Malcom Ferdinand : «La France refuse de s’engager dans une démarche décoloniale» (reporterre-28/10/24)

Malcom Ferdinand, chercheur en sciences politiques, à Paris le 17 octobre 2024. – © Mathieu Génon / Reporterre

Par Hervé KEMPF & Mathieu GENON (photographies).

Le scandale du chlordécone aux Antilles révèle nos manières coloniales d’habiter encore la Terre, explique le chercheur Malcom Ferdinand. Un « habiter colonial » qui doit pousser la gauche à une « exigence » antiraciste.

Chercheur en sciences politiques, Malcom Ferdinand explore les articulations entre les questions politiques, l’histoire coloniale et les enjeux d’une préservation écologique du monde. Il vient de publier S’aimer la Terre — Défaire l’habiter colonial (éd. Seuil), sur la pollution de la Martinique et de la Guadeloupe au chlordécone et les manières coloniales d’habiter la Terre.

Lisez ce grand entretien ci-dessous, ou écoutez-le en vidéo.

Reporterre — Vous publiez un livre sur la pollution de la Martinique et de la Guadeloupe au chlordécone. En quoi l’histoire de cet insecticide a-t-elle percuté celle des Martiniquais et des Guadeloupéens ?

Malcom Ferdinand — Cet insecticide, fabriqué aux États-Unis dans les années 1950, a notamment été utilisé aux Antilles dans les années 1970-1990 : officiellement pour lutter contre le charançon du bananier [l’un des principaux ravageurs de bananiers] ; en fait pour renforcer le capitalisme bananier. Cela a causé une contamination avec trois caractéristiques principales : elle est durable, avec une rémanence allant de plusieurs dizaines d’années à plusieurs siècles ; elle est généralisée, car on retrouve du chlordécone dans l’ensemble des écosystèmes et, a fortiori, dans les corps des Antillais.

Enfin, et c’est la raison pour laquelle cette molécule pose encore problème aujourd’hui malgré son interdiction [en 1993 en France] : l’exposition chronique à ce pesticide cause des problèmes de santé. Ceux-ci vont du retard de développement des enfants aux réductions des périodes de grossesse, en passant par l’augmentation des risques de développer un cancer de la prostate.

Vous dites que le charançon, cet insecte ravageur, a le droit de vivre. Pourquoi ?

Le charançon est le grand oublié de cette histoire. Nous avons développé un rapport violent à son égard : nous avons décidé que, pour faire fructifier ces plantations, il fallait tuer cet animal. On ne connaît rien sur lui, si ce n’est, comme cela est dit dans les discours officiels, qu’il faut le tuer. Cela devient un argument, très utile pour l’ordre établi, en faveur de l’usage du chlordécone. Pourtant, nous partageons avec lui cette condition d’avoir été contaminés par le chlordécone. En m’intéressant au charançon, j’invite à repenser notre rapport à l’ensemble du tissu vivant, à réinventer des manières plus douces, justes et dignes de composer ensemble.

Derrière cette question, il y a l’invisibilisation des corps des populations exposées au chlordécone. Pourquoi parlez-vous de « corps » plutôt que d’« humains » ?

Les atteintes liées au chlordécone se trouvent littéralement dans les chairs, avec le développement de pathologies. J’insiste sur cette dimension corporelle, presque charnelle, de manière à resituer nos corps au sein de ce tissu vivant.

Malcom Ferdinand : « Cette manière coloniale de traiter les Antilles, donc à la fois les Antillais et les terres, prolonge la déshumanisation. » © Mathieu Génon / Reporterre

Dès le début des années 1970, la nocivité du chlordécone a été reconnue et sa fabrication interdite en 1975 aux États-Unis. Les producteurs de bananes le savaient et, pourtant, ils ont continué à l’utiliser aux Antilles…

La contamination est le résultat d’un ensemble de relations — politiques, juridiques, scientifiques — répondant à ce que j’appelle « l’habiter colonial ». Cela s’inscrit dans la manière d’habiter la Terre forgée au moment de la colonisation. Cette différence de traitement entre les êtres humains, le chlordécone ne l’invente pas, il la révèle.

Par exemple, en 1974, il y a eu l’une des grandes grèves agricoles menées par des ouvriers martiniquais noirs. Ils demandaient notamment de ne plus utiliser le chlordécone. Les grévistes ont été durement réprimés, avec plusieurs blessés et deux morts, tués par des forces de gendarmerie majoritairement blanches. Cela illustre le pouvoir de mise à mort d’un État au service de propriétaires de bananes qui sont majoritairement issus d’un groupe socioracial, les békés, se liant par une solidarité raciale blanche.

