
Depuis ses débuts en 2019, Les Peuples Veulent cherche à repenser la solidarité internationaliste. À l’occasion de la sortie d’un manifeste au printemps 2025, nous avons échangé avec trois de ses membres présents depuis la fondation du collectif. Roula et Soma ont grandi au Moyen-Orient et vivent actuellement en exil en France. La première est née en Syrie, tandis que la seconde, militante féministe et internationaliste proche du mouvement kurde, dans une petite ville dans les montagnes du Kurdistan iranien. Lucas, quant à lui, est un militant autonome français qui s’est politisé à travers l’internationalisme et des voyages post-soulèvement en Tunisie, au Kurdistan ou encore au Liban. Il rejoint la lutte en France au moment de la loi Travail, puis des gilets jaunes. Leurs routes se sont croisées pour la première fois en 2018 à l’université Paris 8 où tous trois soutiennent l’occupation de l’université par des exilé·es qui s’auto-organisent pour demander des papiers et des logements dignes. Entretien avec le collectif.
Pouvez-vous présenter Les Peuples Veulent et expliquer le compagnonnage historique avec la Cantine Syrienne ?
Roula : En 2019, la Cantine a lancé une première rencontre suite à la vague de soulèvements qui avait marqué l’année, au Liban, en Irak, en Algérie, au Soudan, en Équateur, au Chili, en Iran… Il y avait l’envie de parler de plusieurs contextes au lieu de faire une soirée de soutien unique pour un seul de ces pays en révolte. L’énergie qui s’est dégagée de ces rencontres nous a donné envie de continuer. C’est devenu une initiative annuelle, qui a petit à petit pris la forme d’un festival sur plusieurs jours, avec différents temps et activités. Est née également l’idée d’un moment off, c’est à dire non public, afin de prendre le temps de mieux se rencontrer avec nos invités internationaux, mais aussi de réfléchir et faire des ateliers thématiques sur des questions opérationnelles ou stratégiques. Jusqu’à la dernière édition, des membres de la Cantine syrienne ont porté l’organisation, jusqu’à ce qu’on se rende compte que ça devenait beaucoup pour elles et eux de porter cette dynamique-là. Le projet s’est autonomisé et est devenu un réseau transnational, dans l’idée d’aller au-delà de rencontres une ou deux fois par an. Une équipe s’est formée pour mettre en place cette transition.
Où est basé le réseau ?
Roula : Le centre de gravité du réseau reste la France en raison du lien avec l’histoire de la Cantine syrienne de Montreuil. Cependant, les personnes actives dans la vie du réseau ne résident pas qu’en France, loin de là. Il y a deux pôles importants au Chili et au Levant (Syrie-Palestine-Liban) ainsi qu’au sein de la diaspora syrienne et soudanaise, dans au moins cinq ou six pays ! Un de nos objectifs dans les années à venir est de continuer à se décentrer encore plus de la France. On voulait que le dernier festival ait lieu ailleurs — on préparait une édition au Liban depuis plus d’un an avec plusieurs collectifs sur place, mais il a finalement été annulé à cause de la guerre d’agression d’Israël.
De qui est composée cette équipe ?
Soma : Depuis le lancement formel du réseau en mars dernier, nous avons environ 150 membres (collectifs, individus, lieux) répartis sur 27 pays et cinq continents. La plupart des gens qui sont au centre des Peuples Veulent ont participé à des révoltes, soit dans leurs territoires natals (Chili, Tunisie, Syrie, Liban, France, Soudan, Iran, États-Unis) soit dans les pays où iels vivent en exil. Ce sont donc beaucoup de rencontres entre exilé·es et dissident·es locaux. Il y a aussi des personnes qui participent aux luttes et collectifs territoriaux. Ce qui nous a réunis, c’est de comprendre combien nous étions isolé·es. Une fois que la révolte ou la révolution s’achève, on se retrouve dans le vide. S’allier avec des gens qui participent à, ou sont inspirés par ces moments devient important. C’est aussi une manière de s’impliquer dans des mouvements depuis l’endroit où l’on se trouve, parfois indirectement ; c’est-à-dire contribuer aux différents mouvements, à la fois autour de nous et ceux d’ailleurs, qui concernent nos camarades dans le réseau. Avoir une connexion plus forte nous enrichit et permet de partager idées et actions autour de ce que chacun comprend par le mot « révolution » ou par l’engagement politique. Après, l’idée est d’aller au-delà de l’engagement politique symbolique et vers l’entraide, car il y a aussi des enjeux de survie. Nous voulions créer un réseau de solidarité et d’amitié, afin de sortir de l’isolement face aux oppresseurs et aux différentes formes de domination qu’on subit. À partir des idées qui ont commencé à mûrir, nous avons écrit nos réflexions autour des révoltes, des révolutions de ces dix dernières années, à partir des discussions et des apprentissages issus des rencontres. On a tenu à écrire un manifeste tout en étant conscient·es que, si nous partagions beaucoup de choses, nous n’avions parfois pas la même définition de certains termes, que ce soit « révolution », « exil », « urgence », « ennemis »… On a finalement trouvé quelque chose pour nous réunir : l’internationalisme. Cette idée selon laquelle il est possible de lutter depuis là où on se trouve afin d’identifier un objectif commun, de se réunir et de pouvoir parler à plusieurs territoires en luttes.
Comment avez-vous rédigé ce manifeste, avec toutes les contraintes de géographies et de langues ?
« La plupart des gens qui sont au centre des Peuples Veulent ont participé à des révoltes. »
Lucas : Le manifeste a été écrit depuis différents endroits : le Liban, la France, le Chili, l’Écosse — et par des personnes en situation d’exil en Europe du Nord. Ça, c’était pour le premier groupe restreint, dont on faisait partie tous les trois, avec une dizaine de personnes venant d’Iran et du Kurdistan, de France, de Syrie, du Chili, du Liban et enfin de Tunisie et de Russie. On a passé six mois à écrire une première version du texte, qui faisait un peu office de synthèse de toutes les discussions des quatre premières rencontres. Et c’est avec cette première version que le reste du réseau a été mobilisé. Il a été envoyé aux quatre coins de la planète à une centaine de personnes ayant participé aux précédentes rencontres, pour vérifier que ce texte était fidèle à leurs attentes.
Ensuite il y a eu une phase passionnante, qui a duré quatre mois : la collecte des retours, critiques et désaccords d’une soixantaine de personnes, qu’il a fallu restituer à partir de leur contexte. Ça a été difficile, mais ça a énormément enrichi le texte. On vient déjà de huit pays différents dans le premier comité d’écriture, mais grâce à ça on avait l’expérience de 30, 40 géographies différentes ! On a ensuite fait des discussions en direct, avec des gens liés au réseau, en se déplaçant au Liban, en France, au Chili, en Argentine, pour débattre de cette version. Évidemment, il a fallu énormément reprendre le texte, énormément reformuler, afin de faire en sorte que ça soit le plus fidèle possible et que ça puisse parler dans les différents lieux où les membres du réseau sont présents. L’ensemble était écrit en deux voire trois langues en parallèle. Il fallait perpétuellement faire attention aux versions du texte, retraduire…
[Paris, 2011 | Loez]
La seconde phase de réécriture a aussi duré deux à trois mois. Le manifeste a ensuite été autopublié en quatre langues — français, espagnol, anglais, arabe — pour qu’il soit prêt pour les rencontres à Marseille. Ensuite nos quelques 200 invité·es sont reparti·es avec des dizaines de copies dans leur valise pour les faire circuler dans leurs territoires. Il a été imprimé en France et au Liban, ce qui lui a permis de circuler en Syrie après la chute du régime. À présent on est dans une phase de publication par des éditeurs et éditrices en France et bientôt au Mexique, aux États-Unis, au Brésil afin de lui donner une audience plus large, qui dépasse les cercles partisans. Mais la traduction se fait en interne, par le réseau. Il y a d’autres traductions en cours en ukrainien, mandarin, allemand, italien, géorgien et turc. Grâce à tout ça, de l’Ukraine jusqu’au Mexique, on reçoit des demandes de personnes qui voudraient nous rejoindre. Le texte ouvre des portes et multiplie nos rencontres. La proposition politique voyage, essaime. Dans des endroits inconnus de nous jusque-là.
Vous avez organisé un important évènement à Marseille il y a quelques mois, peu avant la chute du régime syrien. L’un des plateaux rassemblait autour d’une même table des personnes impliquées dans les réalités militantes du Soudan, de Palestine, du Kurdistan, de Syrie, d’Ukraine, d’Iran. C’est assez rare, à l’image de votre manifeste. Comment avez-vous préparé ce moment ?
