L’Europe s’apprête à détricoter ses engagements écologiques (Reporterre-25/02/25)

La France se distingue par son zèle pour durcir cette révision règlementaire portée par Ursula von der Leyen (à droite), la présidente de la Commission européenne.. – Wikimedia Commons / CC BY 4.0 / Christophe Licoppe / European Union, 2023 / EC – Audiovisual Service

La Commission européenne veut alléger la « charge réglementaire » des entreprises avec une réforme de grande ampleur. Mais la loi qu’elle va présenter marque surtout le recul de ses ambitions sur le climat et les droits humains.

Par Alexandre-Reza KOKABI.

La bataille de lobbying autour du Pacte vert s’intensifie. Mercredi 26 février, la Commission européenne doit présenter son projet de loi « omnibus » [1], un ensemble de nouvelles règles destinées à alléger les contraintes administratives pesant sur les entreprises. Derrière cet affichage technocratique se cache un démantèlement en règle des avancées obtenues ces dernières années en matière de responsabilité sociale et environnementale. « C’est l’attaque la plus forte de l’histoire récente de l’Union européenne contre les avancées pour l’environnement, le climat et les droits humains », a dénoncé Olivier Guérin, chargé de plaidoyer de Reclaim Finance, lors d’une conférence organisée par plusieurs ONG.

Si la Commission maintient le mystère sur ses arbitrages, la directive sur le devoir de vigilance, la transparence extrafinancière (CSRD) — deux législations imposant aux entreprises de déclarer leurs effets sur l’environnement et leur exposition aux risques climatiques — et la taxonomie verte — le système européen de classification des investissements verts — devraient être parmi les principales victimes de cette offensive. « La Commission européenne va rendre une sorte d’arrêt de vie ou de mort sur ces textes fondamentaux », prévient Jean-François Dubost, directeur du plaidoyer de CCFD-Terre Solidaire.

Un projet façonné par les lobbies

Annoncé en novembre 2024 par Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, l’« omnibus » répond aux revendications du patronat européen, qui juge les nouvelles obligations écologiques et sociales trop contraignantes. Depuis plusieurs mois, le lobby des entreprises privées BusinessEurope, le Medef et les grandes fédérations industrielles exercent une pression constante sur Bruxelles pour supprimer ces normes.

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Ils ont trouvé une Commission très à l’écoute de leurs arguments. « En février, la Commission européenne a organisé deux jours de travail préparatoire [cette consultation se déroulait à huis clos] : cinquante-quatre entreprises et organisations professionnelles étaient représentées, contre seulement dix ONG. On ne peut pas dire que ce soit un équilibre parfait », déplore Jean-François Dubost.

Le projet prévoirait notamment de restreindre drastiquement le champ d’application de la directive CSRD, qui oblige les grandes entreprises à publier des informations précises sur les conséquences sociales et environnementales de leurs activités. Selon les derniers arbitrages, plus de 80 % des entreprises initialement concernées pourraient être exemptées. Quant à la directive sur le devoir de vigilance, qui impose aux multinationales de prévenir les violations des droits humains et de l’environnement chez leurs fournisseurs, la Commission envisage de de rayer la responsabilité civile des entreprises et l’obligation de mettre en œuvre leurs plans de transition climatique, ce qui la rendrait, de fait, inopérante.

« En sabotant la directive européenne, la France se bat en réalité contre ses propres entreprises »

Cette offensive s’appuie sur un argument rodé : la nécessité d’éviter un « fardeau administratif » aux entreprises européennes pour préserver leur compétitivité, notamment face aux compagnies chinoises et étasuniennes. Une rhétorique largement reprise par certains États membres, à commencer par la France.

La France à la manœuvre

Derrière cette révision réglementaire, le gouvernement français se distingue en effet par son zèle. Fin janvier, une note du Secrétariat général des affaires européennes plaidait pour une « pause réglementaire massive » au nom d’un contexte économique jugé moins favorable qu’au moment de l’adoption du Pacte vert, en janvier 2020.

Paris milite activement pour décaler indéfiniment la directive sur le devoir de vigilance. Elle souhaite aussi restreindre son périmètre aux seules entreprises de plus de 5 000 salariés et 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires, réduisant ainsi de près de 70 % le nombre de groupes concernés.

