
Tandis que le déficit du système de protection sociale s’accroît, une nouvelle offensive des organisations patronales remet en question son financement hérité de l’après-guerre, basé sur les cotisations salariales et patronales.
Par Hélène MAY.
Le patronat a repris son bâton de pèlerin. Depuis l’ouverture du « conclave » sur les retraites, ses organisations rivalisent de propositions pour faire face au déficit de la Sécurité sociale, dont le montant a été évalué le 26 mai, par la Cour des comptes, à 15,3 milliards d’euros en 2024 (4,8 milliards de plus que prévu), et qui devrait atteindre 22,1 milliards d’euros cette année.
Objectif affiché, et repris mi-mai presque mot pour mot par le président Macron : « réduire le coût du travail ». En d’autres termes, profiter de ces difficultés financières apparentes et organisées – une partie des recettes (CSG et CRDS) sont détournées pour rembourser la « dette Covid » – pour provoquer un big bang des recettes de la Sécu au profit des employeurs, en diminuant à nouveau significativement les cotisations patronales, progressivement rognées depuis le début des années 1990.
Pour ce faire, les chefs d’entreprise militent d’abord activement pour une baisse des dépenses. Mais ils proposent aussi d’autres sources de financement, dont le point commun est d’affaiblir notre système de solidarité. Une fuite en avant alors que même la Cour des comptes rappelle dans son dernier rapport sur la Sécurité sociale que son déficit s’explique aussi par « le montant des allégements généraux de cotisations patronales, qui ont pour objet de réduire le coût du travail ». Un montant qui « a presque quadruplé entre 2014 et 2024, pour atteindre 77 milliards d’euros ». Qu’à cela ne tienne. Les patrons ont toute une panoplie de recettes à proposer pour ne plus payer.
La TVA dite « sociale »
Portée de longue date par le Medef, c’est la mesure qui semble avoir la préférence de l’exécutif. Après Emmanuel Macron, qui l’avait évoqué à demi-mot, c’est le premier ministre, François Bayrou, qui, à son tour, le 27 mai, a suggéré que « les partenaires sociaux puissent s’emparer de cette question ». Cette mesure, qui consiste à compenser une baisse de cotisations par une hausse de l’impôt prélevé sur les produits consommés, avait pourtant mauvaise presse. Son évocation en 2007 par Jean-Louis Borloo, alors ministre de Nicolas Sarkozy, entre les deux tours des législatives, avait été jugée en partie responsable d’avoir brisé la vague bleue qui s’annonçait à l’Assemblée. Ce qui n’a pas empêché l’idée de ressortir régulièrement dans le débat public tel un serpent de mer.
Ses défenseurs arguent aujourd’hui que ce transfert vers la consommation permettrait aux entreprises de regagner en compétitivité. Cela permettrait « aux travailleurs de gagner plus d’argent, aux entreprises de pouvoir embaucher plus », a ainsi promis Amir Reza-Tofighi, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Pas si sûr, répondent syndicats et économistes, qui rappellent que cette politique de l’offre a un effet limité sur l’emploi et le plus souvent à court terme, comme on l’observe aujourd’hui avec le retour en force des plans « sociaux ». « Il y a eu beaucoup de baisses de cotisations ces dernières années, jamais les salariés ne l’ont récupéré en augmentation du salaire net », a aussi taclé Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT.
Le plus injuste des impôts
Gauche et syndicats soulignent qu’une hausse de la TVA reviendrait à transférer le poids des recettes sur le consommateur via une hausse des prix. Soit « une baisse massive de pouvoir d’achat pour les salariés », résume Sophie Binet.
D’autant plus inacceptable que la TVA est le plus injuste des impôts puisqu’elle pèse sur tous de la même façon, sans prendre en compte les revenus. Même le patron de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, le dit : « Ça crée des problèmes d’équité, d’inégalités importantes, parce que la proportion à consommer, c’est-à-dire la part que chacun consomme de son revenu, est plus forte chez ceux qui ont moins. »
L’U2P (Union des entreprises de proximité) est sensible à l’objection et tente d’y répondre par des taux de TVA différenciés. « Une hausse modérée de quelques points de la TVA pourrait être l’occasion de faire passer davantage de produits de première nécessité et du quotidien aux taux réduit ou très réduit, pour que les ménages les moins aisés soient également gagnants », suggère-t-elle.
Reste que le plus grand problème est l’incertitude qu’un tel transfert des cotisations vers la TVA fait peser sur le financement de la Sécu. Car la TVA, contrairement à la CSG, n’est pas fléchée vers la Sécurité sociale. Il serait donc aisé pour l’État de décider de l’allouer à d’autres dépenses. « Si, demain, la gestion passe totalement dans les mains de l’État, on tomberait dans le pot commun de l’impôt. On serait tributaires de décisions comptables, budgétaires, et de la couleur politique des gouvernements et du Parlement », explique Karim Bakhta, dirigeant de la fédération CGT des organismes sociaux.
