
© Samir Maouche pour l’Humanité
Pour la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, la reprise en main des hauts-fourneaux est déterminante pour l’avenir industriel de la France. Sur le plan social, de nombreuses luttes sont à prévoir.
Entretien réalisé par Naïm SAKHI.
À la veille de la journée pour le droit des travailleurs, Sophie Binet tance la politique industrielle de l’exécutif, alors que la CGT dénombre plus de 360 plans de licenciement. À la SNCF et dans la fonction publique, le mois de mai sera marqué par des grèves, alors que l’exécutif prévoit 40 milliards d’euros d’économies budgétaires. Une grande journée de mobilisation interprofessionnelle est prévue début juin.
Cette mobilisation du 1er mai est-elle la première marche d’un printemps social ?
Pour cette journée pour le droit des travailleurs, nous serons des millions partout dans le monde à nous mobiliser face à la remise en cause de l’ordre mondial par une internationale d’extrême droite qui cherche à imposer ses logiques de guerre. Ce jeudi, nous réclamerons la paix et la justice sociale.
Et nous afficherons notre refus d’une mise en concurrence par une extrême droite qui souffle sur les clivages identitaires pour laisser ainsi le patronat tranquille. Enfin, nous annoncerons une date de mobilisation interprofessionnelle début juin qui portera sur l’abrogation de la réforme des retraites, pour les salaires et l’emploi.
Les sénateurs centristes ont déposé une proposition de loi pour permettre aux boulangers et fleuristes d’ouvrir le 1er Mai. Qu’est ce qui se cache derrière cette attaque contre la journée pour le droit des travailleurs ?
C’est une offensive idéologique à l’image de celle que nous avons subie pour le travail du dimanche. Rappelons que beaucoup trop de monde travaille le 1er Mai. Toutes les fonctions vitales sont garanties et des usines ne peuvent arrêter leurs productions.
« Le 1er Mai, les patrons, s’ils le veulent, peuvent travailler. Qu’ils n’hésitent pas ! »
Mais je ne vois pas en quoi une boulangerie ou un fleuriste est un commerce essentiel. Les partisans de cette loi avancent que la restauration rapide peut ouvrir le 1er Mai. C’est cela qui n’est pas normal. Je rappelle que le 1er Mai, les patrons, s’ils le veulent, peuvent travailler. Qu’ils n’hésitent pas ! Ils verront que le travail n’est pas un coût mais une richesse.
Les 636 postes supprimés à ArcelorMittal s’ajoutent aux plus de 200 000 emplois menacés dans l’industrie, selon la CGT. Vous demandez la nationalisation des hauts fourneaux. Est-ce devenu inévitable ?
Oui. Ces suppressions complètent celles de 2024, alors qu’ArcelorMittal avait bénéficié de 300 millions d’euros d’aide publique. ArcelorMittal organise son départ de l’Europe pour s’installer en Inde et au Brésil d’ici à 2030. Le taureau doit être pris par les cornes, avec une nationalisation.
L’acier est une production stratégique sans laquelle il n’y a pas d’industrie. Et la CGT plaide, à moyen terme, pour un géant européen de l’acier, sur le modèle d’Airbus. Je suis atterrée par l’attitude du gouvernement. Face à cette casse sociale, le ministre de l’Industrie propose un chèque de 850 millions d’euros contre une décarbonation du site de Dunkerque. L’exécutif s’enferme, une nouvelle fois, dans le dogme de la politique de l’offre.
Marc Ferracci, le ministre de l’Industrie, assure pourtant que la balance de création d’emplois industriels est positive… Est-ce entendable ?
Le ministre vit dans une réalité parallèle. En mai 2024, nous dénombrions au moins 130 plans de licenciement. Depuis, nous en comptons plus de 360. Ce recensement n’est que partiel. Des plans dits de « sauvegarde de l’emploi » (PSE) passent sous les radars de la CGT. D’ailleurs, la majorité des licenciements ne se font plus par des PSE mais au travers des ruptures conventionnelles collectives ou des départs individuels.
Le nombre de faillites d’entreprise n’a jamais été aussi élevé. Fin 2024, la Cour des comptes a publié un rapport au vitriol contre la politique de l’offre, démontrant une gabegie d’argent public pour une réindustrialisation qui n’est pas au rendez-vous. Marc Ferracci et Emmanuel Macron refusent de voir ce naufrage économique. Elle est pourtant la cause des difficultés budgétaires que nous rencontrons : à savoir les 73 milliards de baisses d’impôts et les 200 milliards d’aides aux entreprises.
L’industrie française tient-elle sur un fil ?
Lorsque nous avons présenté nos estimations, il y a six mois, Marc Ferracci nous assurait que cette saignée était due à un effet post-Covid, avec des entreprises zombies maintenues en vie grâce aux aides durant la pandémie qui disparaissaient. Le ministre clamait qu’il fallait attendre que la marée baisse. Mais nous assistons à un raz de marée et le gouvernement est dans le déni et refuse d’utiliser les instruments à sa disposition pour l’empêcher.
Vencorex, repris par son concurrent chinois, qui récupère ainsi tous les brevets pour une bouchée de pain, est le symbole de cette démission de l’État. 5 000 emplois sont menacés, la dépollution n’a pas été anticipée et représente une bombe à retardement environnementale.
Pire, on demande aux salariés licenciés de mettre en sécurité le site. L’État a bloqué toutes les solutions : refus de nationaliser et absence de soutien au projet des salariés. Ce alors que nous venions de trouver un repreneur mettant 40 millions sur la table. Un scandale d’État.
La semaine du 5 mai sera marquée par des grèves à la SNCF. Comment prendre à contre-pied les discours stigmatisants contre les cheminots ?
Il est insupportable de ne parler des cheminots que lorsqu’ils sont en grève. Depuis 2023, ils mènent une bataille d’intérêt général pour sauvegarder le fret ferroviaire, sans écho médiatique. La volonté de les stigmatiser est évidente. Or, les cheminots sont attachés à leurs métiers et au service public. L’objectif d’un préavis n’est pas de faire grève, mais d’obtenir satisfaction.
En l’occurrence, les conducteurs et contrôleurs réclament une révision du calcul de leur prime de travail, de l’emploi supplémentaire dans ces métiers et un retour sur les nouveaux logiciels de déroulement des journées, qui mettent en péril, par la flexibilité exigée, les vies privées de ces cheminots. La balle est dans le camp de la direction.
Avec une intersyndicale, vous entendez bâtir une puissante journée d’action et de grève le 13 mai chez les fonctionnaires. L’exécutif veut réaliser 40 milliards d’économies et annonce « un grand ménage » dans les 434 agences de l’État. Peut-on encore réaliser des économies dans les services publics ?
Non. Nos services publics sont en danger. Dans l’éducation, la France décroche dans les évaluations internationales. La justice est dans un état catastrophique. Du fait des non-recrutements, la France n’a pas retrouvé le niveau d’efficacité de ses services publics du début des années 2000. Les métiers ne sont plus attractifs car les salaires, notamment des catégories A et B, ont décroché par rapport au privé.
De nouvelles coupes de 3,5 milliards ont été annoncées dans les budgets de l’environnement, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Et dans le même temps, on prétend accueillir des chercheurs américains. Concernant la fusion des agences de l’État, il faut rappeler qu’elles ont toutes une utilité. Je crains que cette réorganisation ne marginalise encore une fois les questions environnementales et sociales.
Poussée par la CPME, l’idée d’une dose de capitalisation dans les retraites a été abordée par le patronat, jeudi 24 avril, dans ce qu’il reste du conclave retraite, auquel la CGT ne participe plus. Un nouvel affrontement social est-il à prévoir ?
La CGT se tient prête à riposter. La retraite par capitalisation est un ballon d’essai dans la perspective de la prochaine présidentielle. La crise boursière aux États-Unis nous a rappelé le danger de ces fonds de pension. Au Chili, les retraités sont marqués par une grande paupérisation. Le système mixte, entre pension par répartition complétée par une de capitalisation, est mis en place en Suède depuis les années 1990.
Le niveau de pension de 90 % des retraités a chuté. Nous entrons dans un monde instable, marqué par une succession de crises. Notre Sécurité sociale est un atout primordial, comme nous l’avons vu en 2008, en 2020 ou ces dernières semaines face à la crise boursière. Nos compatriotes le savent.
La CGT exige toujours l’abrogation de la réforme de 2023. 70 % des Français réclament un référendum sur le sujet. À défaut, nos parlementaires doivent prendre acte que la feuille de route fixée devant eux par François Bayrou est caduque en reprenant la main et inscrire à l’ordre du jour une proposition de loi d’abrogation. Les députés ont été élus pour cela.
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