Roula : Historiquement, le réseau s’oriente vers les moments de soulèvements, de révoltes populaires, d’insurrections. Dans la dernière édition, on était habité·es par la guerre, de la Palestine à l’Ukraine. Il y a donc eu un décentrement. Quelles sont les urgences du moment ? Sous quel régime est-on en train de vivre ? Selon nous, on est dans un moment contre-révolutionnaire qui se manifeste dans ses formes les plus extrêmes : génocides, massacres de masse, guerres. On a continué à tenir notre fil en s’intéressant aux résistances et aux combats anticoloniaux, comme au Soudan, où dix ans de processus révolutionnaire hyper fort ont laissé place à un conflit armé et une guerre civile financée par des puissances extérieures, comme l’Union européenne ou la Russie, ce qui impose aujourd’hui une autre réalité.
Concernant les invitations, il est important pour nous d’organiser des rencontres entre des luttes et des lieux qui semblent opposés, soit pour des raisons géopolitiques apparentes, soit pour des questions de lignes idéologiques qui traversent les milieux de gauche partout dans le monde. Par exemple, réunir des personnes de Syrie et du Kurdistan ou des personnes qui viennent de Palestine ou d’Ukraine, de Chine ou de Taïwan, etc. On n’est pas les seuls à faire ce travail, mais c’est l’un des endroits les plus essentiels, c’est là où ça frictionne. On a besoin de comprendre exactement les endroits de tension et à partir d’où il est possible de se mettre d’accord avant de prendre position dans une situation donnée. Bien sûr ce n’est pas toujours facile. Mais en tout cas, pour nous, il est plus intéressant de faire voir ces endroits de tension plutôt que de les mettre sous le tapis et de se poser en juge hors-sol, déconnecté des enjeux et des vécus des personnes sur le terrain.
Cet évènement était organisé en deux étapes dont une en off. Comment s’est organisée cette partie ?
« L’internationalisme par le bas a disparu de notre génération et nous n’avons pas trouvé d’autres solutions que de nous rencontrer et d’essayer de nous organiser ensemble, malgré les divisions. »
Soma : L’un des projets les plus importants des Peuples Veulent, c’est de connecter des organisations de types différents, de réfléchir à agir ensemble, avec des collectifs qui sont parfois sur des territoires distants mais qui peuvent être reliés à travers un réseau, un journal, etc. Afin de pouvoir donner un espace de parole et de visibilité aux combats de ces collectifs, exilés et non exilés, le off nous semblait crucial comme étape préparatoire avant la partie publique. On en a conscience : les gens ne s’entendent pas car ils sont divisés par la force des empires — tels qu’on les désigne dans le manifeste. L’internationalisme par le bas a disparu de notre génération et nous n’avons pas trouvé d’autres solutions que de nous rencontrer et d’essayer de nous organiser ensemble, malgré les divisions. On tenait à amener les tensions sur la table. Le manque de rencontres entre militant·es de chaque lutte locale, qu’iels viennent d’Ukraine, de Palestine, d’Iran, etc., nous est apparu comme une évidence. En se rencontrant et en partageant nos idées, on peut aller au-delà des analyses et intérêts des États, au-delà des forces qui nous divisent. Ce moment de rencontre en off semblait être une solution pour partager et construire quelque chose, au-delà des limites imposées par les temps d’échanges publics. Avec l’objectif de trouver des solutions par le bas, entre nous, sans dépendre ou mettre notre destin dans les mains de ceux d’en-haut. Évidemment, ce genre d’échange assez délicat nécessite de prendre le temps de bien soigner le choix des collectifs et invité·es.
Lucas : Ça me fait penser à une militante palestinienne, participante de longue date au réseau, qui est venue de Palestine malgré le contexte terrible. Pendant les off, alors qu’on venait d’apprendre la mort d’un camarade agriculteur à Gaza, elle a raconté avec une rare émotion à quel point c’était unique et précieux dans un tel moment de se retrouver entre Syriens, Iraniens, Palestiniens, Libanais pour contrer les tentations de lectures géopolitiques qui ne font qu’aiguiser les divisions.
Soma : L’autre défi était que tout le monde ne pouvait pas se déplacer afin de participer. L’accès à la rencontre n’a pas été égal pour tout le monde. Nous avons eu une dizaine de personnes qui n’ont pas pu venir à cause des visas, notamment d’Afrique et d’Asie (Soudan, Mali, Burkina Faso, Bangladesh et Palestine).
Le Caire, juillet 2013 | Loez]
Comment définiriez-vous l’« internationalisme par le bas » que vous appelez de vos vœux ?
Roula : « Par le bas » renvoie à la volonté, la recherche et le désir de faire de l’internationalisme autrement. Les expériences d’internationalisme au XXe siècle ont souffert d’une centralisation politique autour des États. Ça a fait perdre aux mouvements leur autonomie politique et matérielle à cause d’une dépendance à l’égard des agendas et intérêts géopolitiques des États ou des organisations de masse. Il y a donc une analyse et un diagnostic à faire des erreurs du passé. On essaye de mettre en avant le fait que peu importe la stratégie qu’on choisit, ce qui est important est de trouver une forme d’autonomie vis-à-vis de la politique institutionnelle. C’est à dire que notre souci doit toujours être dirigé vers la matérialisation et la poursuite de notre propre agenda politique, tout en composant avec la réalité, évidemment. On ne veut pas déléguer cette recherche politique et stratégique à une bande d’experts, de technocrates, de politiciens d’avant-garde…
Dans l’internationalisme par le bas, il y a donc la volonté de recherche commune entre plusieurs territoires sans forcément être d’accord sur les solutions concrètes qu’il faudrait appliquer pour réussir. Nous comprenons parfaitement que chaque contexte géographique nécessite des tactiques et stratégies différentes : loin de nous l’idée qu’il y aurait un modèle passe-partout pouvant émerger dans la tête d’une élite militante éclairée et qu’il faudrait ensuite importer et traduire dans les différentes régions de la planète.
« Les expériences d’internationalisme au XXe siècle ont souffert d’une centralisation politique autour des États. »
Soma : Pour beaucoup d’entre nous, il y a aussi eu une forte déception due aux échecs des révoltes et des révolutions de ces dernières années. Avec le génocide et les guerres actuelles, il y avait le besoin de chercher un espoir, de croire en quelque chose. La détermination de penser que des choses sont toujours possibles malgré tout. Un de nos enjeux est aussi de visibiliser les marges : c’est-à-dire les collectifs, les luttes, les causes laissées en périphéries et parfois dans l’ombre. Et quand elles sont visibles comme la cause palestinienne peut l’être, elles ne le sont parfois seulement que sur certains aspects les plus médiatiques (ici, la lutte armée, par exemple) en laissant parfois d’autres de côté (comme les luttes paysannes ou féministes), réduisant ainsi la diversité des voix qui peuvent exister sur le terrain. On tenait à voir et montrer le visage invisible des luttes, ce dont on ne parle pas à la télé. C’est pour ça qu’on a voulu se rencontrer car il n’y a pas d’autres moyens de faire émerger cette puissance invisible. J’ai croisé beaucoup de personnes au sein du réseau qui sont devenues des personnes de confiance à qui je peux transmettre mes expériences mais aussi construire avec elles pour l’avenir. L’idée de rencontre, ce n’est pas seulement celle d’un partage d’informations. Nos invité·es nous ont poussé·es à vouloir aller au-delà de ces rencontres et à créer quelque chose de plus opérationnel qui dépasse les frontières.
« Trouver de nouvelles voies praticables pour faire sens et corps ensemble », écrivez-vous dans le manifeste. La réflexion internationaliste que vous proposez se voudrait ni paternaliste ni patriarcale. Des pages du manifeste sont consacrées à l’apport des mouvements queer et féministes minoritaires. Pourriez-vous en dire un mot ?
