Les chômeurs et les chômeuses luttent aussi (ballast-4/05/24)

Quand le gouvernement n’est pas occupé à détruire l’Éducation nationale et à mettre la jeunesse au pas, il n’en finit plus d’annoncer des mesures qui fragilisent chaque fois davantage les chômeurs et les chômeuses. Après avoir acté la mise au travail des bénéficiaires du RSA, le gouvernement entend réduire, encore, la durée d’indemnisation des personnes au chômage. Jeunes et sans-emplois : deux cibles, mais une même logique néolibérale et autoritaire dans la guerre sociale menée contre les classes laborieuses. Face à une telle offensive, comment s’organiser et se défendre ? Dans cet entretien, Victoire Bech, membre du secrétariat national du comité des travailleurs privés d’emploi et précaires de la CGT, revient sur une décennie de lutte des chômeuses et des chômeurs contre les attaques les visant.

Entretien avec Victoire BECH Comité des travailleurs privés d’emploi et précaires CGT

Dans la droite ligne de toute une série d’attaques contre les droits des chômeurs ces dernières années, Gabriel Attal a engagé une nouvelle réforme de l’Assurance chômage appelée à réduire à nouveau la durée d’indemnisation et à durcir les conditions d’accès au chômage. Pouvez-vous en retracer le fil ?

Notre système d’Assurance chômage est dans le viseur du gouvernement depuis son arrivée au pouvoir. Des baisses des droits avaient déjà été mises en place lors des mandats précédents mais l’année 2017 a marqué un tournant dans la conception du rôle de l’Assurance chômage. Très schématiquement, on peut dire que, sous Sarkozy, elle a été instrumentalisée pour favoriser la « flexisécurité », un dispositif qui consiste à casser les protections contre la perte d’emploi tout en rendant l’indemnisation par l’Assurance chômage plus facile pour compenser la perte de stabilité. La convention de 2014 avait par la suite mis en place la possibilité de cumuler salaire et chômage et introduit le principe de rechargement des droits : pour réactiver ces droits après leur épuisement, il suffisait de travailler un mois pour quatre mois auparavant. À partir de 2017, c’est l’inverse qui a été amorcé et ce pour une raison très simple : les salariés précaires, protégés en partie par l’Assurance chômage pendant leur période de non-emploi, n’acceptaient pas systématiquement les postes de plus en plus dégradés et mal payés qu’on leur proposait. Or, dans un contexte de contre-offensive majeure des élites capitalistes du fait de la crise systémique de la mondialisation économique, qui voit l’hégémonie occidentale sur le reste du monde de plus en plus remise en question par les nouvelles puissances montantes, le patronat, pour garder des taux de profit acceptables, a lancé une grande attaque contre le droit du travail, afin de le flexibiliser, de le précariser et de baisser les salaires.

Plus concrètement, par quelles mesures cela s’est-il traduit ?

En 2017, le gouvernement a supprimé la part salariale des cotisations sociales et l’a remplacé par de la CSG, un impôt qui n’en est un que de nom1. Cela lui a permis de s’octroyer un droit de regard sur la gestion des fonds de l’Assurance chômage et, ce faisant, sur les règles d’indemnisation. Depuis 2018 et la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », c’est le gouvernement qui fixe la trajectoire financière de l’Unedic, dont les « partenaires sociaux » ne peuvent s’écarter, par une lettre de cadrage des négociations des conventions d’Assurance chômage. En cas d’impossibilité de trouver un accord entre les « partenaires sociaux », le gouvernement s’octroie le droit de reprendre la main et d’édicter les règles qu’il souhaite. En juillet 2018, le gouvernement a ainsi envoyé une lettre de cadrage aux « partenaires sociaux » exigeant trois milliards d’euros d’économie dans les comptes de l’Unedic via une baisse du temps et du montant de l’indemnisation, un durcissement des conditions d’ouverture de droit et la dégressivité des indemnités à partir du septième mois pour les hauts montants. Il l’assortissait de soi-disant mesures d’équilibre comme le bonus-malus2 et de l’indemnisation des salariés démissionnaires (à des conditions extrêmement restrictives). Aucun accord n’a été trouvé.

