
L’Alaska sonne le glas de “l’ordre international fondé sur des règles”. Telle est la réalité des terres sombres de la Novorossia. La patience stratégique finit toujours par payer.
👁🗨 L’ours & l’aigle s’affrontent en Alaska
Par Pepe Escobar, le 12 août 2025
Tous les regards sont rivés sur l’Alaska. L’affrontement entre l’ours et l’aigle marque une accélération étonnante de l’histoire en cet été 2025.
Deux semaines plus tard, le sommet annuel de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) se tiendra à Tianjin, en Chine. Narendra Modi, Premier ministre indien, et Masoud Pezeshkian, président iranien, rejoindront notamment Xi Jinping et Vladimir Poutine autour d’une même table. Une table BRICS/OCS.
Ce 3 septembre, à Pékin, sera célébré le 80è anniversaire de la “victoire de la guerre de résistance du peuple chinois contre l’agression japonaise et la guerre mondiale antifasciste”. Poutine en sera l’invité d’honneur. La répétition, avec 22 000 participants, a eu lieu ce week-end sur la place Tian’anmen.
Le même jour, à Vladivostok, en Russie, se tiendra le Forum économique oriental, qui traitera des projets de développement de l’Arctique et de la Sibérie orientale par la Russie, l’équivalent de la campagne chinoise “Go West” lancée à la fin des années 1990. Les principaux acteurs eurasiens seront présents. Poutine s’adressera à la session plénière le 5 septembre.
Les principaux dirigeants des BRICS (Chine, Russie, Brésil et Inde) sont, quant à eux, activement engagés dans une série d’appels téléphoniques pour coordonner une réponse collective aux guerres tarifaires et à la guerre hybride menée par l’Empire du Chaos contre les BRICS et les pays du Sud.
La stratégie de Trump, une victoire en matière de relations publiques ?
Voyons comment l’Alaska prépare le terrain pour un événement bien plus important.
Le sommet a été annoncé par le conseiller de Poutine, Yuri Ushakov, dans des termes concis : “une proposition américaine que nous jugeons parfaitement acceptable”.
Cette phrase constitue l’unique commentaire du Kremlin, contrairement à Washington qui n’a cessé de multiplier les déclarations incendiaires. Que le Kremlin ait pris en considération l’offre américaine témoigne d’une reconnaissance implicite de la puissance de la Russie sur le champ de bataille et dans la sphère géoéconomique.
Tout est une question de timing. Pourquoi maintenant, surtout après les menaces de Trump de taxer les importations de pétrole russe ? Essentiellement parce que les services du renseignement militaire de certains bastions de l’État profond ont fait leurs comptes, et ont fini par admettre que la longue guerre par procuration en Ukraine s’est soldée par un échec.
De plus, Trump veut tourner la page pour se concentrer sur les prochains rounds des guerres éternelles, y compris contre la “menace existentielle” chinoise — celle qui compte vraiment.
Du point de vue de Moscou, fort des résultats positifs de sa guerre d’usure, les faits sur le terrain indiquent clairement que l’opération militaire spéciale se poursuit et qu’il n’y aura pas de cessez-le-feu, au mieux une pause “humanitaire” de quelques jours. Les Américains, eux, veulent un cessez-le-feu d’au moins quelques semaines.
Concilier les points de vue des deux parties sera une tâche titanesque. Mais l’Alaska n’est que le début : selon Ouchakov, la prochaine réunion est déjà en préparation et devrait se tenir en Russie.
Les motivations de Trump sont faciles à cerner : créer l’illusion d’un retrait des États-Unis du bourbier, instaurer une sorte de trêve et reprendre les relations commerciales avec la Russie, notamment autour de l’Arctique.
Mais en supposant qu’un accord soit conclu, l’État profond ne reconnaîtra jamais les nouvelles régions russes, y compris Donetsk et Lougansk, et cherchera à réarmer l’Ukraine “en coulisse” en vue d’une nouvelle guerre menée ultérieurement par l’OTAN.
Les relations entre Washington et Moscou illustrent donc l’abîme politique américain, et plus particulièrement la fracture entre Trump et l’OTAN/UE. La meute européenne des chihuahuas édentés, qui tente de sauver le pitoyable pantin de Kiev, se contorsionne – avec de possibles coups de théâtre – pour faire dérailler le sommet avant même qu’il n’ait lieu.
Trump ne pourra en aucun cas imposer un quelconque règlement à la meute enragée de l’OTAN/UE. Mais rien ne lui ferait plus plaisir que de leur léguer la guerre — et dans son intégralité. Avec, en prime, la certitude que l’État profond ne se plaindra pas, car il engrangera d’énormes profits grâce au racket de la vente d’armes. Conclusion : une victoire à la Trump sur le plan des relations publiques.
Exit l’Ukraine, place à l’Arctique
L’Ukraine ne sera toutefois pas le thème principal abordé en Alaska. Le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, toujours très perspicace, a mis les choses au clair : ce qui importe vraiment,
“ce sont les premiers signes d’un retour du bon sens dans les relations russo-américaines, après plusieurs années de néant”.
Il s’est toutefois inquiété de l’augmentation des risques de conflit nucléaire dans le monde, et de la possibilité, après l’expiration du nouveau traité START, de perdre tout contrôle sur les armes nucléaires.
L’Alaska n’est donc que le début d’un processus d’une ampleur considérable, et d’une discussion enfin sérieuse sur “le principe d’indivisibilité de la sécurité” (que Moscou réclamait déjà en décembre 2021, mais que l’administration Biden avait rejeté).
Ce qui nous amène à l’Arctique et aux enjeux majeurs que le prochain forum de Vladivostok permettra d’aborder plus en profondeur.
En effet, l’Arctique recèle au moins 13 % des réserves mondiales de pétrole et 30 % des réserves de gaz naturel non exploitées. La Russie contrôle au moins la moitié de ces réserves. Et l’Empire du Chaos entend bien prendre part aux opérations.
Des investissements massifs des États-Unis dans des projets communs avec la Russie dans l’Arctique sont toutefois envisageables. Si les États-Unis rejoignent toutefois la route maritime du Nord (NSR), que les Chinois surnomment la “route de la soie arctique”, la donne sera tout autre. La NSR permettrait de réduire de 50 % le temps de transport entre l’Asie et l’Europe.
La Russie et la Chine affirment que la NSR, dont l’expansion de l’unique flotte de brise-glaces nucléaires de la Russie, est précisément destinée à contourner le canal de Suez et les voies de communication contrôlées par les États-Unis. La question clé est donc de déterminer quelles conditions pourraient amener Moscou à accepter un accord avec Trump concernant l’Arctique.
Quant à l’Ukraine, la Russie a, en principe, toutes les cartes en main tant que l’opération militaire spéciale se poursuit, et ce à un rythme soutenu. Concernant la guerre hybride et les droits de douane, les classes dirigeantes américaines ont finalement admis n’avoir aucune carte à jouer, car le retour de flamme provoqué par les sanctions secondaires nuirait gravement aux États-Unis. L’Arctique constitue donc le seul accord commercial envisageable.
Même le JPMorgan Center for Geopolitics a admis, plutôt curieusement, que la meilleure solution au chaos ukrainien passerait par un scénario géorgien, compensant ainsi l’image d’une capitulation totale de l’Occident. Seule l’Ukraine capitulerait : ni OTAN, ni UE, ni soutien financier, ni garanties de sécurité.
Selon le professeur Michael Hudson, deux scénarios sont possibles pour la suite des événements en Alaska :
“Tout d’abord, le gouvernement américain devra reconnaître que la trajectoire actuelle des opérations militaires ne peut déboucher que sur une victoire totale de la Russie, selon les conditions énoncées par Poutine depuis deux ans : pas d’adhésion à l’OTAN, pas de livraisons d’armes étrangères, des procès de type Nuremberg pour les dirigeants banderistes, et peut-être des réparations de la part de l’Ukraine et de l’OTAN pour la reconstruction de l’ancienne Russie ‘ukrainienne’”.
En supposant que Trump l’accepte — et c’est un “si” majeur —, le vrai nœud du problème reste ensuite à résoudre, comme l’a rappelé Ryabkov : “Un nouveau traité sur les missiles atomiques et les armes est-il envisageable ?”
Selon le professeur Hudson, la vision russe de la paix s’articule autour des points suivants :
“Nous ne voulons pas d’une guerre atomique avec les États-Unis. Si un missile allemand ou provenant d’un autre pays de l’UE/OTAN frappait la Russie, la riposte ne viserait que la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France, et non l’Amérique du Nord”.
Le professeur Hudson est catégorique :
“L’Amérique n’a rien de positif à offrir aux autres pays, si ce n’est la promesse — temporaire — de ne pas leur nuire. Elle a rien de positif à proposer, pâtissant de sa désindustrialisation et de la dédollarisation mondiale”.
Dans l’état actuel des choses, et compte tenu des multiples implications de la guerre hybride contre les BRICS, la rencontre en Alaska permettrait à Washington de sauver la face après une défaite stratégique massive.
Les analystes qui ont tenté de décrypter cette opération militaire spéciale dès le début ont pu constater que la guerre menée par la Russie allait bien au-delà de l’Ukraine. Il s’agissait en réalité des funérailles de “l’ordre international fondé sur des règles”, voire de l’ensemble des fondements de l’ancien ordre mondial. Voilà ce qui va émerger du sol noir de la Novorossia. La patience stratégique finit toujours par payer.
Source originale : https://www.unz.com/pescobar/the-bear-and-the-eagle-face-off-in-alaska
Source en français : https://ssofidelis.substack.com/p/lours-and-laigle-saffrontent-en-alaska
URL de cet article : https://lherminerouge.fr/lours-laigle-saffrontent-en-alaska-sfos-14-08-25/