Soma : Je pense en effet que les mouvements féministes et queer peuvent être internationalistes et partager un but commun même, si ce n’est pas toujours évident. Une partie des personnes qui ont participé à l’organisation des Peuples Veulent avait comme lutte centrale la cause féministe et queer. On a des camarades qui ont vu la puissance des grèves féministes en Amérique du Sud, par exemple. De fait, les combats féministes ont changé la politique générale du monde entier, c’est une révolution et une inspiration politique de notre époque. On ne peut pas les ignorer. Il y a aussi à apprendre des mouvements féministes de ces dix dernières années en Iran, au Soudan, au Liban… S’il y a un renouvellement des idées et des pratiques politiques aujourd’hui, ça passe en partie par les expériences des personnes queers sur le genre, la féminité, etc. Mais il n’est pas toujours simple de faire l’aller-retour vers une lutte plus « générale » ou internationaliste, qui inclut plusieurs causes et fronts.[Paris, 2011 | Loez]
Roula : Pour continuer dans le même sens, le défi est de trouver ce que le féminisme ou les luttes queers peuvent apporter de pratiques, hypothèses, outils ou apprentissages politiques qui sont déjà transversaux, globaux. En somme, comment elles dépassent la case de la lutte particulière, spécifique. Et j’aime le fait que tu dises que notre réflexion se veut non paternaliste. Typiquement, la question de la positionalité qui a été beaucoup théorisée et portée par le mouvement féministe constitue la base d’une approche internationaliste non condescendante. Les mouvements de solidarité internationale, surtout depuis le Nord vers le Sud, sont souvent traversés par un paternalisme surplombant où on vient expliquer à celles et ceux qu’on prétend aider ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qu’il faut dire ou ne pas dire et comment iels sont coupables quand iels font ceci et pas cela, etc. Ce genre de posture n’est que l’expression d’une continuité coloniale qui arrive à s’installer au sein même de gestes de soutien. Prendre en compte la question de la positionalité depuis le féminisme nous aide à identifier les impacts des structures de pouvoir dans la manière même dont on se rapporte à des luttes lointaines.
Il est très facile de donner des leçons politiques depuis l’Occident colonial aux révolté·es du Sud. Il est plus difficile de s’y rapporter avec humilité en étant capable d’identifier les endroits et les moments où un soutien est requis et les endroits où il s’agit simplement d’écouter et d’essayer de comprendre et d’apprendre. Cet espèce de tact politique, on l’appelle « tendresse révolutionnaire » dans le manifeste ; elle n’est possible que si elle est incarnée par des liens, des affects et des ancrages éthiques et sensibles et pas seulement des théories et des discours flamboyants. C’est cette tendresse, cette recherche d’empathie, qui nous permet de pratiquer un internationalisme par le bas. Il y a des collectifs et des luttes dans les marges qui ont des grammaires, des soucis et des pratiques différentes des formes politiques dans le Nord. Donc ce n’est pas parce qu’on est antiraciste ou décolonial au Nord qu’on comprend les dynamiques de luttes dans le Sud. Une approche féministe nous pousse à aller au ras du sol pour voir les choses depuis les points de vue des personnes opprimées, les soutenir, parfois de manière critique.
C’est-à-dire ?
« Ce n’est pas parce qu’on est antiraciste ou décolonial au Nord qu’on comprend les dynamiques de luttes dans le Sud. »
Soma : Il y a aussi une récupération des mouvements féministes et queer. Il y a les féministes libérales du Nord qui voudraient « sauver les femmes du Sud ». Si on se définit comme internationaliste, comment réagir à ce féminisme colonial qui propose d’aller à l’autre bout du monde, en Irak, en Afghanistan, par exemple, pour faire la guerre au nom du féminisme ? Ça m’a toujours touchée lorsque les personnes venant du Sud étaient confrontées à ce genre de récupération en Occident. Le mouvement pour les femmes en Iran, par exemple, a été complètement instrumentalisé et récupéré par des féministes sionistes ou libérales, par certains collectifs queers pro-israéliens, pro-génocides. La question est donc : comment, par les ressources que nous proposons, avoir une autre forme d’échange entre féministes ? Car c’est difficile de lutter sur les deux fronts du patriarcat, à la fois local et global.
Le terme queer, lui-même issu d’une culture anglophone, est-il audible par les diverses communautés que vous portez dans les Peuples Veulent ?
Soma : Ça me rappelle des moments d’écriture du manifeste. On se demandait : comment les divers camarades politiques entendent ces mots, ces concepts, ces luttes, de l’endroit où iels sont ? Comment iels se positionnent par rapport à ça ? On a pu citer des camarades internationalistes, engagés et radicaux mais pas forcément en soutien aux questions féministes et queer. C’était une des difficultés pour nous. Malgré tout, on n’a pas d’autres choix que d’apprendre et de se confronter. Au sein des Peuples Veulent, certains camarades n’ont pas du tout la même définition du féminisme que moi par exemple. C’est ce qu’on a appris lors de l’écriture du manifeste, en organisant le festival et en rencontrant des camarades féministes venues de partout. À un moment, dans nos discussions, on a réalisé que nous étions inspiré·es par l’idée de dépassement de la dualité, de la dichotomie, propre aux luttes queers. Pour nous, c’était inspirant.
[Tunis, août 2013 | Loez]
Roula : Les mouvements féministes et queers mettent en avant la question du rêve, du désir, du corps. Ce sont des outils, des repères, des matériaux avec lesquels on peut travailler pour des positionnements révolutionnaires transversaux. Dans le manifeste, c’est un passage très court — insuffisant, nous a‑t-on reproché. Mais on l’a inclus exactement à partir de l’axe que Soma vient de mentionner : le refus de la dualité, de la dichotomie. Pour nous cette question est liée à celle du campisme, à cette prétendue nécessité « pragmatique » de se ranger dans un camp géopolitique, même s’il est pourri, pour combattre l’autre camp. Des personnes queers du réseau ont pointé qu’il faudrait dédier plus de temps et d’espace à leurs luttes. C’est la raison pour laquelle il y a eu une table ronde spécifique qui portait sur leur instrumentalisation impérialiste dans le festival à Marseille, organisée par un groupe de travail queer au sein du réseau. Pour rebondir sur ce que disait Soma, je ne pense pas que tou·tes ceux et celles qui participent au festival soutiennent les luttes queer ou trans. Ce que l’on tente de dire et de faire, ce qui importe pour nous, c’est de pouvoir se parler et de ne pas nier la légitimité de la cause de quelqu’un au profit d’une autre qui serait supérieure, de ne pas hiérarchiser les luttes. Ce qui n’empêche pas d’avoir des gens qui se concentrent en priorité sur l’écologie, d’autres sur les luttes de libération nationale, etc. Si on accepte de faire cohabiter cette diversité sans négation d’autrui, on pourra être dans un rapport mutuel d’apprentissage et donc de transformation.
Vous dites que « la tâche révolutionnaire est en partie devenue une tâche de traduction ». Pour vous, concrètement, quelle dimension ça a pris ? Comment communiquer entre militant·es issu·es d’autant d’horizons différents ?
Roula : La traduction, ça permet de se comprendre. On parlait justement des questionnements queers, du mot lui-même. Et des termes « démocratie », « révolution », « changement de régime », qui n’impliquent pas forcément les mêmes choses partout. Par exemple, on disait thawra ou intifada au Liban, estallido ou revuelta au Chili, soulèvement ou insurrection en France, conseils locaux en Syrie ou poder popular au Mexique. La tâche révolutionnaire — qui est pour nous une tâche internationaliste — est de pouvoir se donner une infrastructure langagière élémentaire. Pour pouvoir parler il faut un minimum de compréhension commune. C’est important car de notre point de vue, il y a eu des révoltes, des révolutions et des luttes qui n’ont pas été comprises ou qui ont été délaissées par la gauche traditionnelle et ses lectures datés de l’anti-impérialisme : Hong Kong, Ukraine, Iran… Il y a aussi des endroits où on ne comprenait tout simplement pas ce qui s’y passait. La Syrie est un bon exemple : il fallait de la traduction pour tenter de transmettre le processus révolutionnaire massif qui se déroulait sur le terrain. Il fallait traduire quelque part l’anarchisme syrien.
Anarchisme ?
« Il y a eu des révoltes, des révolutions et des luttes qui n’ont pas été comprises ou qui ont été délaissées par la gauche traditionnelle et ses lectures datés de l’anti-impérialisme. »
Roula : Si on se place d’un point de vue occidental, les expériences qui se passaient sur le terrain en Syrie correspondaient à des pratiques « libertaires ». Sauf que les Syriens ne revendiquaient pas eux-même ce terme. Et donc, les Occidentaux n’ont pas compris que c’était de fait des pratiques libertaires. C’est là que la traduction entre en jeu. Omar Aziz, un anarchiste syrien mort en détention qui a été impliqué dans des dynamiques d’organisation populaire par la base, disait : « Nous avons fait mieux que la commune de Paris », car certains territoires libérés du régime ont été ensuite auto-administrés par leur habitants pendant des années.
Soma : En vrai, l’internationalisme a déjà sa propre langue, et l’avantage est que parfois on observe les mêmes codes, les mêmes pratiques communes malgré les distances des frontières et la violence des États-nations qui ne cessent de nous diviser. C’est intéressant qu’il y ait un langage partagé dans les révoltes qu’on reconnaisse immédiatement au-delà des drapeaux et des symboles précis. Traduire, c’est aussi pour la transmission d’une mémoire collective qui pourrait se perdre sans traduction politique.
… un langage, c’est-à-dire ?
Soma : La manière de faire face aux oppresseurs peut être très localisée. Beaucoup de personnes ne se réclament pas du militantisme mais font autant voire plus que les militant·es expert·es dans les pays du Nord. Des gens qui passent toute leur vie dans des pratiques d’entraide révolutionnaires. Iels sont militant·es par leurs actions et non pas par ce qu’iels disent. Alors comment trouver le lien ? C’est précisément ça, trouver un moyen de se parler et de reconnaître la diversité des luttes et des langages qui existent, et que ça ne soit pas reçu comme une menace — souvent la diversité est perçue comme une menace, une limite, une difficulté — mais comme une richesse.
Paris, 2011 | Loez]
La traduction est aussi matérielle. On a écrit la plupart du manifeste en se réunissant physiquement et c’est quelque chose qui ne peut pas toujours être reproduit. Plusieurs personnes du collectif sont dans les pays du Nord et ont matériellement la possibilité de communiquer et de se retrouver. On utilise principalement l’anglais, l’arabe, le français et l’espagnol mais parfois, on échange des mots dans nos différentes langues avant de se trouver vite rattrapé·es par l’obligation d’utiliser les langues des empires et des colonisateurs pour parler des luttes décoloniales, ironiquement contre les empires et les colons. Ce n’est pas un hasard si c’est dans les empires qu’il y a accumulation du capital matériel. Mais on peut justement utiliser ce capital autrement pour aller dans notre sens. Tout de même, cette tâche de traduction n’est pas toujours simple et elle reste indissociable de l’exil.
Vous vous présentez comme un collectif de personnes en exil. Les soulèvements des dix dernières années et l’exil en France sont reliés. Comment cela s’incarne-t-il dans votre collectif où s’énonce un « nous » exilé ?
Roula : Tout le monde n’est pas exilé·e dans le collectif. Dans celui-ci comme dans le texte, le « nous » fluctue : il est parfois très incarné, très précis, comme dans le chapitre sur l’exil. Parfois il symbolise la rencontre qui a eu lieu, un « nous » pour faire advenir quelque chose de plus large. C’était le pari de naviguer entre ces différents « nous ». Le « nous » de l’exil est quelque chose de très important pour moi. Ça vient directement de mon expérience. Avec Soma, on en parle beaucoup, c’est une discussion constante. Moi, à un moment donné, j’ai voulu vivre l’exil comme une position de force, voire d’attaque, car j’en avais marre de le vivre comme une faiblesse, comme si j’étais une victime sans agentivité. Mais on ne peut pas le dissocier des conditions matérielles, comme l’a dit Soma. L’autonomie politique va toujours de pair avec une autonomie matérielle : pour faire de l’exil une position d’attaque, il faut des conditions matérielles qui le permettent.
« J’ai voulu vivre l’exil comme une position de force, voire d’attaque, car j’en avais marre de le vivre comme une faiblesse, comme si j’étais une victime sans agentivité. »
Soma : C’est comme ça qu’on peut lutter depuis ici pour d’autres endroits. On en avait marre, en effet, d’être identifié·es comme des victimes. Il y a des exilé·es révolutionnaires qui ont fait des choses inspirantes et impressionnantes mais qui ont été perçu·es comme « victimes » en arrivant dans leur pays d’accueil, avec parfois du mal à gérer leur quotidien. Iels deviennent des travailleurs précaires parmi d’autres, qui vivent juste pour travailler et galérer avec les démarches administratives. On a beaucoup réfléchi à tout ça : comment rester révolutionnaire même en tant qu’exilé·e. Et c’est très difficile.
Les révolutionnaires exilé·es et non exilé·es ne traversent pas les mêmes difficultés. Dans le manifeste on leur donne beaucoup de place, ainsi que dans nos pratiques et notre réseau. Pour les personnes exilées, il y a plusieurs fronts difficiles à équilibrer. Ton corps, ton esprit, tes luttes sont divisés sur plusieurs territoires et ça diminue ta force. Comment ne pas perdre la mémoire de son pays, comment la transmettre aux autres camarades, aux autres personnes, depuis sa condition d’exilé·e ? Comment rester révolutionnaire sans se sentir complètement aliéné·e par la politique de la France par exemple ? Moi, je suis exilée en France depuis dix ans, et ce n’est pas simple. Nous vivons des défis politiques et sociaux sans lesquels on ne peut pas parler d’internationalisme. Et ce n’est pas seulement vrai pour les exilé·es dans les pays du Nord. Pendant le festival, il y avait des camarades qui étaient exilé·es de plusieurs pays d’Asie du Sud dans d’autres pays d’Asie du Sud et qui traversaient des difficultés encore plus rudes que les exilé·es dans les pays du Nord. La répression arrive aussi dans les pays d’accueil. Les militant·es kurdes sont criminalisé·es partout. Iels n’ont pas d’État, ont quitté leur pays pour des raisons politiques et sont perçu·es comme des criminel·les dans le pays d’accueil. Donc, iels cherchent toujours un endroit où il existe un espace pour lutter.
En parlant des luttes de libération kurde, quelle place tient l’expérience du Rojava, si importante dans la région, pour votre collectif ?
Soma : L’une des envies des Peuples Veulent est quand même de faire un pont autant que possible entre les expériences révolutionnaires kurdes et syriennes. Le mouvement kurde est très organisé en diaspora depuis les années 1980 — c’est incomparable avec d’autres organisations. Des camarades familier·es des luttes kurdes nous permettent de faire les liens, car ces liens manquent partout, notamment en France. Ça a été difficile mais on a réussi à faire les premiers pas.
Dans le cadre de l’écriture du Manifeste, le Rojava et le Chiapas étaient très présents : deux mouvements qui durent depuis les années 1980, et qui s’affirment comme anticapitalistes et anticoloniaux au sens classique de ces termes, malgré tous les changements de gouvernement. Ce sont des mouvements qui avancent malgré les guerres. Ils brisent et déforment l’image de « victimes » de leur région, et créent un discours révolutionnaire malgré la violence du contexte. C’est évidemment inspirant et au cœur de nos sujets : la révolution, les révoltes populaires, la stratégie à adopter face aux attaques des empires. Ces enjeux sont des discussions au sein du mouvement kurde depuis 40 ans. Nous avons des divergences et des points de désaccords, par exemple sur certains aspects de la politique du mouvement kurde pendant la révolution en Syrie. Mais le point fort de notre collectif est de tenter de travailler ensemble à travers l’écoute et ainsi d’avancer vers une construction commune, même quand ce n’est pas simple.
[Tunis, août 2013 | Loez]
Roula : Effectivement, l’expérience zapatiste et celle du mouvement de libération kurde hante le texte. La compréhension du mouvement de libération kurde au Rojava, mais aussi dans les autres parties du Kurdistan, a été en partie possible grâce à la rencontre avec Soma. Car le mouvement est très large mais chacun de ses foyers a ses spécificités, ses stratégies. Ça n’est pas forcément très développé dans le livre, car en réalité, on a fait le choix de mettre au centre les luttes récentes. Mettre en lumière les comités de résistance au Soudan, ou les conseils locaux en Syrie. On a aussi choisi d’emmener davantage ces expériences moins connues des publics militants, car elles nous sont familières : ce sont celles qu’on connaît le mieux depuis l’intérieur. Donc pour adresser les problématiques autour de la question de l’organisation, on a choisi de faire ça en fonction de la où on se trouve, en tant que participant·es dans des révoltes. Dans le cas du mouvement zapatiste ou du mouvement de libération kurde, il y a de fortes organisations derrière les mobilisations qui structurent le mouvement populaire. Or, nous l’avons dit : les mouvements de révolte récents ont en commun l’absence de ces grandes organisations. On a voulu prendre la question à partir de là.
Effectivement, vous parlez de l’émergence d’un nouveau cycle révolutionnaire en citant de nombreuses révoltes de par le monde. Quelles sont les différences de ce nouveau cycle avec l’internationalisme fin XIXe-XXe siècle ou encore l’époque des guerres de décolonisation de la deuxième moitié du XXe siècle ?
