
Le 6 juin 1944, c’est au général Bradley qu’il incombe de coordonner l’ensemble des troupes américaines qui débarquent en Normandie. Il est préféré à George Patton, considéré par Eisenhower comme trop incontrôlable pour mettre en œuvre la complexité du plus grand débarquement de l’histoire. Le revers de la médaille, Bradley, en bon militaire, ne comprendra jamais pourquoi Paris n’était pas « qu’une tache d’encre » sur les cartes à « éviter dans la marche vers le Rhin ».
Par Stéphane SAHUC.
C’est peut-être l’un des exploits les plus méconnus d’Omar Bradley. Et le général américain multi-étoilé n’y est d’ailleurs pour rien. En 1952, ses Mémoires sortent en France sous le titre Histoire d’un soldat. Surprise, la traduction en a été assurée par Boris Vian, l’auteur du Déserteur. Antimilitariste convaincu, il a accepté ce travail pour des raisons purement financières.
De cette corvée, il tire pourtant quelques idées pour le Goûter des généraux. Ce texte raconte comment, afin de mettre fin à une crise de surproduction, des généraux de nationalités différentes se mettent d’accord sur les modalités d’une guerre « salvatrice » pour l’économie du pays. « Certains militaires de carrière considèrent que la guerre n’a d’autre but que de tuer des gens. Le général Bradley, par exemple, dont j’ai traduit les Mémoires, le dit en toutes lettres », explique Boris Vian.
Désaccords stratégiques
L’écrivain exagère ? Probablement. Bradley est à l’image des généraux américains de l’époque. Il est même considéré comme plus à l’écoute de ses hommes, ce qui lui vaut le surnom de « général des GI ». Une belle histoire qui lui a surtout servi à se démarquer du général George Patton, réputé pour sa brutalité et son ambition. Reste cependant que lors de l’opération « Overlord », le 6 juin 1944, Bradley, alors chef des armées américaines du Débarquement, n’est pas loin de donner l’ordre d’abandonner Omaha en raison des pertes effroyables.
Les semaines suivantes, les forces qu’il commande s’emparent du Cotentin et, le 18 juillet 1944, elles percent les lignes allemandes à La Haye-du-Puits (Manche). Mais à la mi-août, le général Montgomery piétine encore devant Falaise. Si cette bataille se termine par une victoire stratégique pour les Alliés, l’échec à fermer la poche de Falaise dans le bon tempo permet aux Allemands de s’échapper. Bradley fait peser la responsabilité de ce revers sur son homologue anglais et sur… les Français de Leclerc, accusés de désobéissance. En cette deuxième quinzaine d’août 1944 à Paris, la Résistance intérieure, approuvée par l’état-major de la France libre, ne veut pas attendre les Alliés.
Pour forcer le destin et imposer un gouvernement français à Paris, lieu symbolique décisif, Rol-Tanguy déclenche l’insurrection. De Gaulle contacte Leclerc : « N’écoutez personne, foncez à Paris ! » Dont acte. Outrepassant les ordres de Bradley, Leclerc quitte Argentan, enfonce les défenses allemandes et envoie un détachement blindé en avant-garde. Le 24 août au soir, les premiers éléments de la 2e DB prennent position devant l’Hôtel de Ville.
Sur les blindés, les Parisiens peuvent lire « Teruel, Guadalajara ». Ce sont ceux de la Nueve, des Espagnols, des républicains qui ont rejoint la France libre. Bradley est furieux, il le dit clairement dans ses Mémoires, pour lui et les généraux américains, « la ville n’avait plus aucune signification tactique. En dépit de sa gloire historique, Paris ne représentait qu’une tache d’encre sur nos cartes ; il fallait l’éviter dans notre marche vers le Rhin ».
Formé à l’académie de West point
À l’occasion de la sortie d’Histoire d’un soldat, le Monde, qui y consacre un article, écrit : « Bradley a fort mal compris l’importance psychologique que présentait la prise de la capitale. (…) Cette ignorance s’explique aisément lorsqu’on sait que dans le programme des écoles militaires américaines, de West Point, (…) à Fort Leavenworth, la culture générale – notamment l’étude de l’histoire – ne tient qu’une place infime. » Pourtant, même si Bradley ne vient pas d’un milieu favorisé, ce fils d’un instituteur et d’une mère femme au foyer, né le 12 février 1893, reçoit une bonne éducation. Diplôme en poche, il commence par gagner sa vie comme employé à l’atelier des chaudières du chemin de fer de Wabash. Il espère mettre assez d’argent de côté pour entrer à l’université.
On le pousse à tenter l’académie militaire de West Point, la seule gratuite des États-Unis. Sur la recommandation – obligatoire – d’un sénateur, il est autorisé à passer le concours d’entrée, qu’il obtient. À West Point, il a comme camarade de chambrée un jeune homme originaire de Abilene (Kansas), Dwight Eisenhower. Ses études terminées, Bradley commence une carrière d’instructeur. En 1917-1918, il est maintenu en poste aux États-Unis. Paradoxalement, il n’exerce pas vraiment de commandement et ne verra un champ de bataille que lorsqu’il sera promu, en 1941, général de brigade.
Quatre ans après, lorsque la guerre en Europe prend fin en mai 1945, Bradley commande 43 divisions et 1,3 million d’hommes. Après la guerre, celui qui gagnait 7 cents de l’heure à l’atelier des chaudières de Moberly succède à Dwight Eisenhower en 1948 comme chef d’état-major de l’armée de terre en pleine réorganisation. C’est le début de la guerre froide. Omar Bradley repart en croisade.
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