« Dès qu’on se mobilise, l’État français nous dit : “On peut vous tuer” »

Aujourd’hui, la France refuse de faire face à la question de la contamination au chlordécone [la justice a prononcé en janvier 2023 un non-lieu dans l’affaire du chlordécone aux Antilles ]. Cette manière coloniale de traiter les Antilles, donc à la fois les Antillais et les terres, prolonge la déshumanisation, le sentiment de mépris sous-jacent à presque toutes les revendications sociales dans ces territoires. On l’a encore vu en octobre dernier, avec les manifestations contre la vie chère en Martinique : la réponse de l’État est la répression.

Dans les années qui ont suivi, d’autres travailleurs ont été tués par la police lors de grèves.

Le XXe siècle a été parsemé de grèves agricoles qui ont été réprimées, en toute impunité, de façon systématique. Dès qu’on se mobilise, l’État français nous dit : « On peut vous tuer ».

Les Antilles, la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, la Nouvelle-Calédonie, la Guyane sont-elles encore des colonies ?

Au niveau du statut, la Martinique et la Guadeloupe ne sont plus des colonies. En revanche, le système colonial est toujours en place. En ce sens, on pourrait dire que ce sont des colonies. Il existe un terme important : celui de « colonialité ».

Le colonialisme peut être décrit comme un processus historique avec un début et une fin. La colonialité, elle, fait référence à ce système colonial, à cette manière d’habiter la terre et de concevoir ces relations coloniales, violentes, patriarcales, qui détruisent les écosystèmes. Elles ne vont pas s’interrompre comme par magie parce que l’on a signé un décret d’indépendance. Non, elles se maintiennent.

C’est extrêmement problématique, car non seulement la contamination est le résultat de cette façon de faire, mais la manière de gérer cette contamination reproduit ces formes de déshumanisation. On le voit par exemple dans l’absence de démocratie environnementale. L’affaire du chlordécone est celle d’un déni démocratique. Cinq ou dix personnes maximum ont décidé de contaminer des terres et, aujourd’hui, plus de 90 % des Antillais ont du chlordécone dans leur corps.

Est-ce comparable au scandale de l’amiante dans l’Hexagone ?

Ce qui se passe dans les paysages antillais se passe dans d’innombrables paysages sur Terre. Mais la manière dont cette contamination se déploie aux Antilles prolonge ces fractures coloniales et raciales. Les producteurs, les préfets, les présidents, etc., étaient tous blancs. Les ouvriers agricoles, les personnes qui ont été tuées, qui ont manipulé le chlordécone, elles, étaient toutes noires. On ne peut donc pas mobiliser l’argument d’une universalité de la pollution.

Malcom Ferdinand lors de l’enregistrement du podcast « Les Grands entretiens » de Reporterre. © Mathieu Génon / Reporterre

N’assiste-t-on pas aujourd’hui à la poursuite d’un capitalisme colonial à l’échelle de la planète ?

À travers l’exemple du chlordécone, j’ai voulu montrer qu’il existe des logiques coloniales au sein même du capitalisme. Il s’agit d’un phénomène que les milieux de gauche en France ont du mal à aborder, notamment le rapport entre classe, race et colonialité. En ce sens, le chlordécone est un exemple de l’habiter colonial, qui n’est pas restreint à ce qui se passe en Martinique ou en Guadeloupe.

Selon moi, désigner les choses est une manière de mieux lutter. On ne peut pas rester dans une compréhension universaliste du capitalisme inventant un sujet prolétaire qui serait universel. Si j’utilise l’expression de « capitalisme colonial », c’est parce que le refus historique de la France de véritablement s’engager dans une démarche décoloniale est un obstacle à la lutte anticapitaliste.

La prétention universaliste, que l’on peut repérer en France, tend-elle à standardiser ? Si oui, est-ce une forme de racisme ?

Je n’irai pas jusqu’à parler de racisme. Mais le refus de reconnaître la question coloniale comme étant non pas quelque chose du passé, mais qui agit et qui structure, y compris la société française hexagonale, est un obstacle à la pensée et à l’action. Cela reproduit des formes de discrimination et de déshumanisation.

De quelle manière le mouvement écologiste et d’émancipation peut-il reformuler son analyse et son action pour intégrer ce concept de capitalisme colonial et racial ?

L’absence de pensée autour du capitalisme racial et colonial au sein de la gauche française est le reflet du refus du pays tout entier de se confronter à son histoire coloniale esclavagiste. Concernant la gauche et la gauche anticapitaliste, il serait naïf de se dire que la seule action à adopter serait de se dire antiraciste.