Roula : Notre condition d’exilé·e politique nous rappelle qu’on n’arrive pas de nulle part, qu’on est venu·e par des révoltes. Les révoltes sont des cycles qui s’ouvrent et ne se referment pas si vite et c’est quelque chose qu’il faut rappeler aujourd’hui malgré le mouvement de fascisation dans lequel le monde s’engouffre. Donc quand on dit « cycle », ça signifie que ce n’est pas terminé, le mouvement de fond n’est pas encore clos même si on est dans un moment de contre-révolution atroce. Or, pour que ça ne se referme pas, il faut qu’on l’acte. Il faut absolument dire que ça existe, qu’on prenne conscience que c’est un processus, de faire le travail de mémoire, de transmission, d’apprentissage, etc. On en parle un peu dans le manifeste, on donne des pistes.
L’internationalisme et les révoltes du XXe siècle s’appuyaient sur de grandes organisations, que ce soit du mouvement ouvrier ou des mouvements de libération nationale. Même si aujourd’hui les révoltes sont des phénomènes de masse, il y a peu de formes partisanes et d’organisations de masse qui arrivent à les soutenir. Ça arrive encore à certains endroits, en Inde par exemple. Pour nous, il s’agit d’identifier et garder ce qui est nouveau, inspirant, débordant dans les révoltes, comme une certaine horizontalité, une spontanéité et une radicalité des masses. Pas les jargons idéologiques et les textes des gourous, mais la vraie et juste parole qui sort des ventres enragés. Comment garder ça en apprenant de nos limites et aller plus loin ? Car des révoltes ont fait chuter des régimes, dans plein d’endroits : en Tunisie, en Égypte, au Soudan, au Sri Lanka, au Bangladesh, en Syrie à présent. Mais le plus difficile c’est l’après. C’est là que se pose la question de l’organisation.
À partir de l’internationalisme que vous défendez, comment répondez-vous à cet « après » des révoltes, celui qui écrase et souvent comprend le contre-coup de l’armée ?
« Pour nous, il s’agit d’identifier et garder ce qui est nouveau, inspirant, débordant dans les révoltes comme une certaine horizontalité, spontanéité et radicalité des masses. »
Roula : On a des pistes, pas de réponses claires. L’un de nos constats c’est que les grandes organisations et les mouvements de masse qui étaient forts dans le XXe siècle, ne l’étaient pas seulement à cause de leurs discours. C’est parce qu’ils ont apporté du soutien effectif aux révoltes, aux catégories opprimées, qu’ils étaient forts. Il y avait bien entendu le communisme, les idées d’émancipation et de libération mais il n’y avait pas seulement ça. Aujourd’hui, on s’accroche à ces idées mais il faut des infrastructures pour les répandre et pour les matérialiser. Si on veut toucher plus de monde uniquement avec des discours, ça risque d’être compliqué. D’où notre insistance sur l’entraide matérielle. On a plusieurs projets pour développer ça. Le premier c’est le réseau Mujawara. C’est un réseau de lieux auto-organisés présents dans le monde dont la fonction est de faire exister des activités locales et transnationales de solidarité et d’entraide. Le second serait un front transnational d’entraide matérielle et financière qu’on est en train de concevoir. Comment faire pour que dans des moments de crises on puisse vraiment réduire la dépendance de nos organisations à des puissances qui vont nous coopter ? Comment réduire notre dépendance matérielle à travers l’entraide par le bas ?
Soma : Faire face au paternalisme que l’on vient d’expliquer, c’est dire qu’il est possible d’avoir des espaces autonomes qui peuvent être créés pour nous relier, des espaces qui nous permettent de nous organiser. La question devient : comment accompagner, matériellement, la possibilité de cette transition de « victime » vers celle de « militante en exil » ? C’est quelque chose à apprendre des exilé·es qui ramènent dans leurs bagages des outils transformateurs et puissants, utiles ici-même. Ce ne sont pas seulement les personnes en exil qui doivent apprendre. Avec les Peuples Veulent, on voudrait changer la nature de ces allers-retours entre pays du Nord et pays du Sud, que ce soit sur la pensée politique comme sur l’entraide matérielle. Matérialiser ces échanges en de multiples directions sans reproduire ce paternalisme existant du Nord vers le Sud et les clichés qui vont avec.
[Paris, 2011 | Loez]
Lucas : Oui. La question du projet fait le lien avec celle sur l’exil : historiquement, la théorie révolutionnaire, les pensées et les projets révolutionnaires sont toujours basés sur les enseignements des révoltes et révolutions qui ont eu lieu et cette transmission se fait très souvent à travers l’exil de ceux et celles qui les ont directement vécus. On l’évoque dans le manifeste, mais on oublie souvent qu’énormément de grands théoriciens et théoriciennes de la révolution — de Marx à Fanon, en passant par Rosa Luxembourg ou Emma Goldman —, sont des personnes qui ont été en exil ou en migration. C’est qu’aujourd’hui, c’est peu posé comme source d’enseignement et de réflexion d’une gauche centrée sur son vieux panthéon (Révolution russe ou Cubaine, révolution espagnole et Commune de Paris…) et qui pour une partie d’entre elle, a raté les soulèvements de la dernière décennie. Alors que se trouve juste à côté de nous beaucoup de personnes en situation d’exil qui ont vécu de leur vivant des révolutions et qui ont à nous apprendre. Ce que j’ai appris par la rencontre de personnes comme Soma ou Roula par exemple. En France aussi, on a tendance, à l’issue des révoltes, à vouloir repartir sur de vieux modèles et de vieilles propositions. Mais il faut partir de ce qui vient d’être vécu ! De ces propositions folles comme la révolte des gilets jaunes, ici, ou celle après la mort de Nahel. Les révoltes contre l’État français en Kanaky et Martinique… c’est de là qu’il faut partir pour construire des propositions.
Nous n’en sommes pas encore à vouloir ou pouvoir énoncer un projet révolutionnaire, mais on pense qu’ont émergé de ces révoltes de nouvelles formes d’organisation inspirantes, points de départ de réflexions et de constructions de chemins praticables, de propositions révolutionnaires. C’est en discutant pendant des heures et des heures avec des révolutionnaires exilé·es du Soudan que nous avons appris sur l’exemple qui nous donne peut-être le plus d’indice de ce à quoi pourrait ressembler un « après » désirable selon nous.
Là-bas, les comités de bases de la révolution ont été son poumon et ont aidé à soutenir la vie quotidienne localement dans un contexte de crise et de lutte avec le pouvoir. Ils ont pris conscience de la force de ces comités au moment où toutes les autres forces politiques se compromettaient. Ils sont allés jusqu’à rédiger aux quatre coins du pays une proposition pour après la chute du régime nommée « charte révolutionnaire pour l’autorité du peuple ». Une façon selon nous d’assumer le pouvoir populaire comme fin et pas seulement comme moyen de la révolution. Il y a quelque chose à creuser ici. Comment ne pas être balayé ensuite par la contre-insurrection ou par les récupérateurs en tout genre ? C’est aussi ce que l’on appelle « défendre la révolution », véritable point de blocage pour nous pour l’instant.
Ici, en France, votre proposition chemine aux côtés des productions et réalités des personnes porteuses des héritages anticapitalistes de l’immigration post coloniale. Avez-vous puisé dans ces héritages ?
« La théorie révolutionnaire, les pensées révolutionnaires et les projets révolutionnaires sont toujours basés sur les enseignements des révoltes et révolutions qui ont eu lieu et cette transmission se fait très souvent à travers l’exil de ceux et celles qui les ont directement vécus. »
Roula : Des personnes comme Soma et moi venons d’autres parcours d’exil et de migration. Je me souviens des premières résonances que j’ai trouvées en France en arrivant, venant de générations plus anciennes de l’immigration post-coloniale. C’était ma première politisation ici mais ça a duré un temps. Après, j’ai pris d’autres routes car, au-delà des divergences, j’ai trouvé de l’ignorance concernant les pays du Sud chez certain·es représentant·es politiques de l’immigration post-coloniale ici en France. Disons qu’il faut faire de la mise à jour sur certaines questions (rires). Mais c’est effectivement dans cette filiation révolutionnaire et anti-coloniale que nous pouvons nous situer en France. Venant de Syrie ou de l’Iran, il nous semble important de déplacer les coordonnées de ce qu’on entend par colonial ou décolonial depuis la France. Pour nous, ce qu’on a appelé « les printemps arabes » s’inscrit dans une volonté de décolonisation contre des régimes autoritaires qui ont instrumentalisé la question pour asseoir leur pouvoir et perpétuer la domination coloniale. On parle du Hirak en Algérie (2019) par exemple où nous avons tenté, suivant Fanon, de relier deux histoires : celles des « printemps arabes » de 2011 et celles des décolonisations des années 1960/70 car les Algérien·nes l’ont dit de manière limpide : le Hirak devait se penser comme continuité de la guerre de libération de 1962.
Ces enjeux — ceux des révoltes, de l’exil, et ceux qui concernent l’immigration post-coloniale en France — peuvent-ils vraiment se rencontrer ?
Soma : Si on est honnête, la connexion avec les quartiers populaires en France est une tâche que nous n’avons pas toujours réussi à remplir. Nous arrivons parfois de pays dont on a connu la violence mais qui sont fantasmés ici. Par exemple, le soutien d’une certaine gauche au régime criminel iranien. Ce sont des confusions qui viennent de camarades de lutte avec lesquels on est à plus de 90% d’accord. Mais quand il s’agit des questions internationalistes, les Blancs, ou les deuxième et troisième générations d’immigré·es en France ont été tellement opprimé·es ici que parfois, pour elles et eux, l’Empire ça n’est QUE la France coloniale, au sens classique du terme, et ils refusent de reconnaitre l’Iran ou la Syrie des Assad comme des régimes criminels. On vient rappeler qu’il y a différentes formes de colonialité. Peut-être qu’elles n’ont pas les mêmes intensités ou conséquences, qu’elles ne touchent pas les mêmes personnes, mais si on parle de lutte par en bas, les personnes qui subissent la violence de la part de ces régimes, de ces élites au pouvoir sont complètement légitimes de dénoncer cette violence.
[Paris, 2011 | Loez]
Si je suis anti-impérialiste et qu’un camarade syrien me parle des massacres en Syrie, je vais lui faire confiance, même si ça n’est raconté nulle part dans les médias. Parfois on écoute davantage ceux-ci, les porte-paroles institutionnels, que des camarades qui luttent vraiment sur le terrain contre les élites au pouvoir. Ça crée des divisions, parce que les deux côtés subissent tellement de violence qu’ils essaient de trouver un moyen de se sauver, de s’en sortir. Mais les intérêts sont parfois contradictoires. Une camarade des Peuples Veulent me disait cette phrase que je trouve intéressante : la révolution, dans certains endroits, peut apparaître contre-révolutionnaire dans d’autres. Les personnes qui sont des héros ou héroïnes ici, peuvent être l’ennemi pour d’autres. Et les deux sont des camarades de lutte. Alors c’est difficile d’y voir clair sur la question anti-impérialiste. Mais aussi sur les questions queer ou féministe. Si on n’a pas le même ennemi, comment se reconnaître ? On a écrit dans le Manifeste que la mobilité transnationale des militant·es exilé·es a été fondamentale pour nourrir la pensée, la pratique révolutionnaire. Les exilé·es, quand iels arrivent ici, sont à la fois victimes du colonialisme de la France et victimes de la guerre au Moyen Orient. Comment aller au-delà de ça et constater la pluralité des définitions et des statuts ?
Sortir de certains réflexes campistes est aussi une exigence qui traverse votre Manifeste. Lors de l’événement marseillais, une militante ukrainienne était là pour rappeler les positions non unilatérales des militant·es ukrainiens. Ainsi vous écrivez : « dépendre des grandes puissances est une questions de survie pour de nombreux révolutionnaires et comment les condamner ? »
Roula : Déja, il ne faut pas effacer les contradictions. Mais en vrai la plupart des « campistes », quand ils parlent de la Syrie par exemple, n’y connaissent rien. Après, on a appris au fur et à mesure que ce n’était pas seulement de l’ignorance, mais aussi des positionnements, des divergences de stratégie, d’éthique et de visions politiques du monde. La question reste : comment faire ensemble ? Certaines luttes n’entrent pas dans mon schéma de pensée et je vais être tentée d’invalider leur action. Typiquement, pour la Syrie, pour l’Ukraine, pour l’Iran ou la résistance palestinienne, on peut très bien passer des heures à parler de théories, de valeurs, de forger toute une série de « anti » telle ou telle oppression, mais quand tu as des bombes qui tombent sur ta tête : tu fais quoi concrètement ? Quand on vient de ces endroits-là, cette question apparaît moins schématique et abstraite. Quand on n’est pas sur le front, on a le luxe d’avoir ces débats-là, et ils sont importants, mais il faut se rappeler que les gens sur les fronts ne sont pas dupes et qu’eux aussi ont ces mêmes discussions et ne sont pas d’accord entre eux. Mais il y a un positionnement d’humilité qu’il ne faut pas perdre de vue. Les gens sur place savent mieux que nous ce qu’il faut faire. S’ils disent : on accepte de prendre les armes de l’Iran — par exemple — pour la résistance palestinienne, de l’OTAN et des États-Unis dans le cas de la résistance ukrainienne, c’est qu’ils doivent survivre. Ça ne signifie pas qu’ils soient aveugles ou inconscients des risques que ça implique. Pourquoi les condamner ? Comment condamner des gens qui essaient de survivre ? C’est là que se révèlent les contradictions, c’est là qu’il faut visibiliser les tensions stratégiques au lieu de tout résumer dans dans des slogans vides de sens. L’expérience vécue vient parfois balayer le jargon théorique. Ça permet de dépasser certains dilemmes un peu plus rapidement.
Rebondissons sur ce terme d’« éthique révolutionnaire ». « Les questions d’éthique ne sont pas accessoires à la stratégie révolutionnaire, elles sont en son cœur », écrivez-vous…
Roula : Elles nous habitent tout le temps, ces questions.
« L’expérience vécue vient parfois balayer le jargon théorique. »
Lucas : Il y a une réflexion sur la question de l’éthique qui est importante pour nous, et il faut la séparer de celle de l’idéalisme. On va beaucoup nous renvoyer qu’on a de belles idées, de belles pensées, mais qu’elles sont idéalistes, car il y a la réalité, le pragmatisme de la guerre qui fait loi. Nous ne pensons pas du tout que la question de l’éthique est idéaliste ; on préfère la relier à une autre : celle de la stratégie. Par exemple : il y a l’idée que dans un groupe ou une organisation, prendre soin des relations et du fonctionnement interne c’est une approche éthique et contre-efficace. Mais ça a aussi un objectif stratégique au sens où ça permet de construire sur quelque chose de sain et solide pour la suite. J’essaie de m’expliquer : ne pas avoir dans nos organisations de leaders suprêmes, de relations toxiques, de formes bureaucratiques, ce n’est pas de l’idéalisme, mais bel et bien l’idée que si l’espace que nous sommes en train de créer veut vivre sur la durée, il faut admettre que tous ces problèmes présentent d’énormes risques pour la survie de notre organisation. Prendre tout ça en compte est donc essentiel si on veut être ambitieux. Surtout quand on parle d’autant d’échelles différentes. C’est pour ça aussi que tout prend beaucoup de temps au sein des Peuples Veulent.
À une échelle plus large c’est pareil. Et c’est le propre de la position internationaliste par le bas. Prendre en compte la lutte de l’autre, ne pas nous laisser diviser par l’Empire et le jeu des puissances, construire des ponts réels entre les peuples, tout ça relève bien d’une position éthique. Car comment minimiser les crimes que subissent nos camarades ? Mais c’est aussi une position stratégique si on ne pense pas qu’au court terme. C’est comme ça que l’internationalisme est né d’ailleurs. En essayant de briser la concurrence entre les ouvriers dont les intérêts semblaient divergents dans l’immédiat. Que ce soit dans une même nation (entre travailleurs immigrés et ceux arrivés avant) ou entre les ouvriers de différents pays comme la France et l’Angleterre par exemple.
Nous défendons finalement un peu la même chose aujourd’hui : il faut briser la « concurrence » d’intérêts au sein de nos propres pays (entre les dernier·es arrivé·es et celles et ceux qui sont là depuis plus longtemps) aussi bien qu’entre les peuples de différents pays : les Iranien·nes en lutte contre leur propre régime et les Palestinien·nes, supposé·es recevoir de l’aide de ce même régime par exemple. Ce qui serait tomber dans l’idéalisme par contre, ce serait de nier que cette position se heurte parfois à la réalité de la survie, de la guerre et du court terme. Comme Roula l’a rappelé plus haut, toutes ces situations entrainent des contradictions. Il faut travailler à partir de là, même si c’est difficile. C’est tout ça — un soin et une écoute à l’intérieur de nos collectifs comme dans notre relation avec des camarades qui viennent d’ailleurs ou luttent ailleurs — que nous appelons tendresse révolutionnaire. Et nous pensons que cette tendresse nous aidera à construire sur la durée.
[Paris, 2011 | Loez]
Soma : C’est une question très délicate dont la réponse diffère de personnes en milieux. Car parfois ça consiste à affirmer son racisme, son sexisme, ou son soutien à un régime mortifère dont d’autres ont souffert. Et là c’est au-delà de toutes les éthiques révolutionnaires ou que sais-je. Mais souvent ce n’est pas de cet ordre. On a eu cette discussion en écrivant le manifeste. Que fait-on avec les gens qui sont militants mais qui n’ont pas eu l’occasion d’apprendre des questions queers ou féministes par exemple ? On ne peut pas les virer de nos réseaux ! La question de confronter les connaissances de chacun·e et les conditions d’apprentissage est à mes yeux, importante, venant du Sud. Comment faire face à ces problématiques à la fois éthiques, politiques, de différentes façons ? Chacun·e a ses propres lignes rouges, qui ne sont pas toujours là pour se distinguer, mais il faut avoir un minimum de cohésion et de durabilité et un minimum de valeurs partagées. Pour nous c’est important de reconnaître les lignes rouges de certain·es camarades.
Roula : J’ajoute un dernier élément, qui vient d’une autrice palestinienne, Rana Issue1, que nous aurions dû inclure dans le manifeste. Elle parle de Sumud : une forme de résilience ou de résistance, un concept qui traverse la lutte de libération palestinienne depuis des décennies. Elle parle de ses parents, tous les deux impliqués dans la résistance dans les années 1980. En 1982, la résistance armée palestinienne est obligée par l’occupation israélienne de quitter le pays. La dégénérescence de certains factions armées et les contradictions existant à cette époque ont mis un terme à l’implication de ses parents dans le Fatah (l’OLP). On aurait pu dire qu’il fallait y rester, et que c’était ça le vrai Sumud, la vraie résilience. Elle interprète leurs actes de manière contre-intuitive : elle dit que pour pouvoir continuer à pratiquer le Sumud, ils ont dû renoncer à appartenir à une organisation qui ne représentait plus leur vision de la libération. Pendant la guerre civile au Liban, elle explique que ses parents ont dû procéder à une forme de « réorganisation du soi révolutionnaire2 » qui pourrait « être actualisée dans la pratique ». Quand on ne sait plus pourquoi on est en train de faire les choses et que nos actes ne correspondent plus à ce pour quoi on a commencé à lutter, la résilience ce n’est pas de continuer à faire ce qu’on fait en s’obstinant à se taper la tête contre le mur, mais se questionner sur le sens et l’efficacité de nos actes. D’où l’importance de l’autonomie et le fait d’être agent de notre propre transformation au lieu d’agir uniquement en réaction.
Vous abordez la question de l’organisation en diaspora pour former une alliance des exilés. Quelles sont les potentialités révolutionnaires d’une telle alliance et comment s’ancrent-elles et entre elle en lien avec les non exilés ?
« Sumud : une forme de résilience ou de résistance, un concept qui traverse la lutte de libération palestinienne depuis des décennies. »
Soma : Je fais partie de Roja, un collectif d’exilées kurdes, iraniennes et afghanes à Paris, mais on a travaillé souvent par exemple avec des camarades syrien·nes. L’avantage de ce genre d’alliance ne réside pas seulement dans les enjeux politiques qui sont de toute façon au cœur du quotidien des exilé·es, mais aussi dans ce qui se passe autour : s’organiser autour d’une cantine, d’une projection de film, ou autres activités. Même quand les échanges ne sont pas supposés être politiques, dans une cantine par exemple, s’organiser sur la durée et se lancer là où on se trouve peut devenir politique très rapidement. En vrai, c’est notre existence sur d’autres territoires qui est, en soi, politique. Et quand l’exil est aussi militant, de fait, ça apporte encore plus de débats et d’échanges.
Concrètement ?
Roula : Il n’y a pas, pour nous, de fétichisation de la figure de l’exilé·e, comme si c’était un nouveau sujet révolutionnaire. Les potentialités politiques liées à l’exil se déploient dans les passages, les traductions, la transmission et les aller-retours entre deux contextes politiques différents, dans le décalage que ça crée par rapport aux situations locales.
Comment on fait avec les non-exilé·es ? Rien n’est évident. Mais c’est déjà le cas entre les exilé·es de diverses diasporas. Sur quels points communs on va se réunir ? Ça peut être la nourriture, des débats théoriques, un festival ou une manif. Dans le réseau, on laisse une place importante à l’exil et aux pratiques sociales. Mais ça ne résout pas toute la question. Entre exilé·e et non-exilé·e, il y toujours l’exigence d’égalité. On n’attend pas qu’on vienne « nous aider ». Être dans une position d’humilité et d’écoute, réaliser que la personne exilée devant toi a possiblement quelque chose à donner : croire ça, ça change déjà les rapports politiques. Mais malgré notre implication dans les Peuples Veulent, malgré notre rôle dans la conception et la constitution même du réseau et de l’écriture du livre, je sais que pour certaines personnes, on sera toujours vu·es comme des token par rapport à d’autres membres non-exilé·es, évidemment hommes.
Croire à la possibilité de l’égalité implique que lorsqu’il y a des exilé·es et des non-exilé·es qui travaillent ensemble, de ne pas imaginer que les non-exilé·es soutiennent les autres et que les exilé·es sont là pour faire de la figuration. Ça semble évident que c’est presque bête de le dire mais l’expérience nous a montré qu’en fait, ça ne l’est pas du tout pour la plupart des militant·es français·es. Peu importe notre contribution à l’action politique, on nous renverra toujours à notre situation d’exilé·e, on est perçu·es comme « incomplèt·es » par rapport à d’autres. Et oui, on a des galères de papiers, de travail et de logement plus que le français lambda ; mais ça ne veut pas dire qu’on est acculé·es à ça tous le temps. Dans les Peuples Veulent, nos discussions sont plus souvent de cet ordre : toi tu as fait la révolution en Egypte ? Toi au Soudan ? Raconte-moi la chute du régime ? Comment vous avez fait pour survivre à la répression ? etc. Et c’est sûr que parfois ça correspond moins à des sujets qui préoccupent la gauche militante ici, comme l’éco-anxiété ou je ne sais pas quoi (rires). Dans certains endroits, l’exil permet de faire exister d’autres sujets politiques, et c’est tant mieux car ça permet de sortir de certains tunnels et de moins regarder son nombril – dans les deux sens. Car en retour, ça demande aussi de nous, personnes exilées, de comprendre pourquoi l’éco-anxiété est un sujet d’angoisse ici par exemple. C’est du travail, ça implique de se déplacer et de se décentrer.
[Le Caire, juillet 2013 | Loez]
Revenons à cette notion d’éthique. Il importe, à vos yeux, de ne pas reproduire le type de pouvoir que l’on combat : « Gardons-nous de lui faire face, de le considérer comme un rival, par un effet de miroir à force de se faire face, de se regarder, nous finissons toujours par mimer ce que nous combattons. Lorsque les forces révolutionnaires espèrent vaincre les centres à leur propre jeu, elles en deviennent le reflet difforme et mal avisé ».
Roula : Dans les cercles militants, on est habité par les idéaux de pureté. Il y a quelque chose d’assez paradoxal. Beaucoup de gens à gauche ont décrédibilisé la révolution syrienne ou les gilets jaunes en raison de leur « impureté » — car il y avait des gens d’extrême droite, racistes ou anti-féministes dans le tas. Pour nous, ça, ce n’est pas de l’éthique. On sait que les révoltes populaires ne sont jamais pures. Pour nous, la question est : qu’est-ce qui est praticable dans une situation donnée ? Comment peut-on tenir des fils, des lignes, des boussoles qui font que pendant les soulèvements et dans nos organisations politiques, nos pratiques quotidiennes de lutte, on évite de faire n’importe quoi ? Si on est dans le camp de la libération, il nous faut analyser les mécanismes de domination qu’on combat pour essayer de ne pas les reproduire. Finalement, la question est davantage : à quoi s’accrocher pour continuer et rester fidèles à nos combats plus que : « on est anti quoi » ?
Avec le fond d’air brun aujourd’hui, notre intuition est de ne pas nous concentrer sur les discours et les étiquettes (car il y a un paquet de gens qui se disent féministes, antiracistes, etc), mais sur les pratiques, les méthodologies et les approches, les relations tissées et les positionnements pris. Y a‑t-il un écart trop grand entre la stratégie et l’éthique ? Donc c’est tout sauf une question de morale, mais plutôt : est ce que les moyens qu’on est en train d’employer vont servir les objectifs annoncés ? Comment arrive-t-on à tenir les deux ensembles, étant donné les contradictions et les “impuretés” ? Il n’y a pas une seule réponse universelle, ça dépend des situations.
À mes yeux, s’il y a bien une gauche moraliste — qui est dégueulasse globalement —, ça ne signifie pas qu’il faille jeter l’éthique avec l’eau du bain. D’accepter volontiers, voire théoriser le fait « d’avoir les mains sales » par pragmatisme, c’est-à-dire de sacrifier certains combats ou catégories de personnes au nom de je ne sais quelle « victoire » est une erreur fatale d’un point de vue révolutionnaire. Si on n’a pas de boussole solide, non seulement on va se perdre dans la tempête en cours mais on risque aussi d’alimenter le courant autoritaire et fascisant en expansion. Notre recherche aujourd’hui est de faire exister quelque chose d’un peu plus respirable et la morale n’est pas la réponse car c’est précisément elle qui nous emmène-là. Mais de là à ne plus se poser de questions, c’est l’autodestruction à moyen terme.
Comment envisagez-vous la question des alliances avec des organisations politiques et syndicales déjà existantes ?
« Accepter, voire théoriser le fait d’
avoir les mains salespar pragmatisme, c’est-à-dire de sacrifier certains combats ou catégories de personnes au nom de je ne sais quellevictoireest une erreur fatale d’un point de vue révolutionnaire. »
Lucas : Je pense qu’il est évident que nous allons devoir continuer à faire des alliances avec les forces déjà existantes dans les différents pays et territoires dans lesquels les Peuples Veulent sont déjà impliqués. Nous construisons d’ailleurs majoritairement à partir de l’existant, en liant des noyaux de révolutionnaires dispersés dans le monde. Des camarades syndicalistes d’Inde sont venu·es à plusieurs éditions des rencontres. Des camarades des mouvements féministes chiliens et argentins qui nous inspirent ont participé à l’écriture du manifeste. Mais ce sont toutes des organisation syndicales et/ou féministes qui ont participé aux soulèvements de notre époque. Un de nos curseurs est quand même : qui participe réellement à ce qui se passe ? Aux situations de révoltes ?
On a vu une grande partie de la gauche du monde entier passer complètement à côté de ces moments. Et continuer à le faire encore maintenant, sans se poser la question : comment a‑t-on pu passer à côté de la révolution syrienne, ou soudanaise ? Du soulèvement au Nicaragua ? Des gilets jaunes ? Il y a peu encore j’entendais Lordon glisser dans une émission que « si le mouvement avait été correctement organisé… » : mais le mouvement était correctement organisé ! Même plus que ça par rapport à la gauche traditionnelle. Ce qui a manqué c’étaient les syndicats et les militants de gauche qui sont arrivés trop tard ! C’est eux qui étaient « mal organisés ». Le mouvement des gilets jaunes ne tenait pas à être représenté par eux mais si les syndicats avaient appelé au bout de trois jours à une grève massive et avaient suivis cet appel un peu concrètement… Macron aurait-il pu rester ? Il y a clairement la volonté de s’articuler avec des forces politiques qui luttent pour l’émancipation, que ce soit des grandes organisations ou pas. Concernant les partis institutionnels et réformistes, on reste plus que méfiant·es. Mais on n’a pas nécessairement une ligne directrice ou commune partout, ça va dépendre des situations et des contextes et donc des possibilités stratégiques et tactiques selon la géographie.
[Le Caire, juillet 2013 | Loez]
Roula : À partir des révoltes, nous observons que les formes d’organisation qui ont permis de faire apparaitre la force populaire, celle que le mouvement ouvrier incarnait le siècle dernier, se trouvaient incarnées dans des formes diverses de pouvoir populaire. Syndiquées, militantes dans des organisations féministes ou de quartier, etc. Le “pouvoir populaire” est une expression générique pour décrire des formes populaires qui émergent par le bas et sont autonomes d’une grande direction partisane.
J’ai l’impression que la question des alliances est en travail au sein des Peuples Veulent. Il y a les alliances qu’on pourrait faire en tant qu’organisation dans le réseau et celles qu’on fait en tant que réseau. Ces deux niveaux ne se posent pas de la même manière. Les deux sont perpétuellement en discussion. On essaie de lutter contre une espèce de rigidité tactique de base, pour aller sur un chemin d’articulation stratégique et ne pas s’enfermer sur des voix qui ne seraient pas les nôtres.
Un cas d’étude, pour nous, a été le processus constituant au Chili ; beaucoup de personnes du réseau sont des féministes très actives dans La Coordinadora Feminista 8M à Santiago et elles ont fait vivre beaucoup de débats. Elles se sont demandées : fallait-il y participer ou pas ? Faisaient-elles le jeu de l’institution en y participant ? Mais la réécriture de la Constitution était une demande populaire, alors que faire ? Pour nous, il est difficile d’avoir plus que des contours et des lignes directrices par rapport à cette question des alliances. Il va falloir toujours distinguer les deux niveaux. Ce qu’on espère, c’est que les Peuples Veulent soit l’espace de discussions stratégiques et de débats. Par exemple, puisqu’on les citait, les camarades chilien·nes qui se retrouveront face à ces questionnements pourront venir au cœur de cet espace transnational et demander à d’autres camarades : c’était quoi votre expérience à vous, sur ces enjeux, depuis votre géographie ? Qu’est-ce que vous avez gagné ? Qu’est-ce que vous avez perdu ?
Une autre organisation, People’s platform, a organisé cette année un sommet à Vienne regroupant des militant·es venu·es du monde entier. Est-ce que vous y avez pris part ?
« Tisser, relier un tas d’espaces et de lieux dans le monde est un des axes prioritaires et concrets du réseau. »
Lucas : Une personne y a été car c’était important pour nous de soigner les liens avec cette initiative qui a beaucoup en commun avec la nôtre. Dans le contexte d’apathie et de sidération face à ce qu’il se passe, il y a deux initiatives internationalistes qui se sont lancées à partir de la diaspora. Que ce soit depuis un appel de la diaspora kurde est prometteur pour le futur. Ce sont des espaces de débat où tout le monde n’est pas forcément d’accord mais le plus important est l’entretien d’un dialogue étroit avec cette proposition, de voir où ça nous mène.
Roula : Nous on vient de débarquer, alors que, nous l’avons dit, le mouvement de libération kurde est historique. Même s’il y a des lignes qui ne sont pas les nôtres au sein de cette initiative, on a beaucoup à apprendre d’eux. Par exemple, People’s platform se situe vraiment dans l’espace européen, que nous investissons assez peu finalement. Cette complémentarité pourrait être intéressante. On espère que des formes de collaborations seront possibles.
Vous laissez l’ouvrage ouvert à des propositions pour muscler l’internationalisme que vous portez : « Créer un espace transnational de liaison, mutualiser et décupler nos moyens, consteller la planète de lieux amis, produire une culture populaire transnationale »… Concrètement, ça donne quoi pour vous aujourd’hui ?
Cette proposition de tisser, relier un tas d’espaces et de lieux dans le monde est un des axes prioritaires et concrets du réseau. Des lieux auto-organisés, comme la Cantine syrienne ici, une coopérative de femmes au Kurdistan, une ferme au Liban… La Cantine syrienne a créé Darna, matérialisation effective de ces propositions déployées à la fin du manifeste. Nous lançons également le réseau Mujawara (voisinage en arabe), qui tourne beaucoup autour de l’idée que la question du local a été importante dans les soulèvements : les conseils locaux en Syrie, les comités de résistance au Soudan, les groupements de gilets jaunes en France, même si malheureusement ils n’ont souvent pas réussi à peser dans l’issue de ces révoltes. Par contre, le territorial a aussi été un moyen, après les soulèvements, de se replier et de continuer à s’organiser et à survivre de façon souvent plus anonyme. L’internationalisme par le bas, ce n’est donc pas qu’une expression : de fait les membres des réseaux sont ancré·es dans des territoires et y agissent concrètement. Créer les conditions matérielles afin que ces lieux puissent se soutenir, en envoyant des ressources, en organisant des événements, des campagnes de soutien comme on l’a fait pour les camarades libanais·es. Avec les Mujawara nous souhaitons organiser chaque année un moment simultané dans tous les lieux du réseau : de l’internationalisme un peu concret pour mettre en avant les questions révolutionnaires et transnationales et récolter des fonds. Une espèce de tontine internationaliste !
Notes
- Dans un article paru dans la revue The Funambulist, n° 50, « Renégocier les termes », novembre-décembre 2023.[↩]
- Une expression de la chercheuse palestinienne Lena Meari.[↩]
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Source: https://www.revue-ballast.fr/les-peuples-veulent-un-internationalisme-par-le-bas/
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/les-peuples-veulent-un-internationalisme-par-le-bas-ballast-7-09-25/