Plus troublant encore, l’exécutif français propose de limiter la portée de cette obligation aux seuls fournisseurs directs, excluant ainsi les sous-traitants de second ou troisième rang, chez qui se concentrent les abus les plus flagrants. « Faites le jeu des sept erreurs entre la position du gouvernement français et celle des lobbies. Vous verrez qu’elles sont identiques », déplore Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France.

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La position française ne passe pas inaperçue. Plusieurs voix au sein même du camp présidentiel, dont celles de Pascal Canfin, Clément Beaune et Olivia Grégoire, ont dénoncé un virage incohérent avec la politique climatique et sociale que la France prétend défendre sur la scène internationale. « En sabotant la directive européenne, la France se bat en réalité contre ses propres entreprises, qui ont intérêt à ce que l’ensemble des entreprises européennes soient soumises aux mêmes règles » qu’elles, le pays étant déjà pourvu d’une loi sur le devoir de vigilance, constate Jérémie Suissa, délégué général de Notre affaire à tous.

Les ONG et des investisseurs en ordre de bataille

Face à cette tentative de détricotage, la société civile tente de préserver les textes visés, qui avaient été chèrement acquis ces dernières années. Début février, une quarantaine d’ONG et 240 chercheurs ont adressé des lettres ouvertes à la Commission pour dénoncer une consultation biaisée et un recul historique sur les engagements environnementaux de l’Europe.

« Les entreprises ne gagneront pas en compétitivité en fermant les yeux sur les bouleversements écologiques qui menacent autant leurs propres modèles d’affaires que la société dans son ensemble », préviennent les chercheurs. Loin de constituer un frein, les obligations de transparence et de vigilance sont perçues, pour eux, comme un levier pour réorienter l’économie vers des pratiques plus vertueuses.

« L’UE était en train de fixer de nouveaux standards. Aujourd’hui, elle recule alors que d’autres régions avancent »

Un message repris par plusieurs investisseurs de poids. Le Forum européen de l’investissement durable et le Groupe des investisseurs institutionnels sur le changement climatique, deux réseaux européens visant à encourager des investissements responsables représentant 6 600 milliards d’euros d’actifs, plaident pour le maintien des exigences de reporting et de due diligence. Pour ces acteurs, affaiblir ces cadres réglementaires reviendrait à priver les marchés d’informations cruciales sur la soutenabilité des entreprises et à encourager le greenwashing.

Plusieurs grands groupes, comme Nestlé, Unilever et Ferrero, qui ont déjà investi pour se conformer à la réglementation actuelle, défendent cette approche et voient d’un mauvais œil tout changement de cap, qui avantagerait les retardataires.

Réguler ou reculer

Loin d’être une simple formalité, l’adoption de l’« omnibus » pourrait devenir l’un des principaux bras de fer du mandat européen. Si certains États, comme l’Espagne et les Pays-Bas, se montrent plus réservés sur cette dérégulation, la présidence polonaise du Conseil de l’UE pousse dans le sens d’un allègement maximal des contraintes environnementales et sociales.

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Reste à savoir quelle sera la position du Parlement européen, qui pourrait jouer un rôle décisif dans les négociations. Après avoir passé cinq ans à renforcer les obligations des entreprises, de nombreux eurodéputés rechignent à voir ces avancées balayées sous la pression des lobbies. Mais depuis les élections de juin 2024, la droite et l’extrême droite ont renforcé leur emprise sur l’hémicycle.

Dans les semaines à venir, le sort de la loi « omnibus » et, plus largement, celui de l’ambition climatique et sociale de l’Union européenne se joueront donc à Bruxelles. Une chose est sûre : l’enjeu dépasse largement la simple question de la « simplification » administrative. Derrière ce terme se cache un choix politique fondamental. Celui d’une Europe qui, face à l’urgence climatique et aux abus des multinationales, doit décider si elle entend réguler ou reculer. « L’Union européenne était en train de fixer de nouveaux standards mondiaux. Aujourd’hui, elle recule alors même que d’autres régions du monde avancent », s’inquiète Jérémie Suissa.

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Source: https://reporterre.net/L-Europe-s-apprete-a-detricoter-ses-engagements-ecologiques

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/leurope-sapprete-a-detricoter-ses-engagements-ecologiques-reporterre-25-02-25/

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