Il y a une longue histoire, avec un ensemble de travaux — d’Aimé Césaire, Cedric James Robinson ou Frantz Fanon — qui ont élargi la question du marxisme afin d’inclure les spécificités de l’histoire coloniale. On ne peut plus se revendiquer de la gauche et, dans le même temps, critiquer les personnes dites décoloniales, ne pas reconnaître les violences policières, ne pas intégrer pleinement les questions sociales, raciales, décoloniales au sein de ses outils de pensée. Sinon, on a une gauche qui reprend la même grammaire que l’extrême droite.

Que faut-il faire ?

Refonder la gauche avec une exigence décoloniale et antiraciste qui soit structurante. Historiquement, le mouvement d’écologie politique français n’a jamais pris en compte l’existence des territoires ultramarins en tant que lieux à partir desquels il est possible de penser la question écologique. La France n’est d’ailleurs pas la seule dans ce cas-là : d’autres pays ont eu à réfléchir à comment faire monde au sortir de la colonisation et de l’esclavage. Il faut poser la question concrètement pour instaurer des politiques explicitement antiracistes.

Pour Malcom Ferdinand, il faut « refonder la gauche avec une exigence décoloniale et antiraciste ». © Mathieu Génon / Reporterre

En même temps, nous sommes dans un contexte de montée de l’extrême droite, voire de fascisation, partout dans le monde. N’y a-t-il pas un paradoxe dans votre démarche ?

Pas du tout. Ce n’est pas parce que l’extrême droite monte qu’il faut taire certaines revendications. En revanche, il faut s’interroger sur les raisons de sa progression. Peut-être que les outils de pensée et d’action de la gauche n’ont pas été efficaces ; peut-être que les personnes dans une forme de temporisation se fourvoient. Il faut pouvoir opposer un autre projet de société. Une société où certains droits fondamentaux sont respectés, comme le droit à l’accès à l’eau, le droit à la dignité, le droit de ne pas être traité de manière raciste par des forces militaires. Ce sont des propositions où l’on affirme un certain nombre de valeurs qui ne sont pas…

…Ces propositions ne sont pas acceptées par la gauche et le mouvement écolo ?

Quand on a une gauche qui a fait circuler le nom de Bernard Cazeneuve comme potentiel Premier ministre… [il s’interrompt]

En juillet dernier, lors de la rencontre « L’écologie contre l’extrême droite », organisée par Reporterre, vous nous aviez interpellés en demandant « qui, ici, est racisé ? ». Nous étions 98 % de Blancs. Que fait-on avec cela ?

Mon interpellation consistait à dire que ce pour quoi on lutte doit être à l’image de la lutte. Je pense à ce vers du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire : « Ceux sans qui la Terre ne serait pas la Terre. » Si celles et ceux qui composent la Terre sont absents des salles, des partis, du gouvernement, des médias écologistes, des mouvements écologistes, quel peut être le monde imaginé ? Eh bien, le plus souvent, nous produisons des politiques, des théories, des actions qui reproduisent une forme d’exclusion. Il faut que l’on fasse mieux, et je m’inclue dans ce constat.

Il faut instaurer des relations dignes, spécifiquement avec celles et ceux qui ont été lésés par la colonisation et l’esclavage. La question doit être posée de sorte que l’on apprenne à se rencontrer. Cela ne peut que produire des actions qui seront beaucoup plus fortes et pérennes. D’autant que ce n’est pas en 2024 que l’on a appris que le mouvement écolo n’était pas très divers : nous le savons depuis les années 1960. Mon interpellation vient donc aussi de mon envie de changer les choses. Le monde à construire est entre nos mains.

Depuis environ dix ans se produit un renouvellement du mouvement féministe qui a été porté, entre autres, par l’écologie avec l’écoféminisme. N’y a-t-il pas le même chemin à faire pour le mouvement de décolonisation des esprits ?

Tout à fait. Et le renouveau porté par ces mouvements féministes, afroféministes, écoféministes doit, lui aussi, intégrer la question coloniale. Cela passe par d’autres récits, par le fait de reconnaître certaines choses, par des actions de réparation. Dans son sens philosophique, l’idée de réparation n’est pas d’acculer à la repentance, mais de rendre possible un autre monde. Que ce soit sur la question écologique, économique ou politique, nous pouvons faire mieux.

°°°

Source: https://reporterre.net/Malcom-Ferdinand-La-France-refuse-de-s-engager-dans-une-demarche-decoloniale

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/malcom-ferdinand-la-france-refuse-de-sengager-dans-une-demarche-decoloniale-reporterre-28-10-24/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *