
De plus en plus de sans-emploi utilisent des intelligences artificielles pour rédiger des CV adaptés aux offres. Quant aux recruteurs, ils sont depuis longtemps adeptes de l’automatisation massive du tri des candidatures.
Par Pierric MARISSAL.
Difficile de déshumaniser davantage les processus de recrutement. Selon des sondages réalisés par plusieurs cabinets de recrutement, entre 40 et 60 % des candidatures envoyées pour certaines offres d’emploi, particulièrement dans les nouvelles technologies ou la finance, ont été rédigées au moins partiellement par une intelligence artificielle générative de type ChatGPT. Les chiffres fournis par le réseau social professionnel LinkedIn confirment cette tendance.
Certaines offres d’emploi qui y sont publiées reçoivent plusieurs centaines de réponses dès les premières heures. France Travail encourage la pratique : « Le demandeur d’emploi doit justifier quantitativement les candidatures qu’il a envoyées pour justifier ses indemnités, pointe Pierre Garnodier, secrétaire général du Comité national des travailleurs privés d’emploi et précaires CGT. C’est nécessaire, mais pas suffisant et heureusement que les conseillers, par leur travail, apportent encore un peu d’humain. » Ceux qui sont à l’aise avec l’outil peuvent en tout cas décupler le nombre de CV envoyés à la journée.
Des mots-clefs pour filtrer les candidatures
Les vendeurs de solutions de tri de candidatures à l’aide de l’intelligence artificielle sont ravis de cette évolution, même si les gros employeurs, l’intérim en particulier, n’ont pas attendu cet afflux de candidatures automatisées pour y remédier. « Ces outils permettent à la fois de trouver des profils potentiellement qualifiés et de trier les candidatures en grand nombre, explique Jean Eudes Yahouedeou, patron de Seeqle, start-up qui vend justement une solution de ce type. Ce n’est plus seulement une question de filtrer, mais de qualifier et de hiérarchiser les candidats pour offrir aux recruteurs une vue d’ensemble des meilleurs talents disponibles, même parmi des centaines de candidatures. »
Telle est, en tout cas, la promesse. Mais pour que ces programmes fonctionnent, les offres d’emploi doivent être adaptées aux IA. Les recruteurs ajoutent à leur annonce moult « compétences » qui font office de mots-clés. La machine va rechercher sur les CV et lettres de motivation des candidats ces mêmes termes, ou les diplômes y faisant référence. Cela fonctionne ni plus ni moins comme un algorithme de sites de rencontres.
Pour permettre ce tri drastique, les compétences requises sont de plus en plus nombreuses, sans rapport forcément avec le poste. Par exemple, ce début septembre, Disneyland recherche un serveur et publie l’annonce sur des plateformes d’emploi.
Une vingtaine de compétences étranges sont mentionnées : comme « médias et divertissement », « centre aéré », « gestion d’équipe » ou encore « dessin ». Dans une autre annonce, cette fois de vendeur dans une enseigne de bricolage, le candidat doit aussi avoir les compétences « publicité » ou « architecture d’intérieur ». La mention de tous ces mots-clés sera pondérée en une seule note. Et d’excellents vendeurs ou serveurs seront écartés parce que, méconnaissant le traitement algorithmique de leur candidature, ils n’auront pas mis tous les mots-clés requis.
« Nous voyons là le résultat d’un bouleversement en profondeur des politiques de la formation professionnelle et de l’emploi », analyse Pierre Garnodier. « France Travail ne parle plus de savoir-faire, ni de métier, mais de compétences et de savoir-être. Ainsi, en métallurgie, ce ne sont plus les qualifications qui déterminent le salaire, mais le poste », déplore le syndicaliste.
Mais certains outils vont plus loin que la simple analyse des mots-clés. Les programmes les plus poussés proposent même de faire passer des entretiens en visioconférence, et d’analyser les émotions et personnalités des candidats par la reconnaissance faciale et de la voix… Seeqle permet de son côté « l’exploration des réseaux sociaux professionnels pour croiser les informations et vérifier la cohérence des profils (LinkedIn, par exemple) » ou encore la détection des signaux faibles ou des soft skills, ces compétences psychosociales très à la mode.
« Notre IA est capable d’identifier des qualités comme l’esprit d’équipe, la capacité d’adaptation ou la gestion du stress à partir de l’analyse des expériences professionnelles, des recommandations et, parfois, des interactions en ligne », assure Jean Eudes Yahouedeou. « J’imagine que si un chômeur “retweete” ou “like” les messages de la CGT, cela n’aide pas sa candidature, réagit de son côté Pierre Garnodier. Il faut mettre en garde les privés d’emploi sur leurs traces numériques, alors qu’à l’inverse, France Travail les pousse à créer des profils LinkedIn. »
Toujours plus compliqué de prouver la discrimination
En 2022, un groupe de recherche interdisciplinaire de l’université de New York a lancé plusieurs tests sur des IA de recrutement, dont la plus connue, Humantic, serait utilisée par 90 % des plus grosses entreprises états-uniennes. Les expériences sont édifiantes. Les profils LinkedIn et Twitter d’une même personne ont par exemple donné des analyses psychologiques complètement opposées. Ou encore deux IA concurrentes ont dressé des profils psychologiques radicalement différents à partir d’un même CV.
Les chercheurs se sont aussi aperçus qu’avoir un trou de six mois et plus dans sa carrière, qu’elle qu’en soit la raison (chômage, congé parental, longue maladie…), conduit quasi systématiquement à un rejet du CV. Ce travail n’est pas isolé. La Bank of America a lancé un audit sur son propre outil et s’est aperçue, sans savoir expliquer pour quoi, que les candidats de plus de 40 ans avaient 30 % de chance en moins d’être rappelés que les plus jeunes. À chaque fois, les éditeurs de ces IA ont balayé la critique, estimant que les échantillons étaient trop faibles.
Ces expériences de rétro-ingénierie restent néanmoins la seule manière de mettre en lumière les dysfonctionnements et discriminations, puisque le recruteur lui-même n’a sous les yeux que les notes que l’IA a attribuées aux candidats, sans en maîtriser réellement le barème.
Comment se retourner contre un potentiel employeur qui a acheté une boîte noire à un tiers et n’a même pas conscience qu’il discrimine potentiellement ? « Cela me rappelle l’algorithme de la CAF, qui alloue des scores de risques plus élevés si on est étranger, ou une femme seule ou en instance de divorce », souligne Pierre Garnodier en citant la Quadrature du Net. « France Travail aussi veut allouer aux chômeurs un score d’employabilité. Qu’y aura-t-il derrière ? Comment seront notés les travailleurs en situation de handicap, les chômeurs de longue durée, ceux en rémission d’une longue maladie ? » s’inquiète le syndicaliste.
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