
Dans le cadre de la réflexion engagée à propos du grand mouvement social contre le recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans, nous avons sollicité le point de vue de Stéphane Sirot. qui a accepté de répondre à nos questions, ce en quoi, nous le remercions vivement. Stéphane Sirot est Professeur d’histoire politique et sociale du XXéme siècle à l’Université de Cergy Pontoise.
Il est l’auteur de nombreuses publications et livres sur l’histoire du syndicalisme. Son prochain ouvrage : » Retraites, mouvement social et syndicalisme : janvier-juin 2023″ sortira en septembre. Vous pouvez passer commande directement auprès de l’auteur en écrivant à : stephsirot@gmail.com
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Communistes Hebdo 1. L’institutionnalisation du mouvement syndical à partir des lois Auroux, El Khomri et des décrets Macron, si elle ne pose pas de problème majeur aux syndicats de collaboration de classe ne représente-t-elle pas un vrai danger pour un syndicalisme de lutte de classe qui pose en même temps les questions revendicatives et celle de l’abolition du salariat ?
Stéphane Sirot: Je veux tout d’abord rappeler que le socle sur lequel s’est construit le mouvement syndical en France est formalisé dans la Charte d’Amiens(1) . Cette charte adoptée en octobre 1906 par le 9e congrès de la CGT reste une référence théorique du syndicalisme en France. Reconnaissant la lutte de classe, elle assigne au syndicalisme une double besogne : la défense des revendications immédiates et quotidiennes des travailleurs, et la lutte pour une transformation d’ensemble de la société » par l’expropriation capitaliste « . Depuis la légalisation des organisations syndicales par la loi Waldeck-Rousseau de 1884(2) , les classes dominantes n’ont eu de cesse de limiter le rôle des organisations syndicales à une défense corporative des salariés, leur niant leur rôle dans toute transformation sociale mettant en cause le système capitaliste. Les lois Auroux de 1982 vont dans ce sens. Elles visent a ancrer le syndicalisme dans la gestion du quotidien en laissant de côté toute perspective sur un projet de société. Les lois Auroux tendent à recentrer les processus de négociation au niveau de l’entreprise éloignant encore plus de toute vision politique globale. En instituant une forme de cogestion au niveau de l’entreprise, il s’agit de faire émerger un consensus sur les solutions portées par le patronat. Des lois Auroux, en passant par Fillon, El Khomri et Macron, depuis la deuxième moitié des années 1980, les syndicats sont devenus des partenaires sociaux pratiquant le dialogue social. De ce fait, la CGT et sa conception d’un syndicalisme de masse et de classe sont déportées vers un modèle social-démocrate. Dans ce processus, il faut noter l’impact du modèle européen des relations sociales, pour lequel Jacques Delors alors Président de la Commission Européenne a joué un rôle important, avec l’ objectif de cantonner les organisations syndicales à une régulation par la négociation en éliminant ce que l’on peut appeler une régulation par le conflit. Au fond, il s’agit de négocier sans conflit, sans rapport de force. C’est une inversion par rapport au schéma de la lutte conduisant à un accord que l’on peut qualifier d’armistice social dans la lutte des classes.
La conception de partenariat entre patrons et salariés résolvant ensemble les problèmes de l’entreprise a au moins deux conséquences négatives pour les salariés. L’une est d’échanger du qualitatif contre du quantitatif, par exemple une modération des revendications salariales contre un peu de pouvoir, thème cher à la CFDT et qui permet au patronat de garder les profits et le pouvoir! L’autre conduit à une bureaucratisation de l’action syndicale qui s’engloutit dans une course à l’expertise. Ces processus éloignent les salariés des syndicats et conduit le syndicalisme à s’inscrire dans les clous du capital.
Communistes Hebdo: 2. En 1995, lors de son congrès la CGT a transformé ses statuts et en particulier l’article premier qui faisait de la suppression de l’exploitation capitaliste notamment par la socialisation des moyens de production et d’échange, un objectif de l’action syndicale. En supprimant cette référence à l’exploitation capitaliste la CGT n’a -t-elle pas acté un tournant dans son orientation. ?

Stéphane Sirot : La conversion du syndicalisme à une régulation pacifiée des conflits sociaux a gagné l’ensemble des organisations. C’est le recentrage de la CFDT dans les années 1977-78, où prédomine l’idée de syndicalisme de proposition devenant en lieu et place de l’action la base des négociations et d’où la grève est renvoyée dixit Edmond Maire à : » une vieille mythologie « . Pour la CGT, le parcours ne se fait pas avec la même chronologie et il est marqué par de fortes résistances dans l’organisation. C’est dans les années 1990 que se formalisent les changements dans la CGT, ils se concrétisent en effet au congrès de 1995 autour de trois événements : la modification des statuts avec la suppression du concept d’exploitation capitaliste, le retrait de la Fédération Syndicale Mondiale, préalable à l’adhésion à la Confédération Européenne des Syndicats et enfin la notion de syndicalisme rassemblé visant au fond à l’unité des courants réformistes et de lutte au nom de l’efficacité du nombre. Le congrès de 1995 est bien un moment charnière où la CGT est en train de se recentrer, elle met de côté une partie de son identité en particulier sur le plan politique où elle ne donne plus de consigne de vote pour l’élection présidentielle et de fait accepte ce que l’on peut appeler une : « assignation à résidence professionnelle ». Dans ces conditions, elle rentre dans les clous des exigences du dialogue social.
Cette assignation à résidence professionnelle est, rappelons le au cœur des débats parlementaires dès 1884 avec la loi Waldeck-Rousseau où les députés craignent par dessus tout que les organisations syndicales s’occupent de politique et tentent de cantonner le rôle des syndicats au social. De manière orthogonale à cette volonté des classes dominantes, la CGT se crée en 1895 avec une vision sociale et politique : celle de la lutte pour les revendications des travailleurs et du renversement du système capitaliste.
Communistes Hebdo 3. La longue et importante lutte contre le recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans, l’engagement puissant de secteurs entiers dans la grève et le plus souvent à l’initiative d’organisations professionnelles et territoriales de la CGT, n’a pas empêché le gouvernement de faire passer sa réforme. Le moment n’est-il pas venu d’analyser ce mouvement et d’interroger sa stratégie ?

Stéphane Sirot : Si nombre de dirigeants syndicaux insistent sur le « succès d’un mouvement positif » et sur la « victoire dans la bataille de l’opinion », au regard du seul critère objectif qui soit c’est à dire le résultat de cette lutte, force est de constater qu’il s’agit d’un échec. La lutte contre la réforme des retraites a commencé dans un contexte de montée des luttes se traduisant par beaucoup de conflits sociaux dans ce que l’on peut nommer un début de combativité nouvelle. Des pratiques offensives se faisant jour chez les raffineurs, les travailleurs de l’énergie et dans des secteurs et entreprises parfois petites peu habitués au conflit sociaux. Au-delà des salariés en lutte la majorité de l’opinion publique s’est retrouvée pour rejeter la loi, tandis que la minorité présidentielle peinait à imposer son point de vue. C’est à partir de ces réalités qu’il convenait d’adopter une stratégie offensive faisant de la construction du rapport de force dans les entreprises et les services le point d’appui de la lutte. Or, nous avons assisté à un espèce de retournement stratégique celui d’un alignement sur le tempo institutionnel, la grève servant de support aux manifestations pour permettre d’y participer, et non le contraire. Pourtant depuis 20 ans l’expérience a montré qu’une telle stratégie n’a pas permis de faire reculer le pouvoir. Si certaines fédérations de la CGT ont cherché à construire un mouvement de grève dans la durée, elles n’ont pas été vraiment appuyées ni relayées. Pourtant cette question va se reposer car depuis 2016, des mouvements sociaux importants s’enchaînent face à l’offensive du capital. Il serait donc opportun de réfléchir et débattre du comment passer de la défensive à l’offensive. Si la grève ne se décrète pas, elle se prépare et l’histoire montre que les grands mouvements sociaux ont été précédés d’une maturation sur les lieux de travail. Il s’agit de forger les luttes pour être en état de les mener lorsque les conditions objectives le permettent.
Communistes Hebdo 4. Pour l’essentiel, l’intersyndicale qui a conduit le mouvement a calé ses actions sur le déroulé institutionnel de la réforme avec les débats au Parlement, l’utilisation du 49-3, la motion de censure et plus tard la proposition de loi du groupe LIOT. Cela n’est il pas la résultante de la sous estimation de la politique du pouvoir et a évacué la nécessaire construction d’un mouvement élevant le rapport de force ?

Stéphane Sirot : Quand les syndicalistes sont plus dans la négociation et la gestion que sur le terrain, cela rend plus difficile l’engagement des salariés dans la lutte. Une récente étude de la DARES(3) dresse un tableau qui décrit l’éloignement des salariés de la vie syndicale. Parmi les syndiqués, 60% d’entre eux ne participent jamais ou rarement aux activités syndicales c’est +8% en 6 ans, les participants réguliers ont chuté de 10% dans la même période. Il y a là une vraie question : comment faire des militants avec des adhérents? D’un certain point de vue le syndicalisme institutionnalisé est comme une armée mexicaine: des généraux, des experts mais peu de militants. Cette difficulté contribue à faire perdre l’initiative aux syndicats et au bilan, cela produit une domestication du temps social par le temps politique en espérant que les solutions viendront du temps politique. De fait, moins les syndicats font de politique plus ils sont liés à l’institution. Cela a été particulièrement vrai dans la lutte contre la réforme des retraites où l’action a été de fait rythmée par le calendrier institutionnel : attente du projet pour annoncer la première réaction, puis alignement sur les débats parlementaires, les décisions du Conseil Constitutionnel et in fine sur le projet de loi LIOT dont le sort était scellé d’avance. Quant au Référendum d’Initiative Partagée, il était comme un mirage dans le désert! Cette perte d’autonomie du mouvement social n’a pas permis de créer un rapport de force de nature à faire céder un pouvoir déterminé à faire passer sa réforme quoi qu’il en coûte.
Je veux aussi souligner que la pratique de l’intersyndicale à tout prix a conduit à ne mettre en avant que le mot d’ordre du non au 64 ans, sans que la question de la durée de cotisations, pourtant fondamentale, n’est fait l’objet d’un mot d’ordre clair. Il faut dire que la CFDT qui avait donné son accord au projet de la réforme par points était aussi d’accord avec la loi Touraine sur cette question de la durée. L’intersyndicale de ce point de vue a joué comme le Plus Petit Commun Dénominateur, ne permettant pas de clarifier tout l’enjeu de la bataille. Au fond l’intersyndicale a conduit à une pratique minimaliste en matière de contenu revendicatif.
Elle l’a été pour l’action aussi puisque la CFDT s’est farouchement opposée à la notion de blocage du pays soulignant à l’envie dans la perspective de la journée du 7 mars que les grèves ne concernaient que cette journée.
Communistes Hebdo: 5. Le 53éme congrès de la CGT a été marqué par de vifs débats d’orientation. Tu as participé au débat organisé à la Sorbonne du séminaire Marx XXIéme siècle sur : » Quelle CGT et pour quoi Faire », les travaux pratiques des luttes récentes ne devraient-ils pas nous inciter à porter le débat sur les questions stratégiques pour un syndicalisme de classe et de masse ?

Stéphane Sirot : Le 53éme congrès de la CGT a fait émerger le besoin de réinvestir les fondamentaux de l’identité de la CGT. Les pertes de repères et les craintes de la dilution de l’identité sont exprimées dans le rejet de ce « plus jamais ça » visant à associer le mouvement syndical à une démarche avec des associations écologistes parfois porteuses de positions antagoniques à celles de la CGT et aussi dans le projet de rapprochement avec SUD et la FSU. Travailler à construire l’orientation de classe et de masse de la CGT ne peut pas se faire à partir d’un faux débat entre social et sociétal. Il nous faut montrer que le concept de lutte de classe peut permettre l’articulation nécessaire entre ces deux réalités sociales et sociétales. C’est en s’éloignant de la lutte de classe que la substitution de l’un par l’autre mène sur des chemins de traverse. Il faut donc aborder toutes les questions à partir de celle du travail.
Dans la dynamique du congrès, notons aussi la volonté d’exprimer la combativité en faisant une place importante à ceux qui dans le congrès ont porté une contestation forte de l’orientation imprimée depuis des années et posent la question de la bataille pour l’hégémonie culturelle de la CGT refusant d’être ce à quoi veut la destiner le pouvoir et le patronat , c’est à dire un corps intermédiaire chargé comme un amortisseur de gérer les conflits sociaux, quand au contraire, elle devrait s’affirmer comme porteuse d’un projet fondamental de changement de société.
(1) https://www.infocomcgt.fr/charte-damiens/
(3) https://dares.travail-emploi.gouv.fr/donnees/la-syndicalisation
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/luttes-contre-la-reforme-des-retraites-un-entretien-de-stephane-sirot-historien-avec-communistes-hebdo-sitecommunistes-org-17-07-23/