Le 1er novembre 2019, une nouvelle étape est franchie avec le durcissement des conditions d’ouverture de droit, qui sont passées de 4 mois travaillés sur les 28 derniers mois à 6 mois sur les 24 derniers mois. À quoi s’est ajoutée la dégressivité des indemnités chômage pour les cadres et le décret sur le changement de modalité de calcul du salaire journalier de référence (SJR), qui devait paraître en avril 2020. Ce changement impliquait de ne plus calculer le SJR par le ratio entre le salaire total perçu divisé par le nombre de jours travaillés mais en divisant le salaire total perçu par le nombre de jours total de la période de référence (24 mois). En « contrepartie », le temps d’indemnisation était amené à 24 mois pour tout le monde alors que, jusqu’à présent, le temps d’indemnisation variait en fonction du nombre de jours travaillés. Le bonus-malus était reporté à plus tard. Cependant, du fait du Covid, le gouvernement a décalé l’entrée en vigueur de cette seconde mesure à octobre 2021.

En décembre 2022, le gouvernement a introduit la « contracyclicité » : il peut désormais durcir les conditions d’indemnisation si le taux de chômage passe en-dessous de la barre de 9 %. Cela l’autorise, en s’appuyant sur les chiffres du chômage du bureau international du travail (BIT) — qui sont bien inférieurs aux chiffres du chômage donné par Pôle emploi —, à raboter de 25 % le temps d’indemnisation de tous les privés d’emploi, les faisant passer de 24 à 18 mois pour les moins de 55 ans et de 36 à 29 mois pour les plus de 55 ans. 

[ Numbers, 2022 | Fabio Coruzzi ]

La loi pour le plein emploi votée en décembre 2023 — celle qui a transformé Pôle emploi en France Travail — a ensuite réformé de fond en comble le service public de l’emploi en introduisant trois changements majeurs. D’abord, l’accélération de l’intégration des prestataires privés comme partenaires du service public de l’emploi avec, d’une part, leur intégration dans le Conseil national pour l’emploi, qui est chargé de chapeauter France Travail et, d’autre part, le RSA contre activité, qui systématise le recours à des prestations d’insertion. Ensuite, la mise en place du contrat d’engagement et du RSA contre activité, qui conditionne le versement du RSA à 15 heures à 20 heures d’« activité » par semaine. Enfin, l’inscription obligatoire à France Travail de tous les chômeurs et de leur conjoint. Cela va très loin car il s’agit d’inscrire les allocataires du RSA, leur conjoint, les jeunes sortant de lycée pro ou d’apprentissage. C’est un fichage généralisé de tous ceux qui ne travaillent pas ou pas à plein temps dans ce pays dans un fichier unique.

Depuis, d’autres mesures ont également été mises en place ou annoncées : la transformation de l’abandon de poste en démission, la fin de la possibilité d’être indemnisé pour ceux qui auraient refusé deux CDI dans la même année, l’augmentation drastique du nombre de contrôles de recherche d’emploi, etc. Et le gouvernement prévoit donc une nouvelle réforme de l’Assurance chômage qui supprimerait les règles d’indemnisation dérogatoire pour les travailleurs seniors, abaisserait encore la durée d’indemnisation (certainement à 12 ou 14 mois au lieu de 18 mois aujourd’hui) et durcirait de nouveau les conditions d’ouverture de droit en augmentant le nombre de mois travaillés sur les 24 mois pour ouvrir des droits ou en abaissant la période de référence (12 ou 18 mois au lieu de 24 mois).

Parmi les atteintes les plus récentes, le Premier ministre a également annoncé la suppression de l’ASS. Quelles sont les conséquences concrètes d’une telle mesure ?

L’Allocation spécifique de solidarité (ASS) est une allocation versée à 350 000 privés d’emploi en fin de droit qui ont travaillé au moins cinq ans durant les dix dernières années. Attal a minimisé les effets sociaux d’une telle suppression en affirmant que ces allocataires seraient basculés au RSA. C’est un mensonge, car l’ASS et le RSA, s’ils sont tous deux d’un montant à peu près équivalent, ne sont pas soumis aux mêmes conditions de ressources : le plafond est de 1 860,10 euros pour un couple pour percevoir l’ASS alors qu’il est de 911 euros pour un couple sans enfant pour le RSA. De plus, les règles de cumul revenu-allocation sont différentes et les allocataires de l’Allocation adulte handicapé (AAH) ne peuvent pas toucher le RSA. Ainsi, plusieurs dizaines de milliers de personnes pourraient ne plus rien toucher ou voir leurs revenus gravement amputés. Par ailleurs, le RSA, contrairement à l’ASS, ne permet pas de valider de trimestres pour la retraite. Dans un contexte de chômage de masse, où 64 % des 55–64 ans ne sont ni en emploi ni à la retraite et où le gouvernement vient déjà d’imposer une augmentation à 41,5 annuités pour toucher une retraite à taux plein, cette mesure ne fera qu’augmenter le nombre de travailleurs qui finiront au minimum vieillesse.

Autrement dit, un ciblage et un contrôle des chômeurs, ainsi qu’« une politique d’appauvrissement des personnes qui sont sans emploi », comme l’expliquait récemment l’économiste Michaël Zemmour

Les réformes de 2019 et 2021 ont déjà entraîné un appauvrissement dramatique d’une partie de la population. Selon les chiffres de l’Unedic, en 2023, elles ont conduit à une baisse d’ouverture de droit de 14 % (soit 30 000 refus par mois), une baisse moyenne de 16 % de l’ensemble des allocations et jusqu’à 40 % pour les plus précaires. Alors qu’en 2019, seule la moitié des inscrits à Pôle emploi percevait des allocations, ce n’est plus le cas que d’un tiers aujourd’hui. Les effets de la baisse de la durée d’indemnisation ne sont pas encore connus, mais elle devrait faire augmenter la pauvreté dans les mois qui viennent.

[ Wall St. Studies (Listen to Bob), 2023 | Fabio Coruzzi ]

Toujours selon l’Unedic, ce sont essentiellement les plus jeunes et les travailleurs intérimaires ou en CDD, donc les travailleurs les plus précaires, qui ont pâti de ces réformes. L’argument selon lequel durcir les règles de l’Assurance chômage permettrait d’inciter davantage les privés d’emploi à chercher du travail est donc infirmé par l’Unedic lui-même : ce sont bien les travailleurs précaires qui en ont été les cibles. Car malgré ce que nous répète à l’envi le gouvernement, le patronat et les médias dominants, qui ne cessent de parler de « métiers en tension », ce ne sont pas les chômeurs et les précaires qui choisissent le chômage et la précarité. Au contraire, ce sont les employeurs qui refusent d’embaucher. Une étude datant de février 2022, réalisée par Pôle emploi, qu’on ne peut pas accuser de « gauchisme », le montre : 100 % des offres d’emploi publiées sur son site ont reçu des candidatures. Parmi elles, seules 6 % étaient restées vacantes et ce en raison du refus des employeurs d’embaucher les candidats qui avaient postulé.

Le chômage de masse en France est un problème structurel. Un simple regard sur les chiffres publiés par Pôle emploi suffit à le constater : au quatrième trimestre 2023, il y avait 2 824 400 inscrits en catégorie A (n’ayant pas travaillé durant le mois), 2 305 200 en catégorie B et C (exerçant une activité réduite) et 728 900 en catégorie D et E (en formation ou en création d’entreprises). À ce chiffre s’ajoutait environ 1,3 millions d’allocataires du RSA non-inscrits à France Travail ainsi qu’environ un million de personnes sorties des radars (ce qu’on appelle le halo du chômage). En face, au même moment, 350 000 postes étaient déclarés vacants, parmi lesquels un très grand nombre de CDD et de missions d’intérim, c’est-à-dire des emplois courts, mais qui correspondent à un besoin perpétuel des entreprises et donc sont et seront toujours, par définition, recomptés comme emplois vacants une fois la mission terminée. Par ailleurs, je le répète, ces postes ne le sont que parce que le patronat refuse d’embaucher : c’est le cas par exemple à la Ville de Paris, qui compte plus de 4 000 postes vacants en 2023, et prétend ne pas réussir à embaucher alors même que c’est elle qui refuse les candidats qui se présentent, comme l’ont prouvé les deux bureaux d’embauche que nous avons réalisé avec la CGT Ville de Paris en 2022 et 2023 ! En réalité, c’est le patronat qui organise le chômage et la précarité en délocalisant dans des pays où le « coût » de la force de travail est plus bas, en augmentant la productivité du travail (un agent de la Ville de Paris, du fait du sous-effectif, fait le travail de deux voire trois personnes), ou en remplaçant les travailleurs par des machines pour réduire la masse salariale. Le gouvernement le sait pertinemment et son objectif n’est pas d’atteindre le « plein emploi ».

Quel est son but, alors ?

Macron l’a dit lui-même au forum de Davos : flexibiliser le marché du travail, baisser le « coût » du travail et ajuster l’offre de force de travail à la demande des entreprises. En d’autres termes, forcer les chômeurs à accepter n’importe quel poste, à n’importe quel prix et à n’importe quelle condition. C’est en ce sens que doivent être interprétées les mesures sur les abandons de poste requalifiés en démission, l’exclusion du droit à l’Assurance chômage pour ceux qui auraient refusé deux CDI, etc. : il s’agit d’un côté d’appauvrir les chômeurs pour les forcer à accepter les postes dégradés qui sont proposés dans de nombreux secteurs dits « en tension » (bâtiment, soin à la personne, restauration, etc.), où les salaires sont très bas et les conditions de travail très difficiles ; de l’autre, d’empêcher les travailleurs en poste de quitter leurs emplois de plus en plus mal payés et pénibles par peur de se retrouver au chômage.

Le scandale de la multiplication de ce qu’au CNTPEP-CGT nous appelons les « contrats atypiques », c’est-à-dire des contrats de travail dérogatoires au droit du travail comme les contrats uniques d’insertion3 (CUI), les contrats de professionnalisation, les contrats d’apprentissage, les contrats d’insertion, les Territoires zéro chômeur longue durée, les chantiers d’insertion, etc. en est une preuve supplémentaire. Aujourd’hui, de plus en plus de chômeurs longue durée sont contraints, sous peine de radiation, d’accepter ces emplois « d’insertion », payés au SMIC, massivement subventionnés par l’État et exonérés de cotisations sociales. Leur multiplication, présentée comme une mesure d’aide aux plus précaires, nous permet de dire qu’il existe aujourd’hui une sorte de sous-marché du travail, existant à côté du marché du travail classique et lui faisant concurrence, dans lequel est relégué une partie de la population. En d’autres termes, avec la complicité et l’argent de l’État, le patronat crée une armée de travailleurs pauvres qui vient directement concurrencer les travailleurs moins pauvres, avec comme résultat d’abaisser les droits de tous les travailleurs, tant en termes de salaire qu’en termes de conditions de travail et de stabilité. Et ça marche. Comme l’a dit un ministre il y a quelques semaines, attaquer les chômeurs ne fera pas descendre les Français dans la rue, ce qui ne serait pas le cas si le gouvernement cherchait à imposer directement une nouvelle loi travail.

[ Unemployment #14, 2021 | Fabio Coruzzi ]

À la précarisation s’ajoute donc une volonté très claire de mise au travail forcé, que symbolise l’obligation de 15 heures d’activité pour les allocataires du RSA qui est train d’être mise en place.

Pour partie, la mise en place du RSA contre activité s’inscrit dans la logique des « contrats atypiques » dont je viens de parler puisqu’il permet d’offrir au patronat, privé comme public, une main d’œuvre totalement gratuite. Dans les départements où l’expérimentation est en cours, même si la mise en place a été chaotique et progressive du fait de l’absence de moyens supplémentaires alloués aux collectivités territoriales et à France Travail, des allocataires du RSA ont déjà été envoyés effectuer des missions de « mise en situation professionnelle » dans des chantiers d’insertion, des administrations publiques (comme ATSEM4.) dans les écoles), dans des associations d’aide à la personne, voire dans des entreprises privées (dans le Nord, une vingtaine d’allocataires du RSA ont été « embauchés » dans un entrepôt Amazon). Outre ces « mises en situation professionnelle », ce sont ce que nous appelons les « Vautours de l’emploi », ces entreprises de l’insertion et de la formation professionnelle, qui se frottent les mains. Nous dénonçons depuis des années ces charlatans avides d’argent public qui, rien que pour l’année 2023, ont récolté plus de 550 millions d’euros d’appels d’offres de la part de France Travail (avant la généralisation du RSA contre activité).

Pour le moment, du fait du caractère encore expérimental de la mesure et du flou volontairement entretenu par le gouvernement entre « activité » et « travail », il est difficile de s’appuyer sur les expériences en cours. Cependant, on peut craindre plusieurs conséquences de cette mesure à l’échelle nationale. Le remplacement dans de nombreux services publics des postes les moins « qualifiés » par des RSistes, dans un contexte de réduction des budgets publics et d’austérité annoncée. L’utilisation massive de cette « main‑d’œuvre » dans le secteur de l’économie sociale et solidaire — c’est-à-dire les associations qui suppléent en partie les carences de l’État dans de nombreux domaines —, qui est aujourd’hui en passe de devenir un business à part entière pour les capitalistes. Et la volonté d’instaurer un Revenu universel d’activité (RUA), du montant du RSA, qui remplacerait toutes les aides sociales et serait conditionné à un contrat d’engagement (non réciproque) qui rendrait les travailleurs corvéables à merci.

Dans cette même logique de création d’une force de travail corvéable à merci, nous paraissent s’inscrire les réformes récentes de l’alternance et la casse dans l’éducation pour emmener le plus d’enfants possible dans cette voie. 

Les réformes récentes de l’alternance et la destruction programmée d’une éducation publique de qualité s’inscrivent tout à fait dans cette logique. Rappelons que les apprentis ne touchent, avant 25 ans, qu’entre 27 % et 53 % du SMIC la première année, alors même que nombre d’entre eux dénoncent d’une part le peu d’encadrement dans l’entreprise et, d’autre part, les tâches purement répétitives qu’ils sont chargés de réaliser. La possibilité d’imposer ce type de contrat jusqu’à 29 ans (contre 25 ans auparavant) est également une manière de généraliser les régimes dérogatoires, subventionnés et mal rémunérés : sous prétexte de former, on paie moins et on précarise. Il en va de même pour le doublement du temps en entreprise dans les lycées professionnels, au détriment de la formation proprement dite.

La refonte de la carte des formations correspond, quant à elle, à une logique que nous n’avons pas encore abordée : la soumission des politiques de l’insertion et de l’emploi aux intérêts du Capital et de son impératif de rentabilité. En disant qu’il faut supprimer les filières qui n’amènent pas directement à l’emploi (de même qu’à l’université, on favorise les licences et les masters pro au détriment des filières générales), indépendamment de leur utilité sociale, le gouvernement ne favorise que les besoins à court terme du patronat. Il s’imagine ainsi attirer les investissements en France. Et enrichir la classe dont sont issus ses membres et à laquelle ils retourneront tous. 

[ The old factory, 2022 | Fabio Coruzzi ]

Or, ces besoins sont totalement décorrélés des besoins sociaux de la population, que ce soit en termes d’alimentation, de santé, d’éducation, d’énergie, d’infrastructure, de culture, etc. Totalement tournée vers la recherche de profit et de rentabilité, l’activité économique en système capitaliste, n’a que faire de ces besoins sociaux, sauf si, totalement privatisés, ils peuvent générer du profit. Peu importe que ça provoque des crises économiques catastrophiques pour les peuples ; peu importe que ça génère une augmentation de la pauvreté : ce que veut le patronat aujourd’hui, c’est une main d’œuvre flexible, mobile, qui accepte — quitte à ce que ce soit par la contrainte — d’être serveur un jour, agent de sécurité le lendemain, aide à domicile le surlendemain. Et chômeur entre-temps.

L’Assurance chômage est indéniablement un moyen de résister à cette logique, puisqu’elle permet de ne pas accepter le premier emploi venu. Le fait que les récentes réformes ciblent tout particulièrement les précaires (notamment les changements des modalités de calcul et le durcissement des conditions d’ouverture de droits) est révélatrice de ce que cherche à faire le gouvernement. Il s’agit de dire : fini les périodes de creux entre deux contrats indemnisées par l’Assurance chômage. Désormais, toute personne en capacité de travailler sera sommée d’accepter les petites missions d’intérim et les CDD que propose le patronat, au risque de se retrouver sans le sou, et au détriment d’une formation longue vers un métier qui nous plaise et ait du sens ou même seulement de la recherche d’un emploi stable.

Pour en revenir aux apprentis et aux élèves de lycées professionnels, outre la mise au travail forcé dès le plus jeune âge des enfants des classes populaires (qui sont très majoritaires dans ces lycées), il s’agit également de les conditionner à cette logique dès le début, de les convaincre dès le départ que la précarité, la pauvreté et l’exploitation accrue sont une fatalité. Qu’ils n’auront jamais le choix ni de leur métier, ni de sortir de leur condition de travailleur pauvre. Par ailleurs, la suppression d’heures de cours dans les matières générales a vocation à les empêcher d’acquérir les outils qui leur permettraient de remettre en cause ce système. Les enfants de la bourgeoisie, quant à eux, continueront d’aller à Stanislas.

Quelles sont les difficultés pour construire une mobilisation des chômeurs ? Comment vous organisez-vous à la CGT ?

S’organiser et se mobiliser en tant que chômeurs est en effet une tâche ardue. C’est dû, je pense, à plusieurs facteurs. Le premier est qu’il est difficile d’établir une frontière nette entre un chômeur et un travailleur. Être chômeur, ce n’est pas un statut et, en réalité, la plupart des chômeurs, lorsqu’ils sont encore en état de travailler, sont des travailleurs précaires, c’est-à-dire qu’ils alternent entre période d’emploi et période de chômage. Par ailleurs, être au chômage a des conséquences concrètes sur la vie des personnes : c’est s’exposer à des problèmes de logements, d’endettement, c’est ne pas avoir les moyens de se déplacer, etc. Sans oublier que chercher du travail, dans un contexte où, concrètement, il n’y a pas de travail, est un job à plein temps ! Une autre difficulté réside dans le fait que le chômage a des effets importants sur l’état mental et physique des personnes. En plus de devoir faire face à des problèmes financiers, être au chômage est aujourd’hui tellement stigmatisé, provoque un tel isolement social — honte, impossibilité financière de faire quoi que ce soit, etc. —, fait l’objet d’un tel harcèlement de la part des administrations publiques que beaucoup de travailleurs privés d’emploi tombent dans la dépression ou développent des pathologies psychiques. Environ 14 000 personnes meurent chaque année des suites du chômage. Un autre point est le peu de solidarité des travailleurs en emploi à l’égard des chômeurs. Le mythe du chômeur feignant fonctionne très bien et suscite d’emblée une sorte de suspicion de la part de la majorité des gens, même si ça évolue plutôt dans le bon sens ces derniers temps. Cette suspicion, les chômeurs l’intériorisent, se sentent coupable de leur situation et il est difficile pour beaucoup d’entre eux de se revendiquer comme chômeurs pour défendre leurs droits à une vie correcte et à la dignité.

[ A La Rue (New Century), 2021 | Fabio Coruzzi ]

Ceci étant dit, des initiatives existent. La CGT est la seule organisation de travailleurs à organiser les chômeurs, précisément parce qu’elle refuse de les considérer comme ne faisant pas partie de la classe ouvrière et parce qu’elle a conscience qu’appauvrir les chômeurs a des conséquences concrètes sur l’ensemble des travailleurs. C’est pourquoi dès la fin des années 1970, elle a créé des comités de chômeurs, organisés sur une base territoriale dans les Unions locales CGT — les plus petites structures territoriales interprofessionnelles de la CGT — et coordonnés par un Comité national. Cela permet d’organiser les chômeurs sur une base locale, au plus près de leur lieu d’habitation, ainsi que de leur faire garder un lien avec les syndicats professionnels de la commune ou de l’arrondissement, tout en coordonnant leurs activités à l’échelle nationale. Ces comités permettent donc à mon sens plusieurs choses : de rompre l’isolement ; d’organiser l’entraide dans la vie quotidienne face au harcèlement de France Travail, l’échange de bons procédés, etc. ; d’avoir une activité revendicative coordonnée avec les travailleurs en emploi. En ce moment, par exemple, nous construisons une mobilisation nationale contre France Travail, avec des temps forts. Le 2 avril, une action nationale a eu lieu, déclinée localement dans plus de quinze villes et communes de France. D’autres ont suivi les 29 et 30 avril dernier, avec l’idée de monter en puissance et d’impliquer davantage les structures professionnelles du syndicat.

Notes

1-Il s’agit toujours d’un pourcentage du salaire brut prélevé sur ce dernier. Mais, parce qu’il a changé de « nature », qu’il n’est plus une cotisation mais un impôt, il n’est plus versé dans les caisses de l’Unedic mais dans celles de l’État.[] 2-Le bonus-malus consistait à moduler le taux de contribution à l’Assurance chômage pour les entreprises de sept secteurs d’activité qui auraient davantage recours aux contrats précaires que la moyenne des entreprises de ces secteurs.[] 3-Des contrats courts, subventionnés par l’État et payés au SMIC, en contrepartie duquel les privés d’emploi sont censés bénéficier d’un accompagnement spécifique [ndlr].[] 4-Agent territorial spécialisé des écoles maternelles [ndlr].[]

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Source: https://www.revue-ballast.fr/les-chomeurs-et-les-chomeuses-luttent-aussi/

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/les-chomeurs-et-les-chomeuses-luttent-aussi-ballast-4-05-24/

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