Moitié impôts, moitié cotisations
C’est une autre marotte du patronat pour réduire le montant des cotisations : couper la protection sociale en deux. « La logique voudrait que (les) prestations universelles ne reposent plus sur les revenus du travail et soient financées par un impôt à assiette large, tandis que les prestations contributives continueraient à être financées par les cotisations sociales assises sur les revenus professionnels, ce qui permettrait de clarifier le lien entre payeurs et bénéficiaires de cette couverture sociale », explique Patrick Martin, président du Medef, dans la revue du Cercle de recherche et d’analyse sur la protection sociale.
La logique n’est pas nouvelle et avait par exemple été défendue en 2024 par les économistes Antoine Bozio et Étienne Wasmer, critiquant les exonérations de cotisations patronales comme « des trappes à bas salaires ». Cette idée pourrait très bien s’articuler avec la proposition de TVA sociale. Pour la CGT, cette distinction entre contributivité et non contributivité fragilise l’édifice fondé en 1945.
« C’est avant toute chose un choix politique : celui de remettre en cause la Sécurité sociale et de renforcer l’étatisation de la protection sociale, sous couvert d’une distinction entre assurance et solidarité, distinction qui n’a pas lieu d’être pour la CGT, qui revendique une Sécurité sociale intégrale, fondée sur les principes de solidarité de classe, fonctionnant comme une assurance sociale, financée par les revenus du travail et défendant la réponse aux besoins des assurés sociaux », estime l’organisation dans un récent « Mémo Sécu », « Contributivité ou comment détruire la Sécurité sociale ».
Faire payer les retraités
C’est la troisième piste développée par le patronat. « Le taux abattu de CSG pour les retraités, c’est 11,5 milliards d’euros de moins par an pour le budget de l’État. Quant à l’abattement pour frais professionnels, c’est une niche de 4,5 milliards. Alors je ne suis pas en train de dire qu’il faut que les retraités payent tout, évidemment non, mais il peut y avoir une répartition de l’effort », avait estimé dès janvier Patrick Martin. L’option avait été immédiatement relayée par la ministre chargée des comptes publics, Amélie de Montchalin, puis par le ministre de l’Économie, Éric Lombard, avant d’être écartée en mai par François Bayrou, conscient du poids électoral de cette catégorie de la population.
Il n’empêche, l’idée circule toujours, alimentée par un constat. Le niveau de vie médian des retraités est, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), 2,1 % plus élevé que celui des autres catégories. Même si cela s’explique par l’absence d’enfant à charge et par le fait que les retraités sont plus nombreux à être propriétaires de leur logement (70 % contre 53,7 % dans le reste de la population), cette comparaison alimente le constat du travail qui ne paie plus. « Une anomalie », selon Amir Reza-Tofighi, qui déplorait en avril qu’« à chaque fois qu’on demande des efforts, on ne les demande pas aux retraités, pour des raisons électorales ».
En avril, la Cour des comptes évoquait de son côté la fin de l’indexation des pensions sur l’inflation, estimant que ce système « n’apparaît pas le plus adapté pour assurer un équilibre durable du système des retraites » et qu’une « indexation sur les salaires favoriserait une meilleure équité intergénérationnelle ». Reprise en partie par l’U2P, qui propose un arrêt de l’indexation pendant trois à cinq ans, la mesure est très inégalitaire, puisqu’elle touche tous les pensionnés de la même façon. Moins coûteuse politiquement, la fin de l’abattement de 10 % pour les retraités recueille un plus large soutien. Le Medef comme la CPME et l’U2P y sont favorables.
« Cette suppression de l’abattement fiscal ne toucherait pas les plus modestes, qui sont généralement moins nombreux à être imposables », écrivait Pierre Madec, économiste à l’OFCE. Mais les retraités moyens seraient aussi affectés, et cela se traduirait par une hausse de leur niveau d’imposition. Pour 500 000 d’entre eux, cela voudrait même dire passer de non imposables à imposables. S’ajoute, rappelle la CGT, le fait que « l’augmentation du revenu fiscal de référence aurait des conséquences sur le taux de CSG appliqué, et remettrait en cause l’accès à certaines aides et allocations ou au logement social soumis à conditions de ressources ».
Taxer le patrimoine
S’en prendre au patrimoine pour équilibrer les comptes n’est pas une recette habituelle du patronat. Pourtant, l’U2P en fait un levier d’action et propose d’augmenter le niveau de taxation sur la rente financière et immobilière, pour qu’il cesse d’être inférieur à celui du travail.
Dans le même registre, elle suggère d’augmenter l’impôt sur les gros héritages – supérieurs à 500 000 euros –, estimant que, « quand le poids des fortunes héritées est tel et que nos choix collectifs aggravent le problème en taxant le travail plus que l’héritage, il faut inévitablement corriger la situation en réduisant les prélèvements sur le travail et en remontant un peu ceux qui sont appliqués aux héritages les plus volumineux ».
Ignorées par les organisations du moyen (CPME) et grand patronat (Medef), mais aussi par la droite et le centre, ces pistes prennent pourtant en compte la réalité d’un pays où les inégalités de patrimoine sont bien supérieures aux inégalités de revenus et n’ont cessé de croître (en 2024, 10 % des Français détenaient 50 % du patrimoine total), au point qu’on puisse parler de nouveau d’une « société d’héritiers ». Elles s’inscrivent par ailleurs dans la mobilisation en cours au niveau mondial pour une taxation effective des plus riches.
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