les personnes qui utilisent chacun de ces termes, le point commun est de vivre dans un genre différent de celui qui leur a été attribué à la naissance.

[2] https://mptutelar.gob.ar/la-esi-permiti%C3%B3-que-el-80-por-ciento-de-los-ni%C3%B1os-y-ni%C3%B1as-abusados-pudieran-contarlo

[3] Laterra, P. & Fernández Romero (2024). Technical Report on Individuals Hired in 2024 Under the Law for the Promotion of Access to Formal Employment for Travestis, Transsexuals, and Transgender People “Diana Sacayán – Lohana Berkins” (No. 27.636).  Ciudad de Buenos Aires: Gender and Labor Relations Union Observatory, Association of State Workers (ATE) Link to the report, voir aussi les résumés ici et .    

[4] En ce qui concerne l’expérience syndicale et Zaguan, on peut lire cet article Romero, F. F., Laterra, P., & Sánchez, V. (2025). At the Thresholds: Labor Organizing as Travesti-Trans Formal Workers in Argentina: Travesti and trans workers in the formal sector expand imaginaries about the relationship between TTNB people and work, contributing to broader labor struggles for all of society. NACLA Report on the Americas, 57(1), 27–33. https://doi.org/10.1080/10714839.2025.2473263

[5] The Care Collective Manifiesto https://www.versobooks.com/products/2625-the-care-manifesto?srsltid=AfmBOopRw9R4tJS5B8Ax05UtY1tlBltkLocQoKr_XhfpKpjnM1j847Wk ; version en espagnol https://www.bellaterra.coop/es/libros/el-manifiesto-de-los-cuidados

[6] Irving, D. (2008). Normalized Transgressions: Legitimizing the Transsexual Body as Productive. Radical History Review, (100). https://transreads.org/wp-content/uploads/2019/03/2019-03-13_5c888b5420f95_NormalizingTransgressionsLegitimizingtheTransgenderbodyasproductive.pdfVoir également Gleeson and  O’Rourke (2021)  « Transgender Marxism ». Pluto Press et

Bhattacharya Tithi (2015) « How Not To Skip Class: Social Reproduction of Labor and the Global Working Class » https://viewpointmag.com/2015/10/31/how-not-to-skip-class-social-reproduction-of-labor-and-the-global-working-class/

°°°

Source: https://www.contretemps.eu/economie-feministe-etudes-trans-argentine/

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/leconomie-feministe-au-prisme-des-etudes-trans-lexemple-argentin-contretemps-27-10-25/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *