
Les enfants ont un accès et un rapport très différent à la nature selon leur classe sociale, montre le sociologue Julien Vitores. Les plus privilégiés en tirent des avantages à l’école, ce qui accentue encore les inégalités.
Entretien réalisé par Marie ASTIER.
À 5 ans, certains enfants ne connaissent pas le bruit de la mer. C’est ce que nous rappelle le travail du sociologue de l’enfance Julien Vitores, enseignant à l’université Sorbonne Paris-Nord, qui a publié le 21 août La nature à hauteur d’enfants, socialisations écologiques et genèse des inégalités aux éditions La Découverte.
Julien Vitores a enquêté sur le rapport des enfants à la nature dans deux écoles maternelles de Paris — une école privée des beaux quartiers et une école publique du nord de la capitale — et une troisième située dans une zone rurale du sud de la France. En cette semaine de rentrée des classes, il nous explique comment l’inégalité d’accès à la nature, invisibilisée, influe sur les parcours scolaires.
Reporterre — D’après une idée répandue, les enfants ont un goût inné pour la nature, où ils iraient spontanément développer leurs capacités et leur curiosité. En quoi cet a priori mérite d’être remis en cause selon vous ?
Julien Vitores — Les textes de pédagogie font souvent comme s’il n’y avait qu’à mettre les enfants dans un espace naturel pour que la nature fasse son travail d’elle-même. Ce n’est pas une notion satisfaisante pour comprendre précisément le rapport des enfants à la nature. Premièrement, parce que cela présuppose qu’ils soient en mesure de l’expérimenter d’une manière qui laisse libre cours à leur curiosité. Or cette expérience est déjà socialement conditionnée.
Tous les enfants n’ont pas la même possibilité d’expérimenter et d’observer les espaces naturels. Par ailleurs, la notion de nature, ou de vivant, est assez générale. Quand on rentre dans le détail, on voit que les enfants aiment beaucoup certains animaux, ont peur de certains autres. Il y a des textures et des espaces avec lesquels ils sont à l’aise et d’autres pas. Même les parents qui valorisent le contact avec la nature n’exposent pas leurs enfants à n’importe quelle nature. Comprendre quels enfants apprennent à découvrir quelle nature — et dans quelles conditions — m’a semblé un bon point de départ.
Comment les origines sociales des parents influent-elles sur le rapport à la nature de leur enfant ?
Un des intérêts de mon enquête est de montrer des différences très marquées entre classes sociales. À 5 ans, les enfants des classes supérieures ont déjà pu voyager à la mer, à la montagne, en forêt, à la campagne, et ce à de nombreuses reprises. Une fille de 5 ans, dans l’école privée enquêtée, me parlait de « la forêt de mon papa » pour évoquer une sortie de son père à la chasse.
« La nature est très inégalement appropriée »
À l’inverse, dans des familles plus précaires, des enfants du même âge ne sont parfois jamais partis en vacances, n’ont jamais entendu le bruit de la mer ou n’ont pas eu l’occasion de se promener en forêt. Ce sont souvent des choses que les parents regrettent : ils m’expliquent ne pas avoir les moyens ou le temps d’organiser plus de sorties. Ce sont l’école ou les associations de quartier qui leur en donnent l’occasion.
Une mère m’a ainsi raconté que ses enfants sont allés pour la première fois à la mer grâce à une association. En revenant, son fils lui a demandé s’ils pourraient retourner à « la plage de Corinne », la responsable qui a organisé la sortie. Entre les enfants qui disent « c’est la forêt de mon papa » et d’autres « c’est la plage de Corinne », on perçoit à quel point la nature est très inégalement appropriée.
Quelles visions différentes de la nature avez-vous pu constater selon les classes sociales ?
On observe des tendances. Dans les familles très aisées de la bourgeoisie de l’ouest parisien — où les parents sont cadres supérieurs des industries du luxe ou de l’automobile, des banquiers, des chefs d’entreprise — j’ai observé une présentation de la nature comme un espace grandiose, dans lequel il est possible pour les enfants d’éprouver leur propre corps, d’acquérir une maîtrise de soi, un goût de l’effort. Y compris avec des enfants de 4 ou 5 ans, qui sont invités à faire des randonnées en montagne.
Les familles plutôt dotées en capital culturel — où les parents sont enseignants, psychologues, journalistes — mettent plutôt en avant le libre épanouissement de l’enfant. Avec, implicitement, une valorisation de l’éveil intellectuel, de la créativité, de l’intelligence. Ce sont des parents très fiers de souligner la capacité de leurs enfants à nommer un grand nombre d’animaux et de plantes.
Pour les classes populaires, il y a eu parfois des flottements dans l’enquête. Je demandais si l’enfant avait pu expérimenter des espaces naturels et on me répondait : « Non, on n’est pas allés en vacances. » Lorsque je demandais : « Et au quotidien ? », on me disait : « Ah, oui, on va au parc pour qu’il puisse se défouler. » Il y avait moins d’insistance sur les vertus éducatives de la nature. C’était plutôt des espaces de détente, où on peut se reposer en famille, faire un pique-nique, et où les enfants peuvent courir librement.
En quoi ces rapports différents à la nature, au sein des familles, se traduisent-ils par des inégalités à l’école ?
L’école valorise les connaissances élémentaires sur la nature. Cela fait partie des incontournables dans les premiers apprentissages du vocabulaire et l’introduction au raisonnement scientifique. Dans les activités créatives, utiliser des feuilles mortes ou des branches fait partie du set éducatif de base.
Certains enfants arrivent avec un bagage culturel sur la nature déjà très étoffé. C’est dans ce sens-là que je parle de la nature comme d’une forme de « proto capital culturel » que les enfants acquièrent dans leur sphère familiale. Par des expériences directes de nature, mais aussi par des lectures, des imagiers, des visionnages de documentaires, des discussions avec les parents, etc.
Dans le script ordinaire d’une journée à l’école maternelle, on interroge les enfants sur ce qu’ils voient sur une image ou dehors. Cela valorise ce que j’appelle les « petits naturalistes en herbe ». Les autres se retrouvent souvent à donner de mauvaises réponses, à se sentir corrigés, parfois par leurs camarades. Cela peut être vécu comme humiliant, douloureux.
Quelle vision de l’écologie promeut la maternelle ?
C’est un lieu par excellence de l’apprentissage d’une écologie des petits gestes, ce qui est justifié par la nécessité de rendre les choses compréhensibles pour les enfants. On les encourage à ne pas jeter les déchets, à les ramasser, à ne pas laisser couler l’eau, etc.
« On valorise une attitude respectueuse, mais du coup très disciplinée »
Mais aussi à respecter la faune et la flore, donc à bien se tenir lors des sorties en nature. Là encore, lors de ces sorties, ce sont souvent les enfants des classes populaires qui se font reprendre parce qu’ils saisissent un ver de terre ou une fleur de manière trop brusque. Ils n’ont pas les usages légitimes du cadre naturel : savoir observer avec calme et patience, en cherchant à désigner les choses ou en les montrant.
On valorise une attitude respectueuse, mais du coup très disciplinée, vis-à-vis de l’environnement naturel. On explore la nature comme on visiterait un musée : c’est une manière d’intérioriser une attitude conforme aux attentes de l’école.
C’est le même apprentissage que d’apprendre à rester une journée sur une chaise à écouter les enseignants ?
Exactement. C’est un apprentissage de l’autocontrainte, de la retenue.
En vous lisant, on finit par avoir l’impression que l’écologie et la nature, telles que vues par l’école, deviennent une espèce de violence sociale pour les enfants et les parents de classes populaires… Est-ce que cela peut participer au rejet des écolos par une partie de la population ?
Il y a effectivement une grosse proximité entre écologie, capital culturel et monde scolaire. De ce point de vue-là, l’écologie peut parfois donner la sensation dans certains milieux sociaux d’être un discours professoral — notamment quand elle est perçue comme une injonction extérieure aux préoccupations quotidiennes.
Mais certaines fractions des classes populaires les moins précaires s’approprient des discours écologiques comme une forme de bon sens : ne pas gaspiller, réutiliser, laisser les espaces autour de chez soi propres…
Au vu des résultats de votre enquête, l’éducation à la nature vous paraît-elle à repenser ?
Oui, mais en tant que sociologue, je suis toujours frileux quand il faut répondre à la question du comment faire. On peut s’appuyer sur ce qui se fait déjà : beaucoup d’enseignants et d’enseignantes font déjà aujourd’hui des efforts considérables pour organiser des sorties et chercher à limiter autant que possible les effets des inégalités familiales. Soutenir ces initiatives éducatives suppose de mettre des moyens. Cela passe par la promotion de l’école dehors, comme le propose une proposition de loi récente.
Mais il ne faut pas que cela apparaisse comme une thématique neutre, au risque de dépolitiser les enjeux et d’invisibiliser les débats sur les différentes manières d’éduquer les enfants, de concevoir la nature et l’écologie.
![]() | La nature à hauteur d’enfants, socialisations écologiques et genèse des inégalités, de Julien Vitores, aux éditions La Découverte, août 2025, 256 p., 22 euros papier, 15,99 euros numérique. |
Source: https://reporterre.net/Les-inegalites-d-acces-a-la-nature-se-repercutent-a-